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Dans son Père Ubu (1896), Alfred Jarry évoque une Lituanie toute de convention où des ducs de Riga et de Mitau côtoient le roi de Pologne et de Lituanie. Une partie de l’action se passe dans une caverne en Lituanie mais, à part la neige, on cherche avec peine tout détail qui pourrait rappeler la Lituanie d’alors et la faire sortir de la convention. Jules Verne, dans Un

Drame en Livonie (1907), consacre lui un livre aux luttes qui opposent les cruels et fourbes

Allemands de Riga et de Livonie aux braves et courageux Russes victimes de machinations44. Mais en dehors de quelques rapides mentions, il n’y aucune description précise de Lettons et d’Estoniens. Si les voyages de Verne lui permettent de mieux décrire la région, comment le lecteur de l’époque pourrait-il avoir l’impression que la Livonie est le pays des Lettons qui luttent à la fois contre les Allemands et la politique de russification ?

Cette ignorance tient d’abord à une connaissance très lacunaire de l’histoire que nous venons de résumer sommairement. À la lecture de la presse et des discours des années vingt, on est frappé de voir, en dehors d’exposés inspirés ou utilisant les publications de propagande balte, la pauvreté des référents historiques. Anatole de Monzie mentionne rapidement, dans un discours à la Sorbonne en 1926, la lutte contre les Chevaliers teutoniques, le commerce intense de bois et d’ambre des marchands hanséatiques45. Les guerres du Nord ne sont presque jamais invoquées à part l’échec de l’entreprise de Charles XII et la conquête finale par Pierre le Grand de sa fameuse « fenêtre sur l’Europe »46. Mais, là encore, les provinces baltes occupent peu de place dans des développements tous centrés sur la nature problématique du monarque qui aurait créé la puissance russe. Le nom de Mitau 47, capitale de la Courlande, n’évoque plus guère de choses en dehors des nostalgiques ou des spécialistes du Maréchal de Saxe (prétendant malheureux au duché de Courlande) ou de la vie des Bourbons en exil (Louis XVIII y séjourna à l’époque napoléonienne). Pour la Lituanie c’est encore pire à part quelques références à l’union polono- lituanienne, au mariage de Jagellon de Lituanie et de Hedwige de Pologne ou au pacte de Lublin48. C’est finalement l’épopée napoléonienne qui évoque le plus de souvenirs à tous ceux qui, comme Edouard Herriot ou Henri Beraud, entendent les noms de Tilsitt (devenue ville- frontière avec la Lituanie) et du Niémen (ou Nemunas en lituanien) et se remémorent la campagne de Russie49.

Les représentants baltes à Paris ont bien du mal à rappeler aux Français que la France a eu une politique dans la Baltique en particulier sous Louis XIV et Colbert et que celle-ci n’était pas alors une zone marginale. Pour la majorité des Français, les pays baltes n’ont guère d’histoire et ne sont que le lieu des affrontements sanglants entre les grands voisins50. « Perdus dans

l’immense empire russe », issus d’un passé ténébreux faisant peu augurer de l’avenir, ils font peu

parler d’eux et ils apparaissent pour beaucoup comme des nations mortes, absorbées définitivement51. Pour quelques spécialistes français de la Sorbonne ou des Langues orientales

45 ERA, F1622/1 (Fonds Pusta), 634, 23 février 1926

46 Voir par exemple MARSILLAC (J.), « Première Vision de la Russie des Soviets », Journal, 20 juin 1920 et KORAB (H. de), « Un État tampon, le grand rôle de la petite Lettonie », Matin, 3 octobre 1920 sans oublier les ouvrages célèbres de CUSTINE (Marquis de), La Russie en 1839, 3e édition, Paris, 1846, p. 188 et de DUMAS (A.), Voyage en Russie, Paris, 1960 (1re édition 1865), p. 92.

47 LENOTRE (G.), « Dans les ruines de Mitau », Le Temps, 8 décembre 1923 et « Lettres à Maurice de Saxe »,

Revue des Deux mondes, 1927, T.1, p. 104.

48 RIPAULT (L.), « Un problème complexe. Pologne et Lithuanie », Radical, 22 octobre 1920 et « Les travaux de la S.D.N. », Ère nouvelle, 19 septembre 1920.

49 En particulier HERRIOT (E.), « Ce que j’ai vu en Russie », Petit Parisien, 17 octobre 1922 et BERAUD (H.), Ce

que j’ai vu à Moscou, Paris, 1925, p. 5.

50 SHAT 7N 2779, d.1, Conférence de Grosvalds du 11 décembre 1924 et les articles de KORAB (note 30). 51 DUPUIS (Ch.), Préface au livre de MONTFORT (H. de), Les nouveaux États de la Baltique, Paris, 1933, p. V.

qui connaissent vaguement les langues et la géographie balte, combien de Français comprendront au début des années vingt que le lituanien n’est pas une langue slave et que l’Estonie n’est pas le meilleur endroit, vu la fermeture de la Russie bolchevique, pour aller pratiquer le russe. Le capitaine Blau, élève letton à l’École supérieure de Guerre, doit ainsi expliquer avec une patience infinie à un Français pourtant bien intentionné qu’il ne parle pas russe, qu’on ne danse pas en Lettonie le « kazatchok » ou le « lezginka » et que la vodka n’est pas l’alcool préféré des Lettons. On ne risque pas en outre d’avoir affaire, comme certains le croient, à un gouvernement de type soviétique ou à faire face à des hordes de cosaques. De plus, comme le montre un enseignant français à Riga, beaucoup sont surpris que les campagnes lettonnes ne soient pas analogues aux toundras sibériennes ou déçus de savoir que ce n’est pas le meilleur endroit pour chasser les loups et les ours, rencontrer fréquemment des aurochs52. Il est caractéristique que la Lettonie soit choisie sans trop d’arrière-pensée par la société CinéFrance-Films pour tourner un des premier Michel Strogoff (1925)53.

Les événements de la guerre mondiale n’ont fait que confirmer ce jugement. Un journaliste de Paris-Soir évoquera encore, en 1935, le fameux Kaunas des communiqués russes54. Les communiqués de presse qui parlaient de la défense héroïque de Riga par les tirailleurs lettons entre 1915 et 1917 attiseront l’intérêt des premiers baltophiles comme Seignobos ou Doumergue55. Certains prisonniers de guerre français nouent des liens d’amitié avec des Baltes dans les camps allemands. D’autres Français du Nord, déportés en Lituanie dans des conditions tragiques, bénéficient du soutien de la population locale56. Mais ces faits restent isolés et ne s’imposent pas au sein de l’opinion publique. Il est significatif par exemple que la propagande balte en France ne réussira jamais à ancrer l’idée suivante : les troupes russes, qui sont censées par leur action en Prusse Orientale avoir tant contribué à la victoire de la Marne, sont composées en partie de soldats baltes. Une parcelle de la reconnaissance française pour ces actions aurait donc dû rejaillir sur les Baltes dans l’examen de leurs revendications57. Il est donc incontestable qu’en 1920 les Baltes ont un « déficit historique » immense qui va nuire à l’évaluation de leur action pour l’indépendance.

52 PUAUX (R.), « Impressions baltiques », Revue Bleue, 21 mai 1932, p. 297-8 ; HERVE (G.), « La Lithuanie »,

Victoire, 8 septembre 1920 ; BLAU (Capitaine), « La Lettonie », Causeries faites par les officiers étrangers de la 54e promotion de l’Ecole Supérieure de Guerre, Paris, 1933-4 (BDIC), LVVA, F2575/7, 1454 (15 novembre

1934) ; JONVAL (M.), « La Lettonie d’autrefois », La Lettonie vue par les représentants de la presse étrangère à

Riga, Riga, 1930, p. 11.

53 LVVA, F2575/7, 352 (7 mai 1925).

54 GILLET (L.), « Les visages de l’Europe inquiète », Paris Soir, 10 octobre 1935. 55 LVVA, F2575/7, 29, passim.

56 LELEU (A., Chanoine), Les otages français de représailles en Lithuanie, Paris, 1920.

57 MONMARSON (R.), « Aux Pays Baltiques », Écho de Paris, 31 janvier 1920, AMAEF, Lituanie, 65 (20 mai 1921), 78 (7 avril 1920) et Russie, 687, 13 novembre 1918.