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Compte tenu de l’ignorance française complète du développement culturel balte, les baltophiles éprouvent des difficultés à dissiper les préjugés français tenaces sur l’absence ou les lacunes de véritables cultures nationales354. Le développement bien moins important de la culture lituanienne (maintien d’un fort taux d’analphabétisme et développement plus tardif du mouvement national) et la propagande polonaise accréditent l’idée d’un pays ayant reçu toute sa culture du monde slave. Celle-ci serait soit d’origine polonaise (Padovani parle de « Béotiens » lituaniens refusant le retour de la lumière civilisatrice de Varsovie) ou russe (source de fatalisme et de mysticisme pour Puaux, successeur de Padovani)355.

En Estonie et en Lettonie, les diplomates français cherchent à montrer également les carences de langues rurales, qui ne possèdent pas encore tous les termes techniques et scientifiques de l’enseignement supérieur. Beaucoup d’articles hostiles, tel l’article déjà évoqué du Temps du 1er décembre 1922, affirment que le russe resterait la langue courante. Ils exploitent le fait que la langue russe, utilisée par les minorités juives et russes, est fort répandue dans toutes les villes baltes. On évoque même le cas des fonctionnaires lettons ou estoniens qui ignoreraient les nouvelles langues nationales. Une grande partie des fonctionnaires lettons ou estoniens est en fait encore d’origine étrangère et peut encore mal maîtriser des langues dédaignées jusque-là.

352 HAUSER (H.), « Les Baltes… », op. cit., Information, 26 novembre 1922. 353 MESNIL (E.), « Lithuanie et Pologne », Rappel, 19 septembre 1920

354 MOUSSET (A.), « Compte rendu du livre de Jean Meuvret, Histoire des pays baltiques », Mercure de France, 1er mai 1934

Pour les élites baltes qui ont étudié ou travaillé en Russie, le russe a été la langue de travail, d’où certaines carences au départ à employer la langue nationale au début des indépendances. Le représentant lituanien Milosz de son côté a reçu une culture française et ne maîtrisera le lituanien que tardivement (tous ces rapports diplomatiques sont ainsi écrits en français).

Les stéréotypes négatifs sur un monde paysan ignare et retardataire restent prégnants et influent négativement sur la vision française. De Vienne parle avec dédain de la rusticité incroyable de la « masse estonienne ». Les officiers généraux lituaniens, de passage en France, évoquent le grand étonnement de leurs homologues français, qui assimilaient les Lituaniens à des paysans incultes. Ces expressions deviennent encore plus dévalorisantes et stigmatisantes au moment des crises politiques. Un journaliste du Paris-Midi assimile ainsi les Lituaniens à des sauvages ou à des animaux qui, déçus, ne « peuvent manquer dès lors de remplir leurs forêts

natales de clameurs épouvantables »356.

Cet état d’esprit favorise donc un large scepticisme sur la capacité des peuples baltes à contrôler efficacement leurs responsables.

Mais c’est surtout la médiocrité des élites politiques baltes qui est remarquée et critiquée. Elle se conjugue avec l’idée que les peuples baltes, jugés très frustres, ne possèderaient pas suffisamment d’élites ou de classes moyennes nationales susceptibles de former l’ossature des nouveaux États. De Vienne souligne, avec dédain, l’origine sociale modeste des nouveaux dirigeants (ils appartenaient avant la guerre à la petite bourgeoisie ou aux classes moyennes). Il fait ainsi la comparaison avec les positions obtenues par ceux-ci dans les nouveaux États : « M.

Akel, chef de l’État, consentirait-il à redevenir oculiste, M. Piip (...) ministre à Washington reprendrait-il volontiers ses fonctions d’employé de chambre de Commerce ? ».

En Lituanie, Padovani critique le chauvinisme lituanien à la tête duquel se trouve « la

classe des semi-intellectuels, pharmaciens, vagues instituteurs et obscurs curés de campagne d’origine paysanne ». Manquant de façon cruciale de « bons techniciens de la politique ayant la pratique d’une administration occidentale et quelques vues sur l’état de l’Europe et sur son équilibre », la Lituanie est vue comme un pays dirigé par un petit « conseil de préfecture »357.

Les États baltes cadrent bien avec les analyses de Bainville, qui s’inquiète de la faiblesse des nouvelles démocraties parlementaires d’Europe centrale. Les pays, « dont l’unité

est solide, qui conservent une tradition politique, des cadres, une administration », ont déjà pour

lui bien du mal à vivre en démocratie parlementaire. C’est pour lui « tout ce qui manque » aux

356 AMAEF, Estonie, 13, 24 décembre 1923, SHAT 7N 2783 (20 mai 1922), « Les déboires de la Lithuanie »,

Paris-Midi, 16 mars 1923

nouvelles démocraties d’Europe centrale et orientale, qui, du fait des luttes entre partis, s’apprêteraient à ouvrir leurs portes aux influences étrangères. Comme au temps de la Suède au XVIIe, elles s’apprêteraient à revivre « l’éternelle histoire des « bonnets » contre les « chapeaux » »358.

Les États baltes apparaissent donc comme dépendants d’un personnel germanique ou russe à la loyauté douteuse car à part quelques personnes, les anciennes élites baltes ont, au mieux, été cantonnées dans des offices subalternes et n’ont donc pas la culture nécessaire. De Sartigues, haut-commissaire français dans les pays baltiques de 1920 à 1921, est certain que dès la renaissance russe, « beaucoup de soi-disant Lettons passeront la frontière »359.

Dénués la plupart du temps de toute culture politique, ayant été formés à l’intérieur d’une autocratie, ces politiciens seront-ils de parfaits démocrates ? Les rapports diplomatiques mettent ainsi en valeur le contrôle étroit du gouvernement sur la justice ou sur la presse, dont les appréciations défavorables aux gouvernements font l’objet de réprimandes. De plus si la poigne du gouvernement est saluée dans le cadre de la lutte contre le bolchevisme, les diplomates français ne se privent pas de faire le lien avec les anciennes pratiques russes. La police lettonne est qualifiée « d’Okhrana lettonne ». Ses procédés différeraient peu de l’ancienne police russe comme l'accusation, en cas d’exactions ou d’attentats commis, des minorités ou des communistes recensés. De même, lors du retour de certains Lettons, qui avaient collaboré en 1918 avec les Allemands et en particulier de Niedra, leur chef, on se demande si dans un pays « proche de l’Orient », un homme « aussi compromettant » ne va pas disparaître360.

Ces quelques exemples soulignent le refus d’adhérer à un des postulats des propagandes baltes, l’opposition entre des États baltes champions de la démocratie et le monde russe anarchique et barbare. Pour les diplomates français, chaque détail de la vie politique balte démontre que, derrière un rideau démocratique, les mentalités sont proches de celles existantes dans le monde russe. Toutes ces opinions ne sont d’ailleurs pas originales et correspondent aux jugements des autres diplomates en poste361.

Ces carences ont des conséquences graves sur le jeu politique. Cette situation est pour les diplomates français directement à la source de l’instabilité politique et de la faible durée de vie des gouvernements.

358 BAINVILLE (J.), Les conséquences… op. cit., Paris, 2002, p. 381-384 et « La politique », Action française, 4 février 1921.

359 AMAEF, Lettonie, 4, 18 mars 1921. 360 AMAEF, Lettonie, 18, 23 juillet 1924. 361 DBFP, I, XXIII, 574.