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La menace soviétique, danger, illusion ou épouvantail commode ?

Les traités de paix russo-baltes, tout comme l’armistice polono-russe, ont été vus comme des pauses, avant une reprise des combats, ou une nouvelle guerre qui apparaissait alors inévitable à la grande majorité des observateurs de la Russie communiste. Les Baltes étant en première ligne, ils sont les premiers à craindre pour leur sort et à tirer la sonnette d’alarme, en espérant obtenir du secours. Toute la réflexion sur les indépendances baltes est donc liée à l’estimation du danger bolchevique et des buts réels de la politique extérieure soviétique. Y a-t-il une menace véritable ou s’agit-il simplement d’une volonté soviétique de dissuasion ?

Plus que l’Estonie et la Lettonie, la Lituanie est au cœur des intrigues russo-allemandes et au contraire de celles-ci, elle semble jouer comme subir l’influence de Berlin et de Moscou pour briser le danger polonais. En cela ne peut-elle apparaître comme la matérialisation géographique des peurs françaises liées à Rapallo ?

243 « Le péril communiste », Temps, 3 décembre, « Mesure contre le communisme en Estonie », ibid., 10 décembre, « Remaniement ministériel et révision de la Constitution », ibid., 14 décembre, « Programme du gouvernement estonien », ibid., 24 décembre, « Le gouvernement estonien et le communisme », ibid., 27 décembre, HERVE (G.), « L’exemple… », op. cit. , Victoire, 3 décembre , GAUVAIN (A.), « Les agressions bolcheviques »,

Journal des Débats, 3 décembre.

Trois semaines après l’opposition française à l’admission à la SDN des États baltes, le Quai d’Orsay prend l’initiative (par un télégramme du 29 décembre 1920 signé Georges Leygues245) de demander aux Puissances alliées la reconnaissance de la Lettonie. Quelles sont les causes de ce revirement brusqué ? Elles tiennent généralement à la disparition des dernières forces antibolcheviques et à la conviction que la domination bolchevique se maintiendrait encore quelque temps. Mais cela tient surtout à la menace d’invasion bolchevique qui semble peser sur les pays baltes. L’échec à la SDN aurait été interprété, selon les rumeurs, par la Russie soviétique comme un signe de désintéressement des Puissances Occidentales246.

D’autre part les difficultés économiques (fomentation de beaucoup de grèves) et le découragement, suite à cet échec, peuvent laisser craindre un effondrement de la résistance surtout en Lettonie. L’Estonie apparaît déjà à cette époque comme un pays à « demi-submergé ». Pélissier affirme dans un rapport que 75 % des cadets estoniens étaient bolcheviques, que des sommes énormes étaient dépensées. Eybert, consul à Reval, parle de l'Estonie comme « un pays

complètement désorienté, désorganisé ». Or pour Binet, le consul de Riga qui rapporte les propos

des dirigeants lettons, la Lettonie ne pourra résister seule à l’invasion imminente du pays par des régiments lettons bolcheviks, renforcés de gros contingents russes qualifiés de Lettons. La menace paraît à son comble, fin décembre, lorsque les représentants français font état de multiples incidents frontaliers et de l'augmentation constante des troupes soviétiques près de la frontière247.

Or à ces incidents s’ajoutent les bruits les plus insistants sur la reprise inéluctable des hostilités russo-polonaises. Les représentants français en Pologne, en particulier le chef de la mission militaire le général Niessel, font tous état de la faiblesse polonaise et de son incapacité à résister longuement à un nouveau choc248.

Les documents manquent malheureusement pour savoir comment s’est opéré le revirement au Quai d’Orsay et quelles ont été les discussions. Il semble cependant que la reconnaissance relève d’une initiative de Berthelot suite à plusieurs rencontres avec Meierovics, le ministre des Affaires étrangères lettons, revenu au moment de Noël à Paris une dernière fois (après Genève) pour rencontrer Millerand et Berthelot. Meierovics le sous-entend dans un

245 AMAEF, Lettonie, 3, 29 décembre 1920. 246 AMAEF, Lettonie, 3, 31 décembre 1920.

247 AMAEF, Lettonie, 3 (25 et 28 décembre 1920), 18 (22, 25, 27, 28 décembre 1920 et Russie, 692 (28, 30, 31 décembre 1920), Pologne, 132 (30 décembre 1920).

248 AMAEF, Russie, 132, 22 et 30 décembre 1920, MARCELLIN (L.), « La menace moscovite », République

entretien avec Curzon à Londres le 6 janvier 1921. Le représentant lituanien Milosz affirme quelques semaines plus tard que, lors d’une soirée privée, Berthelot lui aurait confirmé le fait249. Quoi qu’il en soit, les arguments évoqués par la suite montre que le souci français a été essentiellement de stabiliser la région et de favoriser un « état de choses stable et pacifique » et de saluer comme le dit Briand les efforts d’organisation des Baltes. On veut ainsi permettre à ceux-ci de se stabiliser économiquement (en obtenant éventuellement un emprunt)250.

On peut se demander, contrairement à l’opinion de l’historien finlandais Kalervo Hovi, si Berthelot, réticent à signer une alliance trop contraignante avec la Pologne (les conversations s’engagent à ce moment) a voulu moins favoriser alors le jeu polonais (et la constitution d’une alliance) que d’empêcher l’exploitation d’un point faible par la Russie251. Il aurait ainsi évité une nouvelle guerre polono-russe qui aurait obligé la France à s’impliquer à grande échelle alors que justement la tendance générale est de limiter les engagements français (le ministre de la Guerre Lefebvre démissionne à ce sujet). Berthelot exprime de plus sa conviction que le régime bolchevique, même affaibli, durera quelque peu252. En attendant la Russie nouvelle, il faudrait en quelque sorte geler la situation et maintenir une barrière solide, quitte à passer outre l’opposition de certains groupes russes (même si plusieurs d’entre eux, à l’image du comité politique russe, envisagent un principe fédératif et ne veulent plus s’opposer aux indépendances baltes253). Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’outre leurs qualités de combattant, un des mérites attribués aux Lettons dans plusieurs notes est d’avoir reconnu la nécessité, pour eux, d’ajuster leurs intérêts dans le futur à ceux de la Russie et ne pas bloquer l’accès russe aux ports baltes. C’est un indice intéressant pour constater que cette initiative a davantage été une réaction nécessaire face à une menace jugée imminente que finalement un acte positif, octroyant un nouveau statut politique aux États Baltes254.

De ce fait, malgré quelques hésitations britanniques, la Conférence interalliée de Paris reconnaît le 26 janvier 1921 l’indépendance de la Lettonie et de l’Estonie. La question de la Lituanie est réservée suite au conflit polono-lituanien. Briand transmet alors un communiqué aux délégations lettonnes et estoniennes expliquant que la décision a été prise « pour marquer la

sympathie et rendre hommage aux efforts (…) accomplis, afin d'organiser dans l'ordre et la paix

249 LCVA, F383/7, 107, 14 janvier 1921 et DBFP, First Series, XI, 682. 250 ERA, F1585/1, 178 (26 et 28 janvier 1921).

251 HOVI (K), Alliance de Revers. Stabilization of France’s Alliance Policies in East Central Europe 1919-1921, Turku, 1984, p. 116-17.

252 AMAEF, Russie, 692, 26 janvier 1921, BOURNAZEL (R.), Rapallo, naissance d’un mythe. La politique de la

peur dans la France du Bloc National, Paris, 1974, p. 122, « La sécurité de la France (discours de A. Lefebvre) », Temps, 25 décembre 1920, ARAL (R.d’), « La conférence de Paris », Gaulois, 27 janvier 1921.

253 AMAEF, Russie, 297, Mémoire de Filosofov, vice-president du comité politique russe (décembre 1920). 254 AMAEF, Lettonie, 3, 13 décembre 1920.

sa vie nationale »255.

Cependant, dès le début de l’année 1921, Tchitcherine proteste publiquement contre les intentions prêtées à l’Union soviétique. Au cours des premières semaines de janvier, les concentrations de troupes bolcheviques disparaissent. La polémique fait rage d’ailleurs entre la Marine et les représentants français accusés d’avoir cru trop vite à des rumeurs infondées et d’avoir demandé inutilement l’envoi d’urgence de navires français pour évacuer les ressortissants français de Riga256 .

Cette situation va se répéter à de nombreuses reprises au début des années vingt avec plusieurs rumeurs évoquant un renforcement des troupes soviétiques à la frontière et un danger d’invasion imminente (en juin-juillet 1921, après Rapallo, au moment de la crise polono- lituanienne de février 1923 ou de la crise allemande de l’automne 1923)257. Les États baltes s’alarment de plus des nouvelles qui font état du renforcement de la flotte rouge soviétique, des éventuelles propositions russes de neutralisation ou du refus en 1924 de limiter à 110 000 tonnes sa marine (ce qui lui donnerait déjà un avantage écrasant, à l’époque, sur toutes les autres marines, celle des pays baltes étant quasi négligeables)258. Ce sont à ces moments que les diplomates baltes font des démarches pour obtenir du soutien de la part de Londres et de Paris.

Une grande partie de l’opinion de droite exploite certes ces nouvelles et ces rumeurs pour dénoncer à tout propos le danger et la puissance du communisme russe et les risques prochains d’une révolution universelle259. Mais la diplomatie française croit de moins en moins au danger d’un coup soviétique isolé sur l’Estonie et la Lettonie. Certes, comme le montre de Martel, l’existence de la Lettonie dépend de la bonne volonté russe et celle-ci même peu puissante pourra submerger sans problème les armées baltes260...si les Soviétiques sont assurés que les autres Grandes Puissances laissent faire et ne risquent pas de l’impliquer dans un conflit général.

D’un côté la situation intérieure catastrophique de la Russie (famine, soulèvements intérieurs) la dissuaderait d’un effort militaire suivi. Comme de Martel l’affirme, la famine russe est finalement le meilleur allié des pays baltes261. Le mépris pour la « barbarie slave », comme la

255 AMAEF, Estonie, 3 (26 janvier 1921).

256 AMAEF, Estonie, 3 (18 janvier 1921) et Lettonie, 9 (22 janvier et 3 février 1921).

257 AMAEF, Lettonie (27 juin 1921), Estonie 4(10 et 30 avril 1922), Memel, 6 (31 janvier 1923), Estonie, 5 (15 mai et 29 juillet 1923), Lettonie, 22 (29 décembre 1923).

258 AMAEF Suède, 30 (27 mai et 28 juillet 1924), 31 (16 novembre 1922, 6 février 1923), SDN, 2009 (11 et 15 janvier 1923).

259 BOURNAZEL (R.), Rapallo, naissance d’un mythe. La politique de la peur dans la France du Bloc National, Paris, 1974, p. 100, 134, 187.

260 AMAEF, Suède, 30 (19 juillet 1921),

croyance en la décadence rapide d’une Russie isolée, en particulier à l’Extrême Droite (avec l’accent sur le péril allemand), contribuent à minimiser dans une partie de l’opinion un tel danger russe262. D’autre part, la politique de « coexistence pacifique » mise en place dès 1920, les négociations entamées pour la Conférence de Gênes, les sondages russes accréditent l’idée d’une évolution de la Russie qui fait figure de demandeur263. Comme Berthelot l’affirme à Milosz en janvier, la victoire du « parti de la paix » de Lénine rend improbable, selon lui, un conflit avec la Pologne264. En ce sens, l’existence d’un canal balte vers l’Occident peut se révéler utile pour communiquer avec le monde occidental, tout comme faciliter l’application des accords commerciaux signés265. Qu’on soutienne ou non l’idée d’une réintégration de la Russie dans le concert des nations européennes, peu de personnes envisagent que la Russie annihile ces tentatives ou détériore son image, en tentant de reprendre par la force les anciennes provinces baltiques266. La volonté de reprendre les relations avec la Russie soviétique, ou du moins d’éviter une dégradation des rapports, conduit la presse radicale et socialiste à donner peu de place aux nouvelles baltes qui font état d’un danger russe et à le minimiser. La reprise de ces informations par « la presse du Bloc National » les rend d’ailleurs d’emblée suspectes.

Enfin, il est certain que la faiblesse militaire et navale française doit également favoriser ces convictions afin d’éviter de révéler au grand jour les carences françaises.

Si l’on croit donc que la période conquérante russe en Baltique est terminée, la diplomatie française reste cependant très vigilante face à une politique soviétique susceptible d’évoluer rapidement. Elle interprète volontiers la politique russe comme une politique de bluff, d’intimidation qui viserait à mettre à sa merci les États baltes en les empêchant d’assurer leur sécurité. Les concentrations de troupes de l’été 1921, les menaces de Tchitcherine faisant de la conclusion d’une Entente baltique un casus belli sont vues comme une volonté soviétique d’éviter toute avancée dans les négociations, jugée dangereuse pour elle.

Les États baltiques comme les puissances occidentales sont d’ailleurs les premiers à remarquer la politique erratique de la Russie soviétique qui souvent, suite à ce qui semble perçu comme des menaces contre son existence, amorce toute une série d’initiatives diplomatiques : ainsi à l’été 1922 avec ses propositions sur le désarmement régional, à l’automne 1923 avec ses propositions de conclure des pactes de non-agression. Or dès que le danger est apparemment

262 BOURNAZEL (R.), op. cit., p. 81

263 HOGENHUIS-SELIVERSTOFF (A.), Les relations franco-soviétiques 1917-1924, Paris, 1981, p. 185, 193, et 208 sq.

264 LCVA, F383/7, 107, 14 janvier 1921

265 AMAEF, Lettonie, 4 (10 octobre 1921), Russie, 693, 1er avril 1922, « L’Europe jugée par les bolchevistes. III. L’Est Européen », Journal des Débats, 19 mars 1922.

passé, celle-ci donne l’impression de s’en désintéresser. Les Soviétiques semblent surtout utiliser les négociations dans le seul but de diviser les États entre eux ou de les utiliser comme arguments de sa volonté pacifique267.

De même la diffusion persistante de rumeurs qui font état de clauses militaires secrètes dans le traité de Rapallo joue un rôle dissuasif pour tempérer le rapprochement qui s’opère en mars 1922 avec la Pologne268.

En mars 1922, le Journal des Débats publie un document qui selon lui émanerait des services soviétiques. Celui-ci décrit précisément une politique soviétique, toute en apparence, qui manierait la carotte (transit) et le bâton (menaces) en attendant l’heure de retrouver sa puissance et de pouvoir réoccuper les États baltes avec l’assentiment allemand, qui bloquerait la Pologne269. Le manque d’études exploitant les documents russes sur la politique soviétique en Baltique empêche de juger de l’authenticité du document mais même apocryphe, celui-ci donnerait une interprétation relativement plausible de celle-ci.

Face à cette tactique, le but des diplomates français est donc surtout de démonter ces rumeurs auprès de leurs interlocuteurs estoniens et lettons. Mais cette politique de ménagement, d’attention (cf. le chapitre introductif) que le Quai d’Orsay promeut, a également une valeur démonstrative. En recevant les hommes politiques baltes, en entamant des négociations commerciales, en refusant d’aggraver certains différents bilatéraux, la France laisse penser à la Russie soviétique comme aux autres États l’existence ou surtout le maintien de liens amicaux, d’un certain intérêt pour la région (la Russie soviétique pouvant soupçonner des accords secrets) qui induisent les Baltes à ne pas trop céder à la menace soviétique et obligent la diplomatie soviétique à la prudence ou la réflexion avant de passer à l’action ou de menacer trop ouvertement.

Or si cette politique est possible dans deux États sortis quelque peu des remous immédiats de la politique internationale, celle-ci se complique énormément dans un pays comme la Lituanie que chaque grande puissance croit sur le point de tomber instamment dans les griffes de ses adversaires.

Contrairement à l’Estonie et la Lettonie, la Lituanie peut considérer l’Union soviétique moins comme une menace que comme un contrepoids. De plus la Lituanie, contrairement à ses

267 LEHTI (M.), A Baltic League as a construct of the new Europe, Peter Lang, Francfort, 1999, p. 416-418, p. 441, HIDEN (J.), The Baltic states and Weimar Ostpolitik, Cambridge, 1987, p. 139 et 147.

268 « Maintenir la paix », Temps, 20 juillet 1921, AMAEF, Russie, 705, 30 juillet 1921, Estonie, 4, 30 avril 1922. 269 « L’Europe… », op. cit., Journal des Débats, 19 mars 1922.

deux cousines nordiques, est menacée dans son existence même par l’impérialisme polonais, qui risque ainsi de l’isoler de l’Allemagne. À l’inverse, pour la diplomatie comme pour l’opinion française, tout le problème est lié à l’opposition entre un espace géographique stratégique et la présence sur celui-ci d’un petit État faible, convoité par trois puissances ayant des vues directes sur son territoire270. Or on a vu que, dès 1920, la Lituanie a été soupçonnée de servir les intérêts allemands et russes. Au lieu d’être une barrière, elle serait un pont permettant l’établissement de cette alliance germano-russe si redoutée, qui affaiblirait ou détruirait l’allié polonais et ruinerait ainsi le nouvel ordre européen. Pour Louis Marcellin de la République française ou Henry Bidou du Figaro, la Lituanie est déjà le point de rencontre où s’accordent les politiques germaniques et soviétiques271. Bref la question lituanienne est le produit comme renforce le mythe de Rapallo, né bien avant 1922. Ces doutes vont s’accentuer encore plus en 1923 après la crise de Memel et l’accentuation du conflit polono-lituanien.

En février 1923, l’attitude lituanienne face au Conseil de la SDN fait scandale : refusant d’accepter l’établissement d’une ligne de démarcation consacrant pour elle le « rapt » polonais de Wilno (Vilnius), « l’insolence », la « mégalomanie » lituanienne déclenchent l’ire de la presse française, en particulier à Droite. L’Écho National se demande « sur qui s’appuie ce petit peuple

de moins de quatre millions d’habitants pour se moquer à la fois des puissances occidentales et de la SDN »272 ? Le vocabulaire employé montre que l’État lituanien apparaît comme un « déviant », qui conteste le verdict des grandes puissances et sort de la place qu’il doit occuper dans la hiérarchie internationale. Cette puissance, en décalage complet avec son potentiel militaire et économique, ne peut venir que de la complicité des deux grandes voisines.

Des rapports des SR français font état de rumeurs évoquant la présence d’officiers russes parmi les insurgés lituaniens de Memel et parlent de l’accueil enthousiaste fait à Tchitcherine à Kovno en novembre 1922 et en février 1923. Ils suspectent la conclusion d’une alliance lituano-russe. Le président du Conseil lituanien Galvanauskas relatera plus tard dans ses mémoires que lors du bref arrêt de l’homme d’État russe, celui-ci ne fit aucune objection à l’idée d’une action lituanienne sur Memel273. Et dans la Victoire, Gustave Herve craint comme beaucoup de diplomates ou de journalistes que dans un « coup de folie », les Lituaniens appellent

270 AMAEF, Memel, 9 (11 juin 1923), Lituanie, 24 (27 novembre 1922), BIENAIME (G.), « Le mauvais coup manqué sur le port de Memel », Victoire, 14 janvier 1923.

271 « La brèche est ouverte », Eclair, 13 juillet 1920 ; MARCELLIN (L.), « La trêve de Riga », République

française, 8 octobre 1920 ; BIDOU (H.) « L’affaire de Memel », Figaro, 17 janvier 1923 ; WALA (J.), La France… op. cit., p. 346.

272 MARCELLIN (L.), « Dernières Nouvelles. La Lithuanie se moque de la SDN », « Dernières Nouvelles. Le trouble-paix de Kowno et leur ami Tchitchérine », Écho National, 4 et 22 février 1923, « La Lithuanie se rabttrait sur Memel », Homme libre, 3 février 1923.

les armées rouges à la rescousse274. Il est vrai que ces derniers surent exploiter cette idée auprès de leurs interlocuteurs étrangers. Le chef des insurgés lituaniens à Memel affirme avec certitude que toute réaction polonaise ou alliée déclencherait une intervention russe. De son côté Milosz peut laisser benoîtement tomber au Quai d’Orsay qu’il ne peut croire que la Pologne se suicidera en déclenchant une intervention russe contre la Pologne275.

Ces affirmations prennent d’autant plus de valeur qu'en fonction même de ce mythe de Rapallo, la Lituanie et l’URSS apparaissent subordonnées à une politique allemande, qui comme le montre le Temps cherche surtout à entraîner les Soviétiques dans ses intrigues à Kovno (Kaunas, capitale « provisoire » de la Lituanie) pour provoquer un nouveau conflit276. Dans d’autres journaux de Droite (par exemple les Débats, Écho National), dans la Dépêche, il y a toujours l’idée que l’action soviétique est commanditée ou encouragée par le Reich277. Les trois États commenceraient d’une part à saper les bases des traités en faisant de Memel la première violation impunie du traité de Versailles ou à créer une diversion à l’opération française dans la Ruhr. Il n’est pas étonnant pour Henri Lorin, qui écrit dans le Journal, que l’attaque des Lituaniens, « fourriers du pangermanisme » coïncident avec la Ruhr et les manifestations militaires en Hongrie. Les détachements lituaniens dans la zone neutre polono-lituanienne et les troupes soviétiques massés devant la Roumanie ne peuvent être pour le Quotidien qu’un complot de von Maltzan, le véritable « deus ex machina » de la diplomatie allemande toujours prête, pour

l’Action française, à profiter des errements et imprévoyances278. Mais la Lituanie est surtout vue comme un piège tissé par les manœuvres russo-allemandes pour entraîner la Pologne dans un conflit et empêcher celle-ci de constituer, avec la Lituanie, l’anneau qui encerclerait la Prusse- Orientale. Comme l’affirme Jacques Bainville dans la Liberté, s’il n’y avait pas de conflit de Vilna ou de Memel, « Moscou et Berlin en inventeraient un, sûrs que la vieille haine de ces deux

peuples se rallumerait pour toujours »279.

Dans tous ces articles, on s’appuie au total sur peu de faits. Ces derniers servent surtout à confirmer quelques idées intangibles ayant trait à une puissance allemande déterminée et

274 AMAEF, Memel, 6 (22 janvier 1923), 8 (19 février), HERVE (G.), « La main au collet », Victoire, 16 janvier