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Les indépendances économiques baltes, une équation impossible ?

Les pays baltes apparaissent finalement comme des entités économiques dont les faiblesses s’apparenteraient plus ou moins à celles des petits États balkaniques sous-développés. Toute l’économie balte semble fonder sur la fourniture de quelques matières premières (lin, bois

389 BUP, II/10/H, 62/310, Études Financières. Estonie (10 juin 1924) ; AMAEF Russie, 697 (4 novembre 1925), 706 (12 juillet 1921) ; KERILLIS (H. de), Du Pacifique… op. cit., p293, HAUSER (H.), « Une porte baltique de la Russie : Riga », Information, 17 décembre 1922.

390 AMAEF, Russie, 692, 28 décembre 1920, LEBAS (M-P.), « Le petit soldat de Memel », Ère Nouvelle, 29 janvier 1923, MONMARSON (R.), «Vue d’ensemble », Libre Parole, 10 juin 1921 ; DESPREAUX (E.), « La rue Quincampoix de Riga », Europe Nouvelle, 13 août 1921.

et ses dérivés) et produits semi-manufacturés : en 1922, les exportations de ces quelques produits représentent 77% des exportations lettonnes. Les hauts prix du lin et la forte demande en bois ont certes permis aux jeunes États de pouvoir rester difficilement à flot mais au prix de nouvelles coupes claires dans des forêts déjà dévastées par de multiples occupants. Le communiste français Paul Vaillant-Couturier, qui passe par la Lituanie, peut se moquer ainsi d’une Lituanie dont l’une des principales ressources serait les recettes tirées des visas des passeports392.

Si les réformes agraires présentent pour la France un certain intérêt politique, les représentants français sur place restent sceptiques sur l’intérêt économique de telles mesures. Caillaux dénonce ainsi dans son livre « Où va la France, Où va l’Europe ? » les tendances anarchiques et économiques d’une évolution qui va ramener l’Europe en arrière. La création de petites exploitations, d’organisations coopératives et d’une petite industrie rurale ne permettrait pas un développement suffisant de la production. Elle entraînerait de surcroît une crise de la grande industrie qui aurait moins de débouchés et empêcherait le financement des importations de vivres nécessaires. Pour lui, le « green rising » de l’Europe orientale ne représente donc qu’une version atténuée de la situation russe. La disparition de la grande industrie russe pourrait, selon Caillaux, préluder l’évolution de l’Europe du Danube à l’Oural393.

La grande propriété, en permettant une spécialisation et une modernisation du travail agricole, pouvait sembler permettre une certaine modernisation du monde rural, surtout dans les régions baltiques qui possèdent souvent un sol pauvre. L’installation de petits propriétaires sans capitaux ni connaissances semble préluder, pour Padovani en Lituanie et de Vienne en Estonie, à un déclin de la production et à la fin des techniques modernes employées par les grands propriétaires (sélection des races, engrais)394. Dès lors, comme le souligne De Martel, toute baisse d’une production déjà faible ou de la demande empêcherait le paiement des produits manufacturés achetés à l’étranger. Il conduirait à un lourd déficit de la balance des paiements qui menacerait l’économie nationale. Toute répétition du phénomène ferait même craindre, selon De Martel, pour « l’avenir de ce petit pays dont l’économie tout entière repose sur la prospérité de

son sol »395.

Malgré leur petitesse, les nouveaux États apparaissent comme écrasés par les charges qui leur incombent. Les créations d’un appareil d’État, en particulier d’un service diplomatique, d’une armée, apparaissent comme dangereuses et presque saugrenues à certains observateurs.

392 VAILLANT-COUTURIER (P.), Un mois dans Moscou la Rouge, Paris, 1926, p. 22 393 CAILLAUX (J.), « Où va la France ? Où va l’Europe ? », Paris, 1922, p. 103 sq.

394 AMAEF Lituanie, 69 (10 juin 1925) et Estonie, 13 (24 décembre 1923), RC 18-40, 39 (29 septembre 1922) 395 AMAEF, RC 1918-1940, C-Lettonie, 5, 11 avril 1924.

Les termes de « bizarre », « drôle », « singulier » reviennent souvent sur les lèvres des voyageurs français. Ainsi Frossard qui, à Moscou pour le congrès de l’Internationale, se moque d’un pays, qui, indépendant, a voulu singer les grands pays et a voulu avoir son gouvernement, ses ministères, son armée permanente. Toute cette bureaucratie « ronge » pour lui ce pays et constitue la face cachée de ce qui est qualifié par d’autres d’État d’opérette (avec l’invocation rituelle au grand-duché de Gerolstein)396. Les diplomates français dénoncent également ce qui apparaît souvent comme une hypertrophie de l’État. Le nombre élevé de fonctionnaires est, pour De Martel, un luxe inutile. Il en tient pour exemple les personnels des chemins de fer (19 000 personnes pour 1 800 kilomètres de voies, soit 10,1 personnes au kilomètre contre seulement 6,5 en France selon lui). Il montre que le secteur public devient le refuge d’une partie des membres « de professions productives » victimes de la crise tout comme d’une classe de gens qui cherchent à vivre aux crochets de l’État, ce qui se révélerait dangereux. De même en Estonie, le consul Eybert constate dès août 1920 que le budget est écrasé par une pléthore de fonctionnaires et par le coût des différentes Légations. Comment un État comme la Lituanie qui consacre 56 % de son budget à son armée pourrait-il se développer ? 397.

De plus, conformément à l’orthodoxie économique traditionnelle, les diplomates français dénoncent le trop grand interventionnisme de l’État dans l’économie et les dépenses qui y sont liées. Ils critiquent, en particulier, les crédits accordés aux coopératives et aux sociétés en difficulté, notamment celles liées aux intérêts des hommes au pouvoir398. Leurs faillites feraient mauvais effet à l’étranger. Alors que dans les premières années le dynamisme artificiel de l’économie estonienne (relations privilégiées avec l’Union Soviétique) permit de soutenir à coup de crédits l’économie, la crise économique tarit les ressources et le déficit budgétaire augmente. En Lettonie, c’est dès 1920 que l’ampleur des déficits budgétaires et la faiblesse des rentrées aboutit à une multiplication par quatre de la masse des billets en circulation et engendre une inflation importante. Comme le souligne la Libre Parole, c’est « la planche à assignats » qui permet seul de continuer les importations nécessaires399.

Or très vite et contrairement au voisin allemand, l’inflation se révèle vite intolérable pour des États qui manquent presque complètement de capitaux. Les incertitudes qui pèsent sur leur avenir obligent les deux États à une politique financière stricte pour attirer les investisseurs

396 FROSSARD (L.O.), Mon Journal… op. cit., 11 juin 1920.

397 AMAEF, Lettonie, 18(26 janvier 1923), Estonie, 13 (22 août 1920) et X., «Lettre de Pologne », Temps, 12 juillet 1923

398 AMAEF, Estonie, 34, 4 mars 1924

399 AMAEF, Lettonie, 30 (26 juin 1922) et FARAUT (L.), « La Finlande et les pays baltes et le commerce français », Le Parlement et l’Opinion, août 1921

occidentaux réticents mais aussi convaincre les populations. Il faudra, au début, de gros efforts aux autorités lituaniennes pour maintenir le taux du litas (la nouvelle monnaie nationale) face au dollar et susciter la confiance de la population dans la nouvelle monnaie400.

Voyageant en Lettonie, Henri Béraud s’insurge contre le fait que « des gens sans

fortune ni commerce ni travail puissent acheter au cinquième de leur prix les biens d’un peuple actif et sérieux » (le rapport est alors d’un à cinq entre la monnaie lettonne et le franc).

Oubliant que le prix de la terre varie selon sa nature, il s’inquiète « de penser qu’un

paysan letton peut si cela lui chante vendre son bien et pour chaque arpent de son champ pelé, acheter chez nous cinq bons arpents de bonne vigne bourguignonne »401.

Les autorités financières françaises estiment également les monnaies baltes trop fragiles et les déficits trop importants, se refusent à participer à la création de banques d’émission comme à autoriser des emprunts sur les places françaises402. En Lettonie et en Lituanie les projets français visant à rentrer dans le capital des nouvelles Banques nationales (qui, on le rappelle, jouent un rôle fondamental dans la vie économique nationale) ont vite échoué. Les propositions lituaniennes et du ministre letton des Finances Kalnings lors de son voyage à Paris en octobre 1921 se sont heurtées au refus, en particulier de la BUP, de s’engager en francs-or sur le long terme.

De ce fait, pour éventuellement obtenir des crédits de la part des banques et donner une certaine confiance aux investisseurs, les autorités baltes se doivent à tout prix de maintenir le cours de leurs monnaies. Pour enrayer la chute de la monnaie estonienne, on utilise les faibles réserves en or restituées par les Soviétiques pour soutenir le cours de la monnaie : « un

empirique à l’usage des fous » pour de Vienne403. Grâce à une politique sévère initiée par Kalnings, le lat commence à se stabiliser mais on craint alors de voir les exportations s'effondrer compte tenu du cours artificiellement haut de la monnaie lettonne. Les risques de banqueroutes industrielles et de ruine de l’agriculture sont pour les diplomates français élevés404.

De plus le protectionnisme balte permet certes de protéger des industries dont les produits chers et de qualité médiocre ne peuvent soutenir la concurrence internationale, mais il risque de provoquer des ripostes commerciales de la part des pays étrangers lésés par cet état de fait. C’est particulièrement le cas pour la France, dont les produits de luxe ou les spiritueux souffrent particulièrement. De Martel dénonce le protectionnisme et le nationalisme letton

400 AMAEF, Lituanie, 26, 23 juin 1923.

401 BERAUD (H.), Ce que j’ai vu… op. cit., p. 6

402 AMAEF, Lettonie, 2 (13 octobre 1921) et 30 (30 août 1922). 403 AMAEF, Estonie, 27 (30 juillet 1924) et 34 (4 mars 1924). 404 AMAEF, Lettonie, 30, 26 juin 1922.

outranciers qui à force de vouloir « faire revivre le particularisme letton » font fuir le capital étranger et risque de faire végéter le pays en détruisant son riche « héritage industriel et

commercial »405. L’évolution vers une économie autocentrée basée sur les seules ressources lettonnes est donc jugée suicidaire. De Vienne souligne l’inanité de la politique protectionniste estonienne (risque d’une « mort sous la cloche pneumatique par le vide »406. Cette politique ne peut d’ailleurs, selon lui, réussir compte tenu des difficultés budgétaires inhérentes à ces États.

On voit donc que, pour les diplomates français, que leurs politiques soient expansionnistes ou déflationnistes, les nouveaux États risquent d’aller droit dans le mur. Sur ce point, leurs analyses rencontrent d’ailleurs celles de leurs collègues anglais ou allemands, très critiques aussi vis-à-vis de la politique initiée en Lettonie407. Les difficultés à commercer normalement contribuent à accentuer le désintérêt français et les jugements pessimistes sur l’avenir de ces États. La comparaison avec les colonies est parfois pertinente quand le commerce français se borne parfois à n’envoyer que des produits usagés et disparates. Lorsque le ministère des Travaux Public parvient à céder aux États baltes une partie du matériel ferroviaire allemand (matériel « Armistice ») obtenu en 1919-1920, le chef de la mission Arbel se félicite auprès du Quai d’Orsay d’avoir pu se débarrasser d’un matériel usagé et disparate et d’avoir évité de coûteuses réparations (les Baltes devraient, pour lui, charger partiellement par la suite des entreprises françaises de les faire !) 408.

La situation de ces petits États est donc jugée intrinsèquement fragile : comme l’affirme

l’Intransigeant, le souvenir, l’histoire suffisent à faire une nation mais pas à la nourrir. Beaucoup

de journalistes assimilent les petits États baltes à de la « poussière », destinée à être dispersée à la prochaine bourrasque, symbole d’organismes qui, à leurs yeux, ne peuvent entrer dans la communauté des États développés mais qui vont vite retrouver le néant409.

Anomalies économiques aux yeux de certains, ils ne pourraient survivre qu’en retrouvant la tutelle économique d’États plus grands. Pour reprendre les mots de De Vienne, l’Estonie doit redevenir « sous une forme ou sur une autre (…), l’atelier et l’entrepôt, (…), le

faubourg et le port d’un système plus grand que le sien… » qui rétablira « … un équilibre qu’elle ne peut demander à ses ressources intrinsèques »410.

405 AMAEF, Lettonie, 18, 24 octobre 1921.

406 AMAEF, RC 18-40, 2 (janvier 1923-novembre 1924), passim et cf. note 76. 407 HIDEN (J.), The Baltic… op. cit., p. 99.

408 AMAEF, Lettonie, 36, 23 mai 1921. AMT, 70 AQ, 310 bis (Lettonie, Wagons-Armistice, 13 novembre 1922). 409 CACHIN (M.), « Les relations extérieures de la République Soviétique », L’Humanité, 2 septembre 1920,

DESPREAUX (E.), « Souvenirs… », Europe nouvelle, 30 janvier 1921, GAUVAIN (A.), « Les Affaires de Pologne », Journal des Débats, 12 octobre 1920.