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Aménagements portant sur le corpus des langues

Situation 4 dite des langues séparées

3.4. Aménagements du corpus et du statut des langues

3.4.1. Aménagements portant sur le corpus des langues

Citant D. Daoust et J. Maurais, H. Boyer résume le corpus planning en une phrase liminaire : « il s’agit de “ l’aménagement de la langue elle-même ” » (Boyer, 2001, p. 79). Il rappelle toutefois ce qu’il est nécessaire de comprendre dans la notion de « corpus » utilisée en particulier par le précurseur H. Kloss : « une collection de données langagières qui sont sélectionnées et organisées selon des critères linguistiques et extralinguistiques explicites pour servir d’échantillon d’emplois déterminés d’une langue » (Boyer, 2002, p. 99). Le corpus est donc la somme des éléments de langage standardisés et représentatifs du système de communication du groupe social qui l’emploie. C’est la raison pour laquelle L.J. Calvet décline les interventions qui l’affectent sur trois niveaux :

- le niveau de la graphie : « donner une orthographe à la langue ou modifier une orthographe déjà existante, voire changer l’alphabet » (Calvet, 1999, p. 156). L’exemple du passage de l’alphabet arabe à l’alphabet latin pour transcrire le turc en 1928 (Akinci, 2006, p. 303) est représentatif de ce niveau ;

- le niveau du lexique : créer de nouveaux mots – par emprunts ou néologie – pour permettre à la langue de « véhiculer des contenus jusque-là véhiculés par une autre langue » (ibid.). En Europe, le cas de l’enrichissement de l’estonien dans les années 1920 par le linguiste Johannes Aavik, offre une illustration adéquate de ce type d’intervention. À partir de son indépendance politique acquise en 1919, l’Estonie entreprend d’enrichir la langue nationale, alors encore rurale, par la création spontanée

de néologismes et par de nombreux emprunts au finnois géographiquement et linguistiquement voisin (Hint, 1995, p. 112) ;

- le niveau des formes dialectales : « lorsqu’une langue récemment promue au rang de langue nationale existe sous plusieurs formes régionales et qu’il faut soit choisir l’une de ces formes, soit créer une forme nouvelle empruntant aux différentes variétés » (Calvet, 1999, p. 157). Le luxembourgeois, langue nationale, fait figure de paradigme de ce niveau. Mais l’histoire du français, de l’italien moderne (issu du toscan) ou de l’allemand littéraire (variété du land de Basse-Saxe) offrent de parfaits exemples en diachronie.

L.-J. Rousseau entérine l’intuition de J. A. Fishman concernant l’ordre chronologique des entreprises d’aménagement : « Souvent, l’aménagement du corpus est une démarche préalable à l’aménagement du statut d’une ou de plusieurs langues, que l’on doit instrumentaliser afin de leur permettre de remplir les fonctions qu’on leur assigne. » (Rousseau, 2005, p. 97). Il propose alors une méthode qui part, de manière préparatoire, d’une description des langues en présence afin d’établir le diagnostic du contexte et les étapes à parcourir pour « normaliser » (ibid.) ces langues. Son protocole « thérapeutique » s’accorde ensuite à la méthodologie de L.-J. Calvet de façon légèrement plus détaillée. Sa liste d’interventions formelles se liste comme suit :

• réforme de l’alphabet ou de l’orthographe ;

• amélioration de la pratique de la langue par enrichissement du lexique et de la syntaxe ; • modernisation du lexique et de la terminologie pour s’adapter à l’évolution technologique et économique de la société. L’hébreu, l’arabe ou les langues baltes sont donnés en exemple ;

• l’harmonisation et la normalisation terminologique. Rousseau évoque, à ce sujet, les phénomènes identifiés notamment avec l’anglais et le français qui sont deux langues de grande diffusion, en circulation dans de nombreux pays. S’y observent des productions terminologiques locales spontanées nuisibles, à terme, à l’intercompréhension entre locuteurs de la même langue « générique ». Ces aménagements d’harmonisation sont menés par des organismes internationaux comme l’Organisation internationale de la Francophonie par exemple qui, avec la Déclaration et le Plan de Cotonou, entend « assurer la mise en place de politiques linguistiques favorisant le développement harmonieux de la langue française » (ibid. p. 99) dans l’espace francophone ;

• standardisation linguistique par synthèse des différentes formes dialectales ou mésolectales pour en déterminer un acrolecte référent d’une langue écrite (pour l’Europe, Rousseau donne les exemples du norvégien ou du catalan (ibid., p. 97)) ; • simplification stylistique notamment dans le cadre des communications administratives

et juridiques afin d’obtenir une langue compréhensible par le plus grand nombre, comme le dispose, en France notamment, le décret du 14 février 2017 sur la simplification du langage administratif53ayant pour objet la facilitation de l’accès aux services publics et aux droits des usagers.

L.-J. Calvet et L.-J. Rousseau ont dressé une liste plus ou moins exhaustive d’aménagements possibles et d’interventions directes sur le corpus. Ces outils demeurent cependant au stade des préconisations si un relai n’est pas assuré au cœur de la population des usagers. L.-J. Calvet parle alors de politique linguistique à fonction symbolique (Clavet, 1999, p. 156), par contraste avec une politique à fonction « pratique », si les intentions ou les prescriptions ne sont pas suivies d’effets concrets. C’est ce que W. Mackey relève en parlant de « population d’usagers » et de « marché linguistique » (Mackey, 1992, p. 103), la première décidant ou non de s’emparer du « produit » mis à disposition sur le second. Un aménagement du corpus ne prend effet que s’il est valorisé pour être adopté par les usagers. W. Mackey met alors en évidence le rôle prépondérant de « la fonction publique, des médias, des grandes et petites entreprises, des enseignants et de la population scolaire » (ibid.) dans l’appropriation et la diffusion des réformes linguistiques auprès de la population. Au sommet de la force d’action, W. Mackey place tout de même la fonction publique et en particulier le ministère de l’Éducation qui « touche des milliers d’enseignants qui sont censés modifier le comportement langagier de plusieurs générations successives d’élèves, c’est-à-dire de la population qui à long terme décidera du sort de la langue » (ibid.). Cet effort des institutions pour amender le corpus de la ou des langues présentes impacte donc de manière contingente, par effet de ricochet, et surtout durable, leur statut, puisque les élèves qui adoptent les nouveaux comportements à l’école leur confèrent une crédibilité et une autorité « académique » qui modifient la perception de leur(s) langue(s).