• Aucun résultat trouvé

Écologie linguistique et pluriglossies historiques

Situation 4 dite des langues séparées

3.2. Politiques linguistiques en diachronie

3.2.1. Écologie linguistique et pluriglossies historiques

Le linguiste américain Einar Haugen, à qui l’on attribue la copaternité de la locution Language

planning, a eu recours à une analogie biologique pour rendre compte de la complexité des

situations linguistiques dans le monde. Considérant les langues comme intimement liées à leur environnement de production et de diffusion, il a fait appel à l’idée d’écologie linguistique pour appuyer une thèse selon laquelle l’étude des langues ne pouvait se réduire à la seule analyse de leurs constituants internes, mais qu’elle n’était possible que dans une perspective pluridisciplinaire et transversale qui prendrait en compte l’environnement social, politique et culturel dans lequel elles se développent (Lechevrel, 2010, p. 163).

Mais que recouvre le terme écologie ? Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL)43, fournit de l’écologie la définition suivante, comprenant plusieurs acceptions : 1. Science qui étudie les relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent.

2. Par extension, étude des conditions d'existence et des comportements des êtres vivants en fonction de l'équilibre biologique et de la survie des espèces. On parle aussi parfois d'une biogéographie écologique ou écologie de la distribution géographique.

− Par analogie, Sciences Sociales [En parlant de communautés humaines], étude des relations réciproques entre l'homme et son environnement moral, social, économique.

La dernière entrée coïncide avec le projet proposé par E. Haugen. Nadège Lechevrel le cite textuellement pour définir le concept qu’il propose :

« Haugen, présente l’écologie des langues comme :

L’étude des interactions entre une langue et son environnement. La définition de l’environnement pourrait faire penser tout d’abord au monde référentiel auquel la langue fournit un index. Cependant, ceci ne constitue pas l’environnement de la langue, mais celui de son lexique et de sa grammaire. Le véritable environnement d’une langue est la société qui l’utilise comme un de ses codes. Une langue existe seulement dans les esprits (les cerveaux) de ses utilisateurs et elle fonctionne seulement en reliant ces utilisateurs les uns aux autres, et à la nature, c’est-à-dire leur environnement social et naturel. Son écologie est donc pour moitié psychologique, à savoir son interaction avec d’autres langues dans les cerveaux de locuteurs bilingues et multilingues ; et sociologique, à savoir son interaction avec la société dans laquelle elle fonctionne comme un moyen de communication. L’écologie de la langue est ainsi déterminée par les personnes qui l’apprennent, l’utilisent et la transmettent à d’autres. »(ibid., p. 162) .

Stig Eliasson tente de classer l’ensemble des problématiques que sous-tend l’appropriation par Haugen du terme écologie afin de dresser les plans du système qu’il entend mettre en évidence. Ce système se conceptualise par un milieu, autrement dit un environnement, dans lequel les langues coexistent en relation d’interdépendance avec des éléments externes qui les affectent et les influencent. Dans un environnement, les éléments coprésents se figurent comme des organismes vivants qui entretiennent des relations symbiotiques avec les autres éléments indigènes.

S. Eliasson rappelle d’abord que le mot écologie (du grec  qui signifie à la fois la maison, l’habitat, le site qui l’entoure et son environnement endémique) est la création du zoologiste allemand Ernst Haeckel qui comprend sous cette appellation « l’ensemble des relations de l’organisme avec le monde environnant, dans lequel nous pouvons compter toutes les conditions de l’existence44 » (Eliasson, 2015, p. 79). Haugen reprend le terme dans son acception biologique pour filer la métaphore du langage « vu comme un organisme qui vit, reproduit et meurt45 » (ibid., p. 84). Cependant, Haugen prend bien soin de s’en tenir strictement à la métaphore biologique pour figurer le langage comme un principe non inerte. Il souligne

44 « Unter Oecologie verstehen wir die gesammte Wissenschaft von den Beziehungen des Organismus zur umgebenden Aussenwelt, wohin wir im weiteren Sinne alle „Existenz-Bedingungen“ rechnen können. »

expressément qu’« il n’y a rien du tout dans la langue qui soit identique à la descendance biologique46 » (ibid., p. 85). Haugen n’est pas biologiste et, s’il se permet d’en emprunter une partie du jargon, il insiste sur le fait qu’on ne doit évidemment pas confondre un organisme biotique complexe avec un contexte sociolinguistique. L’idée principale est d’illustrer son propos par une image suffisamment évocatrice pour faire comprendre sa théorie que le langage ne peut pas se concevoir hors de son milieu. L’écologie linguistique modélise le système qui permet d’appréhender l’élément langage par rapport à ce qui le réalise, l’anime, le conditionne et, éventuellement, l’oriente ou le modifie. On peut schématiser simplement son modèle par rapport au modèle d’écologie biologique de Ernst Haeckel (ibid., p. 86) :

XI. Schéma d u conc ept d’écologie selon Ernst Haeckel et selon Einar Haugen

Écologie

ORGANISME

ENVIRONNEMENT ABIOTIQUE (non vivant)

ENVIRONNEMENT BIOTIQUE (vivant) RELATION Écologie linguistique LANGAGE COMMUNAUTÉ DES LOCUTEURS PSYCHOLOGIE DES LOCUTEURS INTERACTION

Le schéma met en regard les trois éléments de la structure « écologique » dynamique au sein de laquelle le langage fait figure d’organisme, l’environnement est représenté par la communauté de locuteurs/la psychologie des locuteurs ; ces premiers éléments sont connectés par les relations/interactions. Nous avons là un écosystème d’éléments interdépendants qui sont mus par les interactions qu’ils entretiennent entre eux de manière inévitable. Le langage n’existe pas sans des locuteurs qui l’actualisent. Les locuteurs ne communiquent pas sans un code dont ils possèdent une image mentale qu’ils peuvent extérioriser et transmettre. Par ailleurs, le

langage s’enrichit de la pratique des locuteurs qui élargissent, conséquemment, leur offre communicationnelle. Haugen a mis au point un modèle cohérent pour appréhender et comprendre les forces en présence dans un espace défini d’observation, qu’il nomme « la société », « véritable environnement qui utilise le langage comme l’un de ses codes47 » (ibid., p. 86). Par l’élévation du point de vue qu’il prend et la perspective globale qu’il offre, Haugen a essayé de réaliser la synthèse de toutes les disciplines de la linguistique pour décrire en diachronie et en synchronie les forces qui régissent les comportements linguistiques (linguistique descriptive, dialectologie, sociolinguistique, philologie, ethnolinguistique, psycholinguistique, etc.) dans leur ensemble. La sociologie et la psychologie complètent son arsenal d’outils dans un « projet fédérateur » (Lechevrel, 2010, p. 162) destiné à « décrire les langues de façon totale, allant d’une théorie générale des langues et du langage à une écologie des langues militante » (ibid., p. 163).

Les travaux de E. Haugen portaient notamment sur la situation sociolinguistique de la Norvège et le contexte diglossique qui y règne. De ce fait, il est évident que son concept d’écologie revêt toute sa pertinence dans un milieu où les contacts entre différentes langues sont permanents et pour lesquels des interventions ou des aménagements sont préconisés, voire nécessaires. La notion d’écologie suscite, par métonymie, les images de multiplicité, dynamisme, confrontations, complémentarité, conflit ou encore symbiose. N. Lechevrel relève un certain nombre de champs d’application pour la méthodologie de Haugen : le changement et l’évolution linguistiques ; les langues en danger et la revitalisation linguistique ; la sociolinguistique (politique et planification linguistiques) (Lechevrel, 2010, p. 161). Effectivement, le prisme de l’écologie, en tant que monde circonscrit (sinon clos) mais en mouvement perpétuel, replace la question des problèmes linguistiques à une échelle qui permet de percevoir ce qui sollicite les comportements linguistiques et, partant, ce qui intervient dans l’évolution propre des langues en présence. Haugen a proposé un macro-outil holistique d’analyse qui ne considère plus les langues comme des objets en soi mais comme les parties d’un tout dont elles ne sont que l’un des multiples constituants. Cette approche « corporelle » et biomécanique de la gestion des langues suggère que leur manipulation, dans le cadre de politiques prescriptives spécifiques, aura incidemment des conséquences sur l’ensemble du corps social qui les manipule.