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Comme le rappelle le chef de la Division navale français en octobre 1922, ces jeunes États « encore mal assis » cherchent à vivre et demandent le soutien français. Si la France n’est pas « capable de leur offrir et de leur donner le bras », ils « iront ailleurs »119.

C’est par la force navale essentiellement que se marque en Baltique le soutien et la présence française, que ce soit pour des tournées ou en cas de conflit. D’autre part, la présence d’un détachement français dans la ville de Memel (en lituanien Klaïpeda) à l’embouchure du Niémen pour appliquer les dispositions du traité de Versailles permet à l’armée de terre d’être présente et de peser sur le jeu politique local. L’influence militaire française pourrait de plus être renforcée si la France accepte d’effectuer une action concertée avec ses alliés européens. Mais ceux-ci en ont-ils également la volonté et surtout la capacité ?

En décembre 1918, face à l’ampleur de la crise baltique, le gouvernement a décidé bon gré mal gré d’envoyer une petite division navale française baltique (1 croiseur, 2 avisos légers) pour montrer ses « couleurs » et éviter une hégémonie britannique complète. Il ne pourra jamais aller au-delà du fait des carences qui affectent la marine française à cette époque, notamment du fait des contraintes budgétaires. Comme le montre bien Philippe Masson et Jean Meyer, la marine en 1920 est exsangue. Ayant un tonnage théorique de 486 000 t, la marine ne dispose comme unités réellement utiles, que de 7 cuirasses, de 3 croiseurs et d’une vingtaine de torpilleurs soit en réalité à peine 200 000 tonnes utiles. Jusqu’en 1922, la marine connaît une période de recueillement qui ne se caractérise que par la construction de très petits bâtiments. Du fait de ces priorités stratégiques françaises, la marine française doit concentrer ses maigres forces à préserver ses communications avec son Empire colonial et à défendre ses côtes120. D’autre part, dans le schéma d’une guerre navale contre l’Allemagne, la flotte resterait concentrée en mer du Nord. La mer Baltique est jugée peu accessible et ses côtes sont bloquées une partie de l’année par les glaces. L’expérience de la guerre a montré qu’il ne sera pas difficile, même à une marine allemande limitée, de bloquer toute entrée. Il faut de plus compter avec la marine russe qui suscite des interrogations mais qui semble dans l’avenir être capable de jouer un rôle de nuisance non négligeable.

Il est donc caractéristique que, dès 1918, le gouvernement français ait cherché à faire porter le poids principal de l’aide aux armées baltes sur la Grande-Bretagne121. La Marine française se montre de plus réticente à garantir à l’allié polonais que, conformément à la convention militaire de février 1921 (article III), elle assurera (certes « dans la mesure de ses

moyens ») la sécurité des lignes maritimes avec les ports polonais de la Baltique. Dès les

entretiens entre Sikorski et les personnalités militaires françaises, il est souligné qu’en cas de guerre germano-polonaise la protection de ces voies serait limitée. En octobre 1923, suite aux menaces soviétiques, la France ignore la suggestion polonaise d’une démonstration navale en Baltique. Elle se contente de rassurer les Polonais et d’invoquer l’intérêt d’une Entente baltique122.

120 MEYER (J.), ACERRA (M.), Histoire de la Marine française, Rennes, 1994, p. 329 sq. ; MASSON (Ph.),

Histoire de la Marine, Tome II, Paris-Limoges, 1992, p. 321 sq.

121 AMAEF, Russie, 271 (3 décembre 1918, 14 février et 22 mars 1919) et 797 (25 septembre, 27 et 29 décembre 1918).

122 AJNENEKIEL (A.), « L’Alliance entre la Pologne et la France en 1921 » ; BULHAK (H.), « L’Alliance militaire franco-polonaise. Son développement et ses crises », p. 225 et 227, Bâtir une nouvelle sécurité. La

coopération militaire entre la France et les États d’Europe centrale et orientale de 1919 à 1929, Actes du

colloque organisé en décembre 1999 par le CHED et le SHAT, Paris, 2001 ; SCHRAMM (T.), BULHAK (H.), « La France et la Pologne 1920-1922. Relations bilatérales ou partie d’un système européen de sécurité ?»,

Si elles restent apparemment ignorées des Baltes, les conversations militaires franco- polonaises de 1924 (visites des généraux Haller et Sikorski respectivement en mai et en octobre 1924) vont confirmer définitivement l’abstention française. Jouant des clauses de la convention de 1921 limitant l’assistance à la fourniture de matériel et de personnels techniques, le général Debeney se refuse à promettre l’envoi d’une escadre qui surveillerait l’acheminement du matériel de guerre polonais123. En fait ce sont la faiblesse navale française de plus en plus criante face aux renaissances annoncées des marines allemandes et surtout russes, la volonté de concentrer la lutte contre l’escadre allemande essentiellement en mer du Nord qui, une nouvelle fois, pèsent en grande partie sur la décision française. On désire avant tout éviter une lutte dans une mer lointaine, sans base navale importante et sans appui local significatif. Le général français fait donc dépendre d’une décision politique une intervention navale française éventuelle qui se limiterait à quelques sous-marins ou petites unités. Dès 1927, les autorités militaires françaises se borneront à constater que, compte tenu de la situation, le matériel livré à la Pologne sera à la charge de celle-ci dès la livraison dans les ports français. Le gouvernement français encourage donc plutôt la construction de la base de Gdynia et le programme naval polonais, en particulier la construction de sous-marins. Il prône également l’utilisation par la Pologne des routes méditerranéennes (via Salonique).

La fourniture de deux sous-marins à la Lettonie et l’intérêt déployé pour une extension ultérieure du programme letton rentre d’ailleurs dans cette idée de développer le pouvoir de nuisance des petites marines baltes avec cette véritable « arme du pauvre » qu’est le sous- marin124. Mais quoi qu’il en soit, l’utilisation éventuelle de la Baltique comme espace militaire par la France est donc quasiment et définitivement enterrée.

Dans la première moitié des années vingt, la venue périodique d’escadres joue un rôle essentiel dans l’influence qu’une grande puissance peut exercer. Plus qu’un rôle militaire direct, la présence navale a un rôle symbolique en persuadant les Baltes qu’en cas de coup dur les puissances occidentales ne resteraient pas indifférentes. Or, face au déploiement britannique, la marine française ne fait pas le poids. Les diplomates français dans les pays baltes ont bien du mal à cacher leur humiliation. À l’exception de la croisière du Jules Michelet en 1922, ne sont envoyés que quelques avisos ou des torpilleurs souvent anciens qui ont bien du mal à rivaliser

Eastern Allies (1919-1925), Greenwood Press (Westport, Connecticut), 1974, p. 289 sq.

123 La faiblesse de la marine française et la priorité de la lutte navale contre l’Allemagne joue également dans les réticences françaises.

124 SHAT, 7 N3006, Dossier Accord franco-polonais, 4 (entretiens 1924 à Paris) / 10 mai et projet d’arrangement du 24 octobre 1924 et Dossier Relations franco-polonaises/Chemise 1925-1929/ 13 octobre 1927 et note s.d.n.a. sur la collaboration navale franco-polonaise. DESSBERG (F.), « Les relations franco-polonaises et les problèmes de sécurité en Europe orientale (1924-1925) », Cahiers du CREC, p. 3.

avec les croiseurs des escadres britanniques. La Marine supprime en décembre 1922 la division navale, qui n’a plus pour elle d’intérêt militaire, mais promet en contrepartie des croisières avec des bâtiments plus récents et plus importants125. Or ce ne sera jamais le cas, compte tenu des compressions et des choix budgétaires effectués. En 1924, malgré les instances pressantes des représentants français et du Quai d’Orsay, la Marine refuse d’envoyer un des quatre cuirassés de la Méditerranée car les dépenses seraient trop élevées. Quant au Diderot, bâtiment amiral de la Division de la Manche, son aspect est jugé beaucoup trop ancien. Furieux, de Vienne, le ministre français en Estonie estime qu’il faut plutôt « ne rien faire que de montrer avec parcimonie

quelques coquilles de noix »126.

C’est finalement la crise de Memel de janvier 1923 qui va démontrer au grand jour les carences de la marine française. Devant apporter, en urgence, secours au détachement français attaqué par les insurgés lituaniens, la Marine annonce, au grand regret du Quai d’Orsay et à la grande stupeur de l’opinion publique, ne pouvoir envoyer que des avisos, tous les croiseurs disponibles étant bloqués en Méditerranée. Seul l’antique cuirassé Voltaire est disponible. Faute de tirant d’eau, il ne peut approcher la rade du port et doit rester en haute mer127. L’Action

française évoque la marine française qui se meurt et ne possède rien de valable entre Bayonne et

Dunkerque. L’Oeuvre et la Liberté mettent en valeur l’humiliation et la grande misère de la marine française. Tous condamnent en fait l’erreur, majeure selon eux, de la suppression de la division navale opérée le mois précédent. On peut cependant se demander, vu la modestie de cette dernière, si celle-ci aurait été capable de faire mieux. Si la crise de la Ruhr occulte opportunément la crise et les interrogations sur l’impuissance française à empêcher les premières violations du traité de Versailles, la crise de la Baltique va jouer un rôle non négligeable dans la prise de conscience française qui s’est amorcée après l’humiliation de la Conférence de Washington et qui va déboucher, à partir de 1924, sur un effort puissant de reconstruction du potentiel naval français128.

Les raisons financières affectent également grandement les capacités de l’armée française. Jusqu’en 1923 c’est surtout le détachement militaire de chasseurs alpins basé à Memel qui constitue la présence française la plus voyante dans la région. Les frais sont imputés en partie

125 Voir la correspondance échangée : SHM, SS, Li, 3 et 4, passim. 126 AMAEF Suède 31 (passim), Lettonie, 22 (29 juin et 21 décembre 1923).

127 AMAEF Lituanie, 53 (14 janvier 1923) et Memel, 6 (17 janvier 1923). SHM, SS, Li, 6 (Memel (1923).

128 MILLET (A.), « La Marine qui se meurt…», Action française, 8 février 1923 ; BURE (E.), « Les bienfaits du pacifisme » et « Memel ! », Eclair, 21 et 22 février 1923, SAGLIO (C.), « Memel est donné aux Lithuaniens, vainqueurs des Alliés », Œuvre, 17 février 1923.

au budget du territoire mais, vu les ressources limitées de celui-ci, ce sont surtout des avances françaises qui en assurent le financement (en attendant le règlement final soit par l’État recevant le territoire soit par une répartition entre les Puissances de l’Entente). Or très vite les dépenses augmentent car, compte tenu de la dépréciation continuelle du mark, la contribution du territoire à l’entretien des troupes françaises devient de plus en plus faible. Le contingent déjà faible est alors, avec l’accord de la Conférence des Ambassadeurs, réduit à 625 hommes puis à 250 hommes, ce qui le rend quasiment symbolique et incapable d’exercer une résistance sérieuse comme va le montrer le soulèvement de janvier 1923. Dès le 12 janvier 1923, le Quai d’Orsay demande au représentant français Petisne de ne pas compromettre la sécurité (!) des troupes françaises. Il ne faut pas risquer la vie des soldats français qui, pour l’Europe nouvelle, font office de « parents pauvres »129. La mort, pourtant, de deux soldats français consterne, selon les Britanniques, le directeur-adjoint des affaires politiques et commerciales Jules Laroche qui veut désormais régler le plus vite possible l’affaire et faire rembarquer les troupes françaises à n’importe quel prix. Une polémique éclate d’ailleurs à propos de l’engagement des troupes françaises, l’administrateur français Petisne étant accusé de s’être finalement montré trop énergique130.

La France aurait-elle pu compter sur une action alliée à laquelle elle aurait participé et qui aurait masqué sa faiblesse ? Dès 1919, le Quai d’Orsay, en proposant aux Britanniques de fournir le matériel militaire nécessaire aux Baltes mais de les suppléer en cas de besoin, a eu recours à cette tactique : éviter l’abstention ou le refus d’une demande balte sans avoir les charges d’une aide directe. De même en juin 1921 suite à la demande de Grosvalds d’une assistance française en cas de rupture avec l’Union Soviétique, le Quai d’Orsay consulte d’abord Londres. Comme le gouvernement britannique refuse de donner toute garantie, Laroche préfère « laisser tomber la chose »131. Or par la suite, à deux reprises, la France est obligée de constater que, tout comme elle, les autres puissances occidentales n’ont ni le désir ni le pouvoir de se commettre en Baltique. En novembre 1920, quand les puissances envisagent, dans le cadre de la SDN, d’envoyer un contingent pour organiser un plébiscite dans la région de Vilna132 disputée entre Polonais et Lituaniens, Foch prévient immédiatement que la France ne peut y aller seule et doit attendre la décision d’autres puissances. Or celles-ci se montrent tout sauf enclines à

129 AMAEF, Lituanie, 53, (9 et 12 janvier1923), Memel, 2 (6 novembre 1921) et 3 (8 janvier, 3 avril et 3 mai 1922).

130 DBFP, I, XXIII, 556, 564.

131 AMAEF, Russie, 167 (27 et 30 juin, 27 juillet 1921), 271 (14 février et 22 mars) et 688 (12 et 30 avril 1919), Lettonie, 1 (21 mars).

132 Plutôt que d’utiliser le terme polonais (Wilno) ou lituanien (Vilnius), la diplomatie française préfère conserver le terme russe.

envoyer des troupes dans des régions lointaines, dévastées et proches de la Russie bolchevique133.

La question de Memel révèle également les réticences alliées à agir. Dès avant la crise de 1923, le gouvernement français s’est toujours absolument gardé de se présenter comme le seul responsable de l’administration du territoire. Il refuse systématiquement de se saisir directement des plaintes contre le Haut-Commissaire français Petisne et de prévoir en cas de troubles l’envoi de la seule division navale française. Mais lors de la crise, le Quai d’Orsay doit vite constater que, malgré la perte éventuelle de prestige, aucune puissance ne se ralliera également à l’idée d’un corps expéditionnaire alliée. Au-delà de raisons politiques (risque de guerre européenne, crise de la Ruhr), c’est l’idée de devoir envoyer des milliers d’hommes à l’extrémité de l’Europe qui pose problème. Ceux-ci auraient dû, vu l’hostilité lituanienne, être vite renforcés. Compte tenu du peu de troupes disponibles, le « sacrifice » apparaît donc hors de proportion avec le but poursuivi. D’autre part les puissances devraient financer une intervention puis une occupation des troupes polonaises alors que le territoire ne peut déjà pas financer l’occupation française actuelle. Tous ces facteurs jouent donc un rôle décisif dans la volonté des Puissances alliées de régler la situation au profit de la Lituanie et d’en finir avec certes des « petites difficultés » mais qui sont bien révélatrices de l’impuissance alliée134.