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Y a-t-il une présence française en Baltique qui puisse compenser cette ignorance de l’histoire baltique et la contrebalancer ?

Les voyageurs français sont rares en Baltique. Comme le rappelle le journaliste Raoul Monmarson dans la Libre Parole, sans « le micmac bolchevique » bien peu de Français auraient mis le cap sur Reval et Riga58. Avant 1914, on traverse les provinces baltiques pour se rendre en Russie. Les villes à l’allure germanique que sont Riga et Reval ou les campagnes pauvres et monotones arrêtent peu le voyageur friand d’exotisme russe, pressé de rejoindre Saint Petersbourg ou de s’enfoncer dans l’Ukraine ou la Sibérie. Celui-ci, depuis son train ou lors d’une escale rapide dans un port balte, ne peut recueillir que des impressions forcément sommaires. Elles se rapportent au climat, aux conditions de voyage, à l’accueil aléatoire qui lui est fait ou aux anecdotes qui lui sont racontées. Une des histoires les plus connues est celle de ce noble français qui trépassa au service de Charles XII à Reval et auquel on refusa une sépulture pour cause de dettes. Seuls les tsars magnanimes et éclairés seraient parvenus au XIXe à vaincre l’inflexibilité des bourgeois de la cité pour faire enlever le cadavre momifié de l’église où il était exposé.

Au XIXe siècle, ces voyageurs déjà peu nombreux transitent de moins en moins à travers les provinces baltiques mais les contournent par leur périphérie. On va à Saint- Pétersbourg soit par les ports allemands de la Baltique (Stettin) ou par le chemin de fer qui, traversant les campagnes lituaniennes au sud, remonte vers le nord à travers la périphérie orientale des provinces baltiques. Les notations, déjà pauvres, se font donc de plus en plus rares59. La guerre bien sûr n’améliore pas cette situation. En raison des évènements qui secouent ces régions, il faut attendre l’été 1921 pour qu’une liaison fiable et gérée par les Wagons-Lits soit à nouveau établie entre Paris et Riga via Berlin60.

Quant à la communauté française vivant sur place, elle est très faible et la présence traditionnelle d’institutrices qui enseignent le français concerne essentiellement les aristocraties locales. C’est ainsi le cas de ce lycée de jeunes filles qui, fondé à Riga au début du siècle, va être

58 MONMARSON (R.), « Un voyage d’étude dans les pays baltiques. I », Libre Parole, 26 avril 1921.

59 CUSTINE, La Russie… op. cit., p. 174 et 189 ; DUMAS (A.), Voyage… op. cit., p. 94 ; GAUTIER (T.), Voyage

en Russie, 1875, p. 352 sq. et GREVE (C. de), Le voyage en Russie. Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 1990, p. 68 et 75.

l’embryon du futur Lycée français de l’entre-deux-guerres61. La plupart des Français sont soit des personnes ayant émigré depuis fort longtemps et à demi-russifiés (tel Gabriel Heumann, un médecin français de Reval dont la famille avait suivi le duc de Richelieu à Odessa au XIXe siècle et qui est venu s’installer en Estonie du fait de sa profession62) soit des couples binationaux. À défaut d’une estimation exacte, leur chiffre ne doit pas dépasser pour chaque pays balte quelques dizaines.

Les commerçants et les entreprises françaises ne sont pas plus nombreux en général. Comme le montre René Girault l’essentiel des investissements français va se diriger à la fin du siècle vers les steppes du Donets, en Russie du Sud. En Russie occidentale, c’est plutôt Saint- Pétersbourg et la Pologne qui intéressent les entrepreneurs français. Seul Riga, en tant que porte de la Russie sur l’Europe et qui connaît un développement fulgurant avec l’industrialisation russe, joue un rôle non négligeable63. L’industrie du caoutchouc est particulièrement bien représentée avec la firme Provodnik (fondée en 1888 et comptant 30 000 ouvriers) dont la réputation européenne est basée sur la production de pneus et d’articles en caoutchouc. 80 à 90% de ses capitaux sont français. La firme Bergougnan de Clermont-Ferrand installe également une filiale en 1913 à Riga. Les capitaux français contrôlent également la société gérant le chemin de fer Moscou-Windau64, le troisième port letton sur la Baltique, la société Phoenix qui construit des wagons ou, depuis 1901, les tramways électriques de Libau65. Les participations ou les souscriptions françaises à des emprunts concernent en général les entreprises de transports ou également la construction navale (en particulier à Reval avec la Société Russo-Baltique de constructions navales à laquelle participent Schneider et la Banque de l’Union Parisienne). Mais dans la quasi totalité des cas la majorité de ces entreprises sont des succursales ou dépendent de banques ou de sociétés russes basées à Moscou et Saint Petersbourg (en particulier la Banque Russo-Asiatique) qui communiquent directement avec les actionnaires ou les obligataires français. D’autre part si on ne dispose pas d’un montant exact, on sait que les participations françaises de loin les plus importantes concernent Provodnik et la Moscou-Windau-Rybinsk, soit environ 10 et 30 millions de francs66. Or, en 1922, le gouvernement français estime les capitaux

61 DESPREAUX (E.), « L’influence française en Lettonie », Europe nouvelle, 16 janvier 1921 et AMAEF, Protocole, D/161, 3 juillet 1927.

62 AMAEF, Estonie, 25, 2 juin 1924 et CARAN, 5 AR/395, Tallinn, 30 janvier 1924.

63 GIRAULT (R.), Emprunts russes et investissements français en Russie 1887-1914, Paris, 1999, p. 86 sq, 251 sq. et 515 sq.

64 En letton Ventspils, aujourd’hui un important port pétrolier. 65 En letton Liepaja.

66 AMAEF, Lettonie, 37 (22 février 1922) 39 (11 septembre 1922, 12 octobre 1927), 67 (17 septembre 1937) et AMAEF, RC 18-40, C-Lettonie, 41 (17 janvier 1923 et 4 janvier 1933), PERNIK (D.), Les relations économiques

français investis en Russie tsariste en 1914 à 2 509 millions. On voit donc que le théâtre baltique est plus que secondaire pour les investissements français même si en chiffres absolus, ils ne sont pas négligeables.

Quant au commerce, les milieux portuaires connaissent évidemment les noms des grands ports baltes. Ils expriment rapidement le souhait de reprendre les relations fructueuses qui pouvaient exister avant-guerre et de voir se rétablir les communications maritimes qui reliaient les ports français à la Baltique. L’industrie linière du Nord a installé depuis longtemps des courtiers français qui se chargent d’assurer l’achat et la vente d’un produit récolté principalement dans la Russie du Nord-Ouest67. Les exportations de bois, et surtout de lin, vers la France étaient importantes. D’après des études faites avant la guerre, la part française dans les exportations du port de Riga allaient selon les années de 8 à 12%, sans compter les exportations passant par la Belgique : soit en 1906, environ 40 millions de francs dont 30 millions de lin. Les exportations françaises vers Riga sont, quant à elles, quasi inexistantes. Les produits de luxe et les vins à destination des capitales russes arrivent par train. D’autre part, la concurrence allemande et anglaise très forte et organisée, l’incapacité française à assurer par des navires français les liaisons maritimes et, surtout, l’absence de toute maison de commerce française dans les provinces baltiques dissuadent les maisons françaises du Havre et de Bordeaux de développer leurs affaires68. Il y a donc des relations, certes modestes avec la France, mais du fait de la présence d’intermédiaires, cela ne favorise pas la visibilité de l’espace baltique au sein des milieux d’affaires comme de l’opinion française.

La présence française en Baltique est donc contrastée mais du fait de ses carences, elle ne peut aider à forger une vision précise de la zone. Il n’est donc pas étonnant que les réalités baltes soient souvent perçues à travers des lunettes étrangères.

Évoquant l’avant-guerre, Seignobos décrit en 1918 l’empire russe comme un « colosse

mystérieux et puissant (…) On savait vaguement que tout n’était pas russe (…) que les sujets de nationalités étrangères étaient rudement traités ».

Rien dans les sources, les revues ou les journaux n’attirait, selon l’historien français, l’attention sur les Lettons. L’opinion française ne connaissait finalement que les « deux couches

de privilégiés » qui « cachaient » les peuples baltiques : les fonctionnaires russes et les barons

67 Voir par exemple LVVA, F2575/7, 476 (12 avril 1926 et 9 mars 1927) ; ERA, F1585/1, 52 (8 août 1919) ; Supplément Dunkerque, « X. la Foire des Pays du Nord », Temps, 22 mai 1924.

68 CARAN, F12/7274 (31 janvier 1907) et F12/8875 (dossier « relations entre la France et la Russie par la Baltique »).

baltes69.

Les Baltes résidant en France étaient en effet très peu nombreux. Les fils de la jeune bourgeoisie estonienne ou lettonne étaient peu nombreux à pouvoir vaincre les obstacles administratifs russes et surtout à posséder les moyens financiers d’aller en France. L’Allemagne restait la destination la plus proche et la plus réputée pour tous ceux voulant faire une carrière technique. Ceux qui fuyaient la révolution de 1905 trouvaient des refuges plus accueillants en Belgique ou en Suisse. On note cependant, dès le début du siècle, quelques très petites colonies d’étudiants et artistes baltes vivant à Paris et fréquentant les milieux intellectuels et artistiques. Quelques autres travaillaient pour des entreprises françaises. Ernest Galvanauskas, futur ministre des Affaires étrangères lituanien, était ingénieur chez Thomson. Schumans, futur ministre de Lettonie en France, était employé au Consulat russe de Marseille. Mais se remémorant cet avant- guerre, certains Français baltophiles font remarquer que ces Baltes avaient peu tendance à affirmer leur identité nationale devant des Français. Ils se laissaient volontiers qualifier de russes. René Puaux rappelle ainsi qu’il découvrit, bien des années après, qu’un jeune artiste russe qu’il avait fréquenté avant à la guerre à Paris était letton et qu’il était devenu un éminent professeur dans la nouvelle Académie lettonne des Beaux-Arts70. Il fallut qu’il rencontre au début du siècle une jeune musicienne estonienne s’offrant de chanter des chants finnois (à l’occasion de manifestation en faveur de la Finlande) pour qu’il découvre l’existence de l’Estonie.

La plupart ne bénéficièrent pas de ce hasard. Si certains Français entendirent parler des provinces baltiques, ce fut souvent par l’intermédiaire des barons baltes. Comme la bonne société russe, ils fréquentaient Paris et la Côte d’Azur et étaient reçus, tel le célèbre philosophe Keyserling, dans les meilleurs salons parisiens. Le voyageur français désorienté pouvait se tourner vers ces élites qui maîtrisaient souvent parfaitement la langue et la culture française à la différence, logiquement, de leurs anciens serfs. Il n’est pas surprenant qu’aux premiers temps de l’indépendance les diplomates ou militaires français en poste se soient vu reprochés de recevoir trop souvent ces barons baltes avec qui, outre la culture française, ils partageaient les mêmes valeurs sociales71, étant eux-mêmes souvent aristocrates.

Ces mêmes barons baltes formaient souvent cette haute société russe de diplomates, fonctionnaires et militaires russes que côtoyaient et appréciaient leurs homologues français à

69 LVVA, F2575/7, 29, SEIGNOBOS (C.), « La politique française. La Lettonie », s.d.

70 LVVA, F2575/7, 116 (30 mai 1921),804 (31 octobre 1930) ; Discours de Grosvalds dans Bulletin letton, 19 août 1920 ; AMAEF,Lituanie, 6, 14 janvier 1921 et PUAUX (R.), « Impressions… », op. cit., p. 301.

71 PUAUX (R.), « Notes baltiques », Temps, 22 décembre 1936, HAUSER (H.), « Notre langue dans les pays baltiques », Information, 6 décembre 1922, DESPREAUX (E.), « Souvenirs de Riga », Europe nouvelle, 30 janv 1921, AMAEF Estonie, 5, 14 mai 1923.

Paris et à Moscou. La presse de gauche dénonce ainsi toutes les « comtesses courlandaises » qui font antichambre, en 1920, chez le secrétaire général du Quai d’Orsay Paléologue72. La majorité des diplomates qui s’occupent des affaires russes avaient été formés à l’école de l’alliance russe. Comme une grande partie des élites, ils veulent éviter tout ce qui aurait pu mécontenter les Russes et fragiliser l’alliance. Le responsable des affaires baltiques en 1919 au Quai d’Orsay, de Celigny, a ainsi vécu dans l’Empire tsariste. Il a dirigé une exploitation minière dans l’Orient et est intime avec le dirigeant russe Maklakoff. Son successeur Grenard, ancien consul à Moscou, est très proche à Paris de la « Conférence des membres de la Constituante russe ». Dans son pamphlet, en partie consacré aux services des affaires russes du Quai d’Orsay, le slaviste Raoul Labry stigmatise les oeillères qui, selon lui, caractérisent la politique russe de la France. Quant aux délégués baltes, ils s’inquiètent des agissements des anciens diplomates russes qui neutralisaient leurs actions et du rôle de personnages russes tel l’ancien ministre des Finances Kokovtzoff auprès des milieux bancaires.

Il faut cependant noter que Labry, auteur de nombreux articles dans la presse sur la question russe, s’est forgé un jugement certes libéral mais hostile à tout séparatisme, depuis son poste de directeur de l’Institut français de Saint Petersbourg73. La situation est similaire chez les premiers représentants français qui reçoivent également beaucoup de Russes et qui vivent entourés de Français ayant fui la Russie. De plus, on connaît bien désormais le rôle de l’argent russe qui faisait taire ou empêchait de parler ceux voulant montrer la réalité de l’Empire russe et sa fragilité interne, certains parlant même d’artificialité74.

Le Français, faisant fi de l’indigence complète des bibliothèques en Province comme à Paris, doit alors se tourner bon gré mal gré vers la littérature allemande. Certains manuels scolaires français, se calquant sur l’usage allemand, parlent même des provinces allemandes de la Russie75. Les spécialistes de la Russie, quant à eux, puisent naturellement davantage dans la littérature russe (en particulier Samarine) et se focalisent sur la lutte du panslavisme contre le pangermanisme. Les articles du Larousse du XIXe siècle et surtout de la Grande Encyclopédie

(dont les notices sont en parties dues à Louis Eisenmann) arrêtent quasiment l’histoire des provinces à la date de leur intégration dans la Russie. Ils parlent essentiellement de la politique

72 « Intrigues russes à Paris », Œuvre, 29 août 1920

73 LCVA, F383/7, 396, 28 décembre 1923, LABRY (R.), Autour du bolchevisme, Cahors, 1921, p. 42, AMAEF Memel, 25, 18 janvier 1923.

74 Voir GIRAULT (R.), « L'Argent russe et la politique française avant 1914 », Presse et Politique (Cahiers du

Cerep), Actes du colloque de Nanterre d'avril 1975, Nanterre, 1975 et les virulents articles de Victor BERARD

dans le Rappel (25 juillet et 20 août 1920).

75 LVVA, F2575/7, 1978, 3 novembre 1936, GALLOUEDEC (L.) et MAURETTE (F.), Géographie de l’Europe, Classe de 3ème, Paris, 1926, p. 288.

russe qui aurait permis aux indigènes de s’émanciper de la domination allemande. On note le réveil littéraire estonien mais on voit dans l’intégration économique et sociale croissante de l’espace baltique à l’Empire russe la fin progressive des langues et des nationalité baltiques76.

Il existe donc un handicap certain qui sépare, par exemple, les peuples baltiques de pays comme la Pologne ou même la Finlande, dotées d’une légitimité historique et nationale. Les indépendances de ces dernières semblent être aux yeux des contemporains le fruit d’un long processus national que l’on peut juger plus ou moins différemment mais que l’on ne peut nier. Or, ces carences baltes sont encore renforcées par la mutation quasi-complète qui va caractériser la géographie politique de la région.