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Avant même de se prononcer ou non sur la légitimité des déclarations d’indépendances balte, une grande partie des élites est quelque peu déconcertée par ces nouveaux termes. Où donc peuvent se trouver l’Estonie, la Lettonie ou la Lituanie? Jacques Bainville affirme maintes fois au moment des crises lituaniennes de 1920 et 1923 que très peu de Français sont capables de situer la Lituanie sur la carte. Le ministre estonien Pusta, désespéré, songe à imprimer une carte d’Estonie sur sa carte de visite. Suite à l’érection d’un stand letton à la Foire de Lyon de 1923 et aux questions déconcertantes des visiteurs, le représentant français du comité franco-letton à Lyon démontre l’absolu nécessité de cartes de la Lettonie et d’informations sur sa position en Europe77. Sur un mode ironique, invoquant l’ignorance proverbiale des Français pour la géographie, le journal Paris-Midi en 1923 ou l’intellectuel français Jean Cathala en 1939 évoquent ce jeu qui consiste à coller les « honnêtes » gens ou même le Parlement et la presse sur la situation des pays baltes et leur capitales. Quant à connaître exactement le tracé des frontières, l’ignorance est encore plus grande ! Par exemple qui sait que la république lithuanienne n’a pas de frontière avec l’URSS et donc que l’Allemagne, en la contrôlant, ne réaliserait pas la jonction

76 Articles « Esthonie, esthonien, Livonie , letton, Lithuanie, lithuanien », LAROUSSE (P.), Grand Dictionnaire

Universel du XIXe Siècle, Tomes 10 et 14, Nîmes, 1991 (réédition de l'édition de 1866-1876) et les articles

« Baltiques (provinces), Courlande, Esthoniens, Lithuanie, Livonie » de La Grande Encyclopédie, Inventaire

raisonné des Sciences, des Lettres et des Arts, Paris, 1885-1903.

77 BAINVILLE (J.), « La Politique », Action Française, 14 octobre 1920 et « L’algarade de Kovno », Liberté, 22 février 1923. LVVA, F2575/7, 232 (20 février 1923) et 569 (23 décembre 1927), BIBLIOTHEQUE UKRAINIENNE, Journal de Jean Pélissier, « Ma vie douloureuse, trahie et fervente », 19 septembre 1918 (dorénavant, BUK/ Pélissier).

avec la Russie que l’opinion française craint beaucoup (cf. Annexes A, carte 2)? Nombreux parmi les spécialistes et les journalistes l’oublient également. En 1939 l’Humanité se montre bien sévère en traitant à ce sujet le journaliste Léon Bailby de cancre78.

Au-delà même du problème de localisation géographique, découlant en grande partie du passé, s’ajoute le manque de familiarité des Français avec les noms mêmes. On hésite encore comme avant 1914 entre Ehstonie, Esthonie et Estonie, entre Lithuanie et Lituanie. Mais au moins les termes existent et, s’il y a incertitude, c’est plus sur le territoire que recouvrent ces noms. Peu savent que l’Estonie regroupe le gouvernement russe d’Estonie et une partie de la Livonie. Et quand on parle de la Lituanie, parle t-on de la Lituanie ethnique ou de la Lithuanie historique (l’ancien territoire du grand-duché de Lituanie) ? Dans le contexte du conflit polono- lithuanien, la distinction est importante et enjeu de luttes. La propagande polonaise en France parle ainsi de la Lituanie de Kovno79 ou de la Lituanie ethnique pour empêcher les Lituaniens de prétendre agrandir leur territoire80.

La transformation systématique des noms germaniques ou russes des localités baltes en déconcerte plus d’un. Du fait de la tolérance balte, les anciens usages subsistent ce qui donne parfois lieu à des confusions cocasses. Alors qu’un particulier demande le délai de livraison pour la capitale de l’Estonie, l’administration postale française lui répond au sujet de Reval mais lui dit ignorer quand la lettre arrivera à Tallinn (le nouveau nom estonien de la ville)!81. C’est la Lettonie qui subit en ce domaine les plus grandes difficultés car le terme est entièrement nouveau. Dans le Rappel, on parle en 1920 des États de Lituanie, Courlande et Lettonie et, dans la Libre parole, des États de Livonie et de Courlande en oubliant que la Courlande et une partie de la Livonie ont formé, avec la Latgale, l’État de Lettonie82. Cela démontre bien d’ailleurs que les anciens termes historiques sont connus mais simplement vides de réalité pour beaucoup de Français et que ceux-ci ont beaucoup de difficultés à comprendre les changements qui s’opèrent.

Mais à cela s’ajoute le fait que les Lettons eux-mêmes hésitent sur le terme à employer en français : doit-on parler de Lettonie (en suivant le terme allemand Lettland) ou de Latvie (inspiré du mot letton Latvija). Ce n’est que le 4 novembre 1921 que le gouvernement letton tranchera définitivement après une sévère polémique entre le ministre letton en France, qui fait

78 CATHALA (J.), « Les positions de l’Estonie et de l’Entente balte », Rhin-Danube-Baltique, 30 juin 39, WALEFFE (M. de), « La géographie en action », Paris-Midi, 13 janvier 1923, « Mauvais Elève », Humanité, 23 mars 1939.

79 Aujourd’hui Kaunas.

80 Voir par exemple « Nouvelles de l’Etranger…La conférence polono-lituanienne pour Vilna », Temps, 21 avril 1921 et SUAREZ (G.), « Le problème de Memel », Écho National, 13 janvier 23.

81 PUAUX (R.), « Impressions… », op. cit., p. 297.

82 HUMBEL (Gal), « France et Pologne », Libre Parole, 23 octobre 1920, « L’actualité. Les aspirations russes »,

appel à plusieurs linguistes et historiens français, et la petite communauté lettonne de France. Cette dernière cherche en effet à imposer le mot de Latvie, fait des démarches auprès des administrations, bibliothèques et librairies et aggrave encore grandement la confusion de celles- ci. Le mot Lettonie s’impose mais beaucoup de Français ou de Belges, selon les Lettons (ou Latviens !) qu’ils auront rencontré, parleront ici ou là de Latvie. En 1923, l’Information du Midi, dans un article inspiré, doit s’élever encore une fois contre ces « tournois linguistiques » qui nuisent à la cause du pays83.

Une des conséquences de cette confusion initiale va être la permanence avec laquelle pendant une grande partie de notre période, l’opinion française confond les pays baltes entre eux. Le Radio-Magazine fait de Riga la capitale de la Lituanie. L’Exportateur français place en Estonie les ports lettons de Libau (Liepaja) et Windau (Ventspils). Recevant la fille de Pusta, le ministre estonien à Paris, le directeur de l’Ecole libre des Sciences politiques lui demande aimablement si elle est polonaise, puis, devant la confusion de la jeune fille, quelle est alors la situation à Riga ! Les exemples sont innombrables et touchent tous les milieux, gênant d’ailleurs les relations entre la France et ces pays. Les autorités consulaires françaises et baltes ne cesseront de renvoyer à leurs collègues la correspondance commerciale arrivée par erreur dans leur poste. Au Quai d’Orsay, beaucoup de documents diplomatiques concernant par exemple l’Estonie termineront leur existence dans les dossiers attribués à la Lituanie et la Lettonie, où ils se trouvent encore84.

Ces erreurs qui peuvent faire sourire n’en sont pas moins un indicateur précis de la confusion qui règne dans les esprits et vont alimenter à leur tour un certain nombre de stéréotypes qui vont peser sur ces pays. La presse caractérise ainsi volontiers et à dessein les États baltiques comme des pays de marécages et de brumes. Ils le sont effectivement en partie mais la comparaison rend concrète l’incapacité à situer précisément ces pays et leurs caractéristiques. Cela renforce l’impression de bizarrerie, d’irréel, d’absurdité qu’éprouvent une grande partie de l’opinion devant l’émergence si soudaine de ces États et cela nourrit bien sûr l’extension à la Baltique orientale de termes qui caractérisaient l’Europe balkanique :

«… encore des complications en Europe orientale… », «… Memel un modèle

d’imbroglio…», «…L’Europe orientale une éternelle boîte à surprises…. »85

83 LVVA, F2575/7, 116 (Lettonie ou Latvie), 230 (22 février 1923), 297 (16 Avril 1924) 350 (31 mars 1925) ; AN, AJ 16/6968/Lettonie, Aff. diverses (30 avril 1923).

84 LVVA, F2575/7, 99 (29 juillet 1921), 681 (31 janvier 1929), 707 (21 décembre 1928) ; AMAEF, RC 18-40, C- Lettonie, 2 (28 juin 1922) ; WULLENS (M.), Paris- Moscou-Tiflis, Paris, 1927, p. 212.

85 « La complication lituanienne », Paris-Midi, 7 septembre 1920, « Encore des complications dans les pays de l’Est », Intransigeant, 12 octobre 1920, BAINVILLE (J.), « L’imbroglio sanglant », Liberté, 15 janvier 1923.

Comment comprendre des conflits ou des périls dans des lieux inconnus de la plupart ? De plus la confusion faite entre les Baltes va entraîner pendant toute la période une généralisation abusive à l’ensemble des États baltiques de problèmes ne touchant parfois que l’un d’entre eux. Elle aura par exemple des répercussions négatives pour l’action des Estoniens et Lettons en France, confondus avec les Lituaniens qui combattent les alliés polonais.

Les gouvernements baltes sont donc dans la nécessité de remédier à cette ignorance soit en tentant d’éclairer la presse sur la situation en Baltique, soit en développant un système de propagande coûteux, soit en créant des réseaux de sociabilité efficaces. Mais en ont-ils le pouvoir et les moyens ?

C. Valoriser et faire connaître l’espace baltique

Privé de repères historiques solides, de relais efficaces, l’opinion française désorientée aurait pu mieux comprendre la situation si elle avait pu disposer de sources d’information fiables sur les évènements qui se déroulent avant 1920. Par ailleurs, la richesse et la quantité d’évènements et de délégations qui sollicitent son attention ne contribuent-t-elles pas à « obscurcir » alors les tentatives baltes ? Ces petits États, jeunes et exsangues, ont beaucoup de mal à pouvoir mettre en place un système de propagande pouvant franchir certaines barrières mentales. C’est peut-être davantage en nouant des relations personnelles avec certaines personnalités des milieux parisiens que les délégués baltes vont réussir à faire parvenir aux oreilles d’une opinion distraite quelques échos de leurs doléances.