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Les gouvernements baltes s’appuient en effet sur des coalitions fragiles et dépendantes des intérêts particuliers. Le scrutin proportionnel renforce cet état de fait, en permettant la représentation d’une multitude de petits partis, dont les voix sont recherchées. Le gouvernement devient « l’humble exécuteur » de la volonté des partis, qui demandent toujours plus d’avantages362. Les minorités sont courtisées pour former des majorités qui sauvent des gouvernements, privés de tout appui fixe et survivent en évitant l’examen de questions controversées. Du fait de l’émiettement des partis lettons, les minorités, rassemblées sur quelques listes, obtiennent plus de sièges que le nombre qu’elle devraient obtenir en fonction de leur importance numérique. De Martel décrit, non sans un certain mépris, les longues consultations et tractations pour la formation d’un gouvernement ou les procédés employés par celui-ci pour se maintenir : « des procédés de maquignonnage d’une application toute naturelle

dans les milieux parlementaires lettons », où chacun monnaye son soutien ou sa participation. Le

séjour dans le Far-West américain du leader letton Ulmanis aurait été, affirme sérieusement le diplomate français, du plus grand secours dans les tractations qu’il doit mener pour conserver la présidence du Conseil !

Quant aux chrétiens-démocrates qui dirigent le gouvernement lituanien en décembre 1922, ils convoquent une séance extraordinaire en l’absence des autres partis pour parvenir à élire leur candidat Stulginskis à la présidence de la République. Pour Padovani, de telles pratiques ne peuvent provoquer de scandales car on est « habitué à voir triompher l’adresse et

l’habileté plutôt que les formes légales »363.

Seuls finalement quelques hommes politiques semblent posséder des qualités d’hommes d’État. Ce sont justement les quelques chefs, qui ont mené les combats pour l’indépendance : Ulmanis et Meierovics pour la Lettonie, Päts pour l’Estonie, Smetona (celui-ci jouant un rôle plus effacé cependant) ou Galvanauskas pour la Lituanie. Les diplomates français ne cessent d’ailleurs de les distinguer du reste des politiciens. Ils en font des hommes providentiels, qui incarne ainsi l’idée nationale et en l’absence desquels les trois États « pourraient aller à la

dérive ».

Seuls, par leur charisme et leur souplesse, ils ont, pour les représentants français, le

362 AMAEF, Lettonie, 19, 6 décembre 1924

pouvoir de transcender les luttes parlementaires. Seuls, par leurs capacités techniques et leurs connaissances de la situation européenne, ils peuvent naviguer dans un contexte trouble qui dépasse ou déroute leurs contemporains. Galvanauskas est un ingénieur lituanien qui a travaillé à l’étranger, puis a été membre de la délégation lituanienne à la Conférence de la Paix. Bien qu’il soit sans parti, il est intronisé comme président du conseil lituanien de par sa réputation de « technicien » et semble bientôt incontournable.

Les Affaires étrangères sont le ministère où les problèmes sont les plus importants. La formation technique, commerciale ou juridique de certains membres des élites baltes leur permet de diriger sans trop de problème ces administrations mais en ce qui concerne la diplomatie, il n’y a aucune tradition. Il n’est donc pas étonnant qu’un Meierovics, le « Benes du Nord » reste jusqu’à sa mort en 1925 un ministre des Affaires étrangères inamovible. Analysant alors la situation, Barret, ministre de France en Lettonie, a bien du mal à désigner des personnalités « tranchant sur l’administration centrale ». Il est particulièrement remarquable qu’il loue d’emblée les qualités d’un très jeune diplomate Munters… qui va effectivement devenir le maître de la diplomatie lettonne dans la Lettonie autoritaire des années trente. Il n’est pas étonnant non plus que les ministres baltes à Paris, Londres ou Berlin reçoivent souvent des propositions pour devenir ministre : Pusta acceptera ainsi de prendre les rênes des Affaires étrangères estoniennes en 1924364.

Cette rareté des hommes d’État a des effets contradictoires. D’une part comme dans la France de la IIIe république, les gouvernements changent beaucoup, mais les membres les plus capables sont presque toujours présents, le reste des postes servant à apaiser les exigences des groupes parlementaires. D’un autre côté, la stabilité de la politique balte dépend de quelques hommes. Si un de ceux-ci vient à disparaître accidentellement, comme Meierovics en août 1925, la tête du pays est comme décapitée.

Plus généralement, le charisme de ces hommes est important, mais ils sont encore loin de pouvoir apparaître comme des recours à une époque où le modèle parlementaire n’est pas encore remis en cause. Nous pouvons nous demander d’ailleurs, même si l’idée n’est pas explicitement exprimée, si les diplomates ne jugent pas le modèle parlementaire inadapté à la vie de si petits États et au contraire le modèle du régime autoritaire plus propre à en assurer leur survie. Suscitant la jalousie de leurs homologues aux « horizons plus étroits... bornés », l’homme d’État balte se doit de ne pas perdre de vue les réalités locales et les intérêts des partis s’il veut conserver son poste. De Vienne oppose ainsi un Pusta aux vues « européennes » à ses

homologues estoniens aux « vues étriquées ». Jugé hautain et distant, le ministre estonien n’est pas, selon le diplomate français, assez démagogue. Il devra rapidement quitter sa charge en 1925365.

L’image en France des démocraties baltes est donc singulièrement dégradée par ces pratiques. Certes ces dernières, qui déchaînent l’irritation des opinions locales, sont surtout observées par les diplomates français sur place. Dans la grande presse française, elles se résument le plus souvent à quelques lignes d’une dépêche au milieu ou au bas d’une page intérieure de l’édition du jour. Mais certains évènements, comme les affaires impliquant les capitaux français ou la question des minorités allemandes, diffusent cette vision négative dans des couches plus larges de l’opinion, qui, même confusément, n’adhèrent plus à l’idée de républiques très démocratiques, émise par les baltophiles. Avec un sens de la formule consommé, Gabriel Puaux, ministre de France en Lituanie à partir de 1926, peut affirmer qu’un corollaire nécessaire du droit des peuples devrait être l’aptitude à se gouverner eux-mêmes366. C’est dire que loin de jouer un rôle positif, le fonctionnement des démocraties baltes peut générer au contraire certaines suspicions renforcées sur la nature des nouveaux États Baltiques.