• Aucun résultat trouvé

Les nouveaux régimes baltes sont loin, pour certains auteurs, d’être des démocraties, qui ont « couronné », comme en Europe centrale, les mouvements d’émancipation nationale des populations. Ils pourraient n’être, selon eux, que des outils qui profitent à une camarilla de dirigeants et ne correspondent pas aux vœux profonds de la majorité de la population. Cette critique radicale s’inscrit dans une propagande qui vise à délégitimer des politiques qui vont à l’encontre des intérêts français.

Lors des conflits économiques opposant les Grandes Puissances en Estonie et en Lettonie, certains diplomates en viennent à s’interroger sur les motifs profonds des dirigeants. Mais c’est l’exemple lituanien qui est utilisé le plus souvent pour stigmatiser un discours nationaliste artificiel qui masquerait l’absence de tout sentiment national. Ici aussi l’exemple lituanien peut contaminer l’ensemble de la vision française de la Baltique orientale, compte tenu de la difficulté française à distinguer chacun des trois États Baltes et de la solidité des préjugés irriguant ces perceptions.

365 AMAEF, Russie, 697 (4 novembre 1925), Lettonie, 18 (5 juin 1921) et Estonie, 13, (29 février 1924) 366 AMAEF, Lituanie, 59, 5 juin 1926

À droite, on retrouve quelques traces de la condamnation du wilsonisme qui par ses théories néfastes, aurait éveillé un particularisme « farouche » chez les jeunes intellectuels lituaniens. La Libre Parole du 14 juin 1921 évoque ainsi les « considérations philologiques

chères au président Wilson imprégné de science allemande » qui auraient chassé le souvenir

historique de l’union polono-lituanienne. Au cours de la Conférence de Versailles s’était d’ailleurs élaborée une légende tenace qui attribue à la diplomatie américaine et à Wilson un rôle majeur dans la défense des intérêts lituaniens et la volonté de faire revivre la grande Lituanie du XVe siècle au détriment de la Pologne367. En fait si les organisations américaines et les Lituaniens d’Amérique envoient des secours économiques non négligeables, la politique américaine reste toujours très en retrait dans les questions baltes. Son refus de démembrer la Russie, et donc de reconnaître les indépendances baltes, donne des arguments supplémentaires à la diplomatie française pour différer en 1920 toute initiative. Ce n’est qu’en 1922 que les États- Unis reconnaîtront de jure les trois États baltes.

De manière plus classique, on dénonce quelquefois l’influence pernicieuse des théories russes sur les étudiants lituaniens, en particulier les idées des sociaux-révolutionnaires, qui auraient favorisé l’émergence d’une mystique nationale basée sur un patriotisme de terroir368.

Mais en général c’est surtout l’appât du gain des nouveaux dirigeants que l’on critique. La corruption est, selon le consul français à Riga, une « gangrène morale générale dans ces

États ». Gilbert parle du « goût immodéré du lucre » des dirigeants estoniens. Les classes

dirigeantes chercheraient à profiter au maximum de leur nouveau pouvoir. Mais la corruption concerne aussi et surtout les fonctionnaires subalternes et même certains militaires369. La dénonciation est d’ailleurs d'autant plus vive quand ce sont les Anglais qui sont à la manœuvre ou que le trafic russo-estonien nuit à la perspective d’une alliance avec la Pologne.

La corruptibilité des hommes politiques et surtout des fonctionnaires, leur faible « niveau de moralité » sont pour les diplomates français des éléments prouvant leur appartenance au monde russe. Derrière le vernis occidental, les mentalités des élites resteraient profondément imprégnées par les traditions de la bureaucratie russe370. Dans un autre sens, l’avidité des dirigeants des nouveaux États serait aussi, selon eux, un signe révélateur que même ceux-ci ne

367 SAINT-YVES (G.), « Le problème lithuanien », Libre Parole, 14 juin 1921, KERILLIS (H. de), Du

Pacifique… op. cit., p. 294.

368 AMAEF Lituanie, 59, 9 juin 1926, PILINAS ( C.), « La Lituanie et les influences étrangères », Eclair, 1er août 1921.

369 AMAEF, Estonie, 4, 30 avril 1922 et Lettonie, 18, 21 septembre 1920.

croient pas en la pérennité de ceux-ci. Comme l’affirme Gilbert en 1922 au moment de l’affrontement franco-estonien sur la Russo-Baltique, ils ne « pensent qu’à profiter de leur

situation de transit pour s’enrichir et jugent que plus ça durera... mieux ça vaudra ». Ce

gouvernement de « marchands » voudrait faire durer « autant que possible la profitable fiction

estonienne », en obtenant des garanties des différentes puissances371.

L’hostilité française devient telle à la fin de la période que ses représentants en viennent presque à préférer la victoire des intérêts économiques allemands sur ceux de son ancien allié. En Lettonie c’est l’exemple du plan d’équipement hydroélectrique de la Duna (le principal fleuve du pays), qui permet au chargé d’affaires français Neyrac de critiquer l’action des politiciens lettons. Ce plan fait l’objet d’un débat à la Chambre des députés lettons à la fin de l’année 1924. Alors que le gouvernement a choisi la firme allemande Siemens aux dépens de firmes anglaises, l’ancien ministre letton des Affaires étrangères Meierovics se lance dans une violente tirade contre ceux qui veulent « remettre aux mains des ennemis implacables de l’État

letton, les Allemands, une des industries vitales du pays ».

Ces propos sont donc apparemment conformes aux vues françaises, à l’idéal du Balte luttant contre toute domination germanique que nous avons décrit précédemment. On s’attendrait donc à ce que le chargé d’affaires français loue cette prise de position. Or, tout au contraire, il rappelle perfidement que, suite aux versements d’importantes commissions par de gros courtiers anglais en charbon, l’anglophilie de Meierovics s’est brusquement accentuée. C’est la légation anglaise qui lui aurait selon lui « commandé » ce discours patriotique. Le diplomate français en vient donc à mettre en cause le patriotisme de l’homme d’État letton. Est-ce que la germanophobie de ce dernier serait une question d’intérêt ? Certes l’anglophobie du diplomate est telle que l’essentiel semble pour lui l’échec de l’action anglaise et la défaite des Lettons dévoués à cette cause, quitte à favoriser les intérêts allemands en Lettonie. Le représentant français fait en effet l’éloge du ministre des Finances Kalnings qui démontre, selon lui avec justesse, que le partenariat avec la firme allemande est plus avantageux et que les autorités lettonnes pourraient alors garder le contrôle de l’affaire372. Certes cet exemple est isolé (il y a en général moins de récriminations françaises contre les Lettons que contre les Estoniens). Il tient là à la position personnelle du diplomate mais il montre bien les suspicions que peuvent vite nourrir les diplomates sur place sur la nature des positions prises par les dirigeants baltes. Loin de réfléchir en hommes d’États, ces derniers semblent bien souvent influencés par des

371 AMAEF, Estonie, 4 (2 janvier, 15 et 30 avril 1922) et 39 (sous-dossier C.F. secondaires russes, 3 septembre 1923)

considérations extrapolitiques.

Dans les deux cas, ces incidents sont utilisés pour accréditer l’idée d’États provisoires, proches du monde russe par la mentalité et qui seront appelés à y retourner. Le maintien de ceux- ci ne reposerait que sur les intérêts bien compris d’une petite couche d’intellectuels et privilégiés qui bénéficieraient de l’apathie des masses. Pour l’Estonie et la Lettonie, la propagande soviétique, tout comme des milieux émigrés, a cherché à accréditer aux débuts l’idée d’une population locale, qui regretterait une période russe où elle bénéficiait de la prospérité et payait moins d’impôts. Cela rencontre l’adhésion des milieux français de gauche, qui stigmatisent les bourgeoisies au service des impérialismes. Mais ces idées trouvent aussi un certain écho auprès des diplomates. Pour Gilbert, il est évident que, dès que la Russie deviendra forte et organisée, les Estoniens sauront s’associer rapidement sous certaines garanties avec la Russie nouvelle pour prospérer avec elle et éviter le péril des barons baltes373.

Des regrets semblables ont certes été exprimés par certaines parties des populations baltes. Mais très rapidement, suite au soutien vigoureux des populations baltes aux politiques intérieures et extérieures, il sera vite impossible aux diplomates français d’affirmer qu’au sein de la population ces arguments prévalent sur la joie d’avoir échappé à la domination étrangère. Ils doivent constater qu’il y a un désir net de la majorité de la population de faire le plus possible pour consolider leurs libertés acquises sur les élites germaniques et contre les Soviétiques. Répondant à l’article hostile du Temps paru en décembre 1922, le ministre letton Grosvald pourra avancer avec justesse que les élections libres venant de se dérouler sont une « expression

suffisamment claire de la volonté nationale » et qu’il ne connaît pas de Lettons qui seraient

« heureux et fiers de redevenir Russes »374.

Dans le cadre par contre de la lutte polono-lituanienne, l’idée d’une opposition entre des gouvernants manipulateurs et une masse frustre et amorphe va se perpétuer et s’enraciner durablement afin d’expliquer l’hostilité lituanienne à tout rapprochement avec la Pologne. Padovani dans ses rapports ou les journaux français au moment des crises opposent l’immoralisme, le laisser-aller, la médiocrité des élites lituaniennes gangrenées par la concussion, le favoritisme et l’espionnage mutuel, à une population ignorante, mais laborieuse, douce et calme. Elle ne songerait, comme l’affirme l’Information, qu’à « cultiver leurs

choux... tailler leurs pommiers et débiter leurs sapins et leurs bouleaux »375 !

373 AMAEF, Lettonie, 4 (10 mai 1921) ; AMAEF, Estonie, 5, 19 septembre 1922 et 4 octobre 1923. 374 « Correspondance (lettre de Grosvald) », Temps, 31 décembre 1922.

Le rôle très important joué par le clergé lituanien dans le mouvement national et dans l’État lituanien (les socialistes lituaniens évoquent avec ironie le « dernier gouvernement

théologique » de l’Europe) permet de jouer sur la fibre anticléricale française. Elle permet

d’opposer l’image idéale de l’homme d’Eglise à la conduite douteuse des « curés-politiciens

arrivistes » au sein de l’appareil d’État comme dans la vie civile. La force du sentiment religieux

lituanien leur permettrait de perpétuer leur influence et de continuer à exciter la population contre la Pologne376.

La vision quasi irénique du monde paysan lituanien ne repose pas sur une connaissance tant soit peu précise de celui-ci. Comme pour la nostalgie supposée des populations estoniennes et lettonnes pour l’ancienne Russie, le but est finalement de laisser supposer que la masse ne cherche qu’à vivre en bons termes avec ses voisins polonais et se souvient encore de l’amitié séculaire polono-lituanienne377. On fait bien sûr silence que la population a largement débordé parfois le gouvernement dans sa volonté de s’approprier les terres des aristocrates polonais. La volonté de conserver ces dernières nourrit les peurs d’un retour en force des Polonais. Le gouvernement lituanien n’aura en fait pas beaucoup besoin de justifier ses réticences et ses lenteurs à conclure la paix avec l’ennemi polonais.

Comme Clinchant l’avoue à Milosz, chef de la commission extraordinaire alliée envoyée à Memel en juin 1923, c’est la propagande polonaise qui est à l’origine de ces arguments378. Celle-ci reprend en fait habilement des thèmes familiers à la société française. Elle s’appuie sur les idées barrésiennes qui opposent la masse, proche de la terre et incarnant le sens national, et les intellectuels, partis étudier, corrompus par les idées modernes et finalement devenus étrangers à leur monde. Il y a donc comme un retournement de la vision démocratique originelle pour un schéma où les masses sont censées s’opposer à la réalisation d’États-nations et où les institutions démocratiques ne cachent finalement que la domination de quelques-uns.

Cette critique radicale reste cependant bornée essentiellement à la Lituanie et en général aux milieux hostiles au droit des nationalités. Mais elle contribue à consolider la critique sur l’avenir de ces États.

HAUSER (H.), « La Lithuanie et la paix baltique », Information, 18 janvier 1923.

376 AMAEF, Russie, 697 (4 novembre 1925) et Lituanie, 68 (10 avril 1922, Mémoire sur les Intérêts français en Lithuanie).

377 BIENAIME (G.), « Les intrigues allemandes en Lituanie. Laisserons-nous l’Allemagne faire sa jonction avec la Russie bolcheviste ? », Eclair, 28 septembre 1920, CARAN, 94 AP/391, 30 août 1921.

En créant des régimes démocratiques, les Baltes ont pu renforcer leurs propagandes et essayer de démontrer que le caractère occidental de leurs identités pouvait justifier une séparation définitive d’avec la Russie. Le caractère démocratique de leurs mouvements nationaux, et l’engagement qui a guidé la construction des nouveaux appareils d’État a pu améliorer leurs images en Occident et contribuer à les dissocier des stéréotypes balkaniques. Il n’en reste pas moins que les déficiences de la culture démocratique et la fragilité des nouvelles institutions ont vite conduit à une certaine instabilité de la vie politique dans ces pays. Même si la presse française ne se focalise pas sur cet aspect, celui-ci perd sa fonction positive et suscite au mieux une certaine appréhension sur la solidité de ces États en construction. Pire l’attitude négative vis-à-vis de la Lituanie a généré une critique radicale des hommes politiques baltes et renforcé l’idée que les machinations ourdies par les autres grandes puissances peuvent continuer à trouver un terreau fertile. Au niveau politique, l’avenir de ces États reste très flou : pour consolider ces jeunes démocraties et empêcher les élites de succomber à la pression étrangère, de solides bases économiques semblent requises.

C. Des pays non-viables économiquement

Les États baltes sont sortis dévastés des luttes qui se sont déroulées sur leur territoires. L’exiguïté (48 000 km2 pour l’Estonie, 56 000 km2 pour la Lituanie (hors territoire de Vilna) et 66 000 km2 pour la Lettonie) et la pauvreté de leur sol en minerai ou en pétrole semblent rendre absurde toute idée d’indépendance économique. Le contraste est d’autant plus grand que l’Estonie et la Lettonie ont connu une phase économique d’industrialisation accélérée : Riga, Reval (Tallinn) et les autres ports de la Baltique ont vu leur population croître de façon exponentielle et ont atteint un haut niveau de prospérité. Comment l’étranger peut-il concevoir la naissance d’organismes économiques sains alors que la majorité des industries et des ports semblent vouer à une disparition rapide ? Comment financer la construction d’États sans ressources fiscales suffisantes et en ayant bien du mal à négocier des emprunts à l’extérieur ? Là encore l’exemple de l’Europe centrale et la condamnation des petits États qui couvriraient l’ancien espace austro-hongrois de barrières douanières influencent les a priori négatifs que les Français peuvent nourrir sur la parcellisation de la façade baltique de l’espace russe. L’industrialisation reste la clé de la modernité. L’état des campagnes baltiques entre ruines et

désorganisation liée aux réformes agraires ne peut qu’entretenir ces doutes. La nouvelle frontière entre l’Allemagne et la Lituanie apparaît pour tous les contemporains comme le signe du passage entre deux civilisations, entre la Prusse orientale aux maisons confortables et aux nombreuses routes et une Lituanie ruinée et archaïque. Pour la mission interparlementaire française qui traverse la Lituanie en 1922, il y a au moins deux cents ans d’écart entre les deux pays379. Le seul avenir raisonnable des États baltiques réside pour beaucoup de spécialistes français dans la réintégration plus ou moins directe dans un espace économique russe et dans le développement de leurs rôles de transitaires. Ces idées ne peuvent alors qu’influer largement sur l’idée qu’on se fait de leur avenir politique.