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On a vu dans le chapitre précédent combien la question de Memel avait été un révélateur de la faiblesse militaire française. Or il faut s’attarder quelque peu sur les problèmes liés à l’avenir de ce territoire pour comprendre également les difficultés de la politique française vis-à-vis de l’Allemagne et de la Lituanie.

Au Traité de Versailles (article 99), l’Allemagne a renoncé, au profit des principales Puissances alliées et associées, à un territoire situé entre sa frontière de 1914 avec la Russie, la Baltique et le Niémen (en allemand Memel, en lituanien Nemunas) (Cf. Annexe A, cartes 4 et 7). Ce territoire de 2 400 kilomètres carrés s’articule autour de la ville du même nom (en lituanien Klaïpeda), port situé près du débouché du fleuve et qui compte environ 140 000 habitants. Il comprend une minorité germanique habitant majoritairement en ville et une population

161 AMAEF, Lituanie, 20 (5avril 1921), 21 (2 juin 1921) ; « Nouvelles de l’Etranger. États Baltes. Les traités germano-lituaniens » et « Lettre de Pologne. La question de Memel et l’Allemagne », Temps, 15 juin et 12 juillet 1923.

lituanienne essentiellement rurale. Contrairement aux citoyens du nouvel État lituanien, les habitants de Memel sont en majorité protestants et ont subi grandement l’influence de la culture germanique. La position de cette population est complexe entre rejet de la politique de germanisation et hésitations à rejoindre un État aux destinées si incertaines et possédant un niveau socioculturel beaucoup moins élevé que le Reich allemand. Compte tenu de l’incertitude régnant sur le sort de la Lituanie, un détachement français et des fonctionnaires français sont enfin envoyés au début de 1920 pour gérer le territoire. Or les fonctionnaires français se trouvent très vite pris dans une contradiction : comment assurer la dégermanisation du territoire alors que toutes les élites sont germaniques ? Comment faire face aux attaques de la propagande lituanienne en France qui, habituellement, dénonce cette politique attentiste des fonctionnaires français ? Enfin comment déterminer le sort d’un territoire et le donner à un pays comme la Lituanie qui se défend d’être germanophile, mais dont la politique semble si douteuse à beaucoup de Français.

Très vite, le général Odry, dirigeant les troupes alliées (des chasseurs alpins français) et le préfet Petisne, qui devient Haut-Commissaire du territoire, se rendent compte des difficultés de leur tâche. Il faut certes dégermaniser progressivement le territoire et favoriser dans une certaine mesure, le lituanisme comme le demande le gouvernement de Kowno. Mais comment faire, vu la situation du territoire ? Si on établit une ligne douanière avec l’Allemagne, le territoire est condamné à la ruine. Tout lui vient en effet d’Allemagne, en particulier le charbon et les produits manufacturés. La Lituanie dévastée ne peut guère alors lui offrir que du bois ou du lin. D’autre part, la situation sanitaire et politique de la Lituanie renforce les appréhensions pour abolir tout contrôle entre Memel et le territoire lituanien. Le gouvernement lituanien d’autre part s’impatientant cherche à exercer une pression économique en détournant partiellement ses exportations vers les ports lettons.

Il est impossible de remplacer les fonctionnaires allemands par des Lituaniens sauf pour les petits emplois, vu le manque d’élites lituaniennes, l’inexpérience de celles-ci en matière administrative et la difficulté de faire venir des fonctionnaires de « Grande Lituanie » (pour les Lituaniens le territoire appartient à la Lituanie dite « Mineure »). Petisne tente au contraire de retenir les fonctionnaires allemands en obtenant que ceux-ci conservent leur statut et soient considérés en congé (le gouvernement allemand favorise cette manœuvre qui lui permet de conserver son influence). Il obtient même l’autorisation pour pallier les départs d’en recruter en Allemagne. Comment de plus couper les liens entre les administrations du territoire (par exemple les tribunaux ou les Chemins de Fer) et l’Empire allemand et à quelles instances les rattacher ?

On parvint pour les tribunaux à trouver une solution en les rattachant provisoirement aux tribunaux supérieurs institués à Dantzig. Enfin, la diffusion de l’enseignement en lituanien se heurte là encore au manque d’instituteurs lituaniens qualifiés, aux réticences de leurs collègues allemands, au manque de manuels tout comme aux hésitations de la population lituanienne locale. Celle-ci aimerait voir l’enseignement de l’allemand continuer car la maîtrise de celui-ci est toujours considérée comme un moyen d’ascension sociale et permet d’aller travailler en Allemagne si nécessaire163.

Certes l’administration française, en détruisant les liens de subordination existant avec l’Empire et en remplaçant les fonctionnaires les plus importants, favorise une autonomie partielle, mais on est très loin de la lituanisation espérée par le gouvernement de Kowno et les nationalistes lituaniens du territoire qui restent très minoritaires face à la minorité allemande et au reste de la population lituanienne attentiste.

Mais à Paris, en particulier à partir de 1922, la propagande lituanienne commence une campagne active en faveur de ses aspirations à Memel. Galvanauskas, le nouveau président du conseil lituanien, tente un rapprochement avec la France, en partie à cause des difficultés qui émaillent les relations avec Allemagne (dommages de guerre et surtout création d’une monnaie lituanienne se détachant du mark)164. Dès lors, l’action de la propagande lituanienne qui recourt aux services d’Etchegoyen se fait plus intensive et semble devenir de moins en moins difficile. La Légation de Lituanie peut noter, dans un rapport de mai 1923, que le public français a fini par comprendre certains aspects de la politique lituanienne. Dans le contexte de Rapallo, les rédacteurs français accueilleraient avec une facilité de plus en plus grande les articles lituaniens. Même les milieux français les plus proches des députés polonais, comme le député Henri Lorin, doivent abandonner leur thèse d’une nation allemande et reconnaître qu’il existe des Lituaniens francophiles mais selon eux, ils seraient peu nombreux et serviraient de paravent165. Il est caractéristique que quand l’insurrection lituanienne va commencer en 1923 et que le gouvernement lituanien invoque, pour justifier le prétendu soulèvement de la population locale, les agissements pangermanistes, une partie de la presse française hésite un court moment à prendre parti et se demande, comme Bainville, si les Lituaniens sont nos amis ou nos ennemis166 ?

Or, en mettant justement l’accent sur la politique de Petisne, en allant dire que la

163 AMAEF, Memel, 1 et 2, passim.

164 AMAEF, Lituanie, 8 (23 oct, 21 nov, 23 décembre 1922) et 72 (22 mars 1922).

165 AMAEF, Memel, 4, 17 octobre 1922, LCVA, F383/7, 377 (13 mai 1923), LASKINE (E.), « L’affaire de Memel », République française, 14 janvier 1923.

germanisation serait presque aussi intense sous son administration que sous le « Kaiser » et en invoquant les liens privilégiés entre Petisne et les élites memeloises, la propagande lituanienne jette le doute dans l’esprit des dirigeants français. Même si Petisne se défend contre des « accusations jugées mensongères », invoque son impartialité, notamment dans la question des permis de séjour et de l’instruction religieuse, cette agitation favorise la décision des dirigeants français de statuer définitivement sur la question de Memel167.

Trouver une solution satisfaisante pour le statut du territoire de Memel va se révéler particulièrement ardu. Dès les origines, la question ne semble pas avoir été envisagée avec la précision voulue. On possède peu de documents précis sur les débats au cours de la Conférence de la Paix à propos des débouchés du Niémen. Il semble que la pression des propagandes lituaniennes et polonaises ait incité les commissions chargées de tracer les frontières de l’Allemagne d’exclure du Reich ce territoire allemand. Aux questions de la délégation allemande, Clemenceau répond le 16 juin que ce territoire doit revenir à la Lituanie parce qu’il a toujours été lituanien et constitue le seul débouché de la Lituanie sur la mer168. Il ne précise cependant pas ce qu’il entend par Lituanie dont les frontières sont plus que mouvantes. S’‘agit-il de la république lituanienne ou comme l’affirme les Polonais de la Lituanie historique (le grand- duché lituanien) dont une grande partie est contrôlée alors par la Pologne ?

La délégation lituanienne qui présente ses thèses en novembre 1922 à la commission d’études de la Conférence des Ambassadeurs s’appuie sur la géographie politique et sur l’idée que Memel est le débouché naturel de la Lituanie sur la mer. Port allemand secondaire, entravé par la guerre douanière germano-russe, il devrait alors sous domination éventuelle connaître un développement rapide et des journaux français aussi divers que l’Ère nouvelle ou la Victoire jugent logique une décision éventuelle sur cette base169.

Cependant, comme on l’a vu, la germanophilie supposée de la Lituanie freine grandement cette décision. Est-ce que le territoire ne jouerait pas, en ce cas, le rôle de trait d’union entre le Reich et la Lituanie ? Certes l’image de la Lituanie s’améliore partiellement en 1922 mais comme finalement la Wilhelmstrasse, le Quai d’Orsay, et en particulier Laroche, qui pilote le dossier memelois, sont tout aussi incertains sur les orientations futures de l’État lituanien. Dépendant économiquement et financièrement de l’Allemagne, le jeune État lituanien

167 AMAEF, Memel, 3 (9 juin) et 4 (1er juillet et 15 août 1922) et 13 (14 mai 1924).

168 EIDINTAS (A.), ZALYS (V.), SENN (A.E.), Lithuania in European Politics. The years of the First Republic, New York, 1998, p. 87.

169 AMAEF, Memel, 4 (21 novembre 1922), LEBAS (M.-P.), « Le petit… », Ère nouvelle, 29 janvier 1923, BIENAIME (G.), « Vite… et pas très bien », Victoire , 17 février 1923.

pourra-t-il continuer longtemps à rester indépendant ?

D’autre part le Quai d’Orsay, grâce aux confidences des dirigeants memelois à Petisne, a vent des discussions orageuses qui se déroulent à Berlin entre ceux-ci et les responsables allemands dès la fin de l’année 1921. Faute de pouvoir obtenir un plébiscite et voulant empêcher toute domination polonaise, ces derniers, comptant sur l’instabilité de la Lituanie, auraient vu dans un rattachement à la Lituanie, avec une large autonomie, la moins mauvaise des solutions. Or face à l’hostilité des Memelois et d’une grande partie de l’opinion allemande, ainsi qu’au rapprochement entre Petisne et les dirigeants memelois, la situation de la Wilhelmstrasse se révèle très vite fort délicate. Rathenau se décide alors à prôner un État libre sous la protection d’une puissance neutre et, si cela n’est pas possible, de demander au moins des garanties très strictes défendant l’autonomie du territoire contre toute manœuvre future polonaise. En dernier recours, et à condition que cela ne prélude pas à l’arrivée des Polonais, la Wilhelmstrasse préférerait encore une ville libre sous protection française qui aurait le mérite, du moins le croit- on, d’être plus facilement récupérable dans le futur. On renie officiellement toute idée de liens avec la Lituanie mais, sous peine de sanctions et de rupture du soutien financier aux Memelois, on cherche à les dissuader de prôner, ouvertement et d’emblée, un État libre sous protection française. Compte tenu de la faiblesse allemande, le gouvernement allemand refuse de s’engager dans toute action précise et se borne à des conseils plus ou moins précis aux Memelois170.

De son côté, le gouvernement français est influencé également par les rapports de Petisne. Ce dernier précise qu’en cas de rattachement de Memel à la Lituanie, un soulèvement immédiat des Memelois et sans doute une action des corps francs basés en Prusse orientale auraient lieu. Le Colonel Blanchard, résidant à Königsberg pour la commission militaire interalliée de contrôle, redoute très vite qu’en 1923 Memel devienne une nouvelle Haute-Silésie incontrôlable et dangereuse171.

De ce fait Petisne se montre très vite favorable à une solution faisant de Memel une ville libre, une unité autonome. Il reçoit sans défaveur les nombreuses pétitions d’organisations memeloises, arguant de l’incompatibilité existant entre Memel et la Lituanie (peur de la population de la domination lituanienne, de la désorganisation de la vie administrative (peur de la concussion), des lourdes impositions lituaniennes et, inversement, de l’incapacité lituanienne à financer le développement du territoire, du service militaire...). La présence française apparaît finalement à beaucoup de Memelois plus qu’un pis-aller, assurant un certain pouvoir aux autorités locales, la préservant du désordre politique ou économique régnant dans les pays

170 ADAP, A, V (192, 212, 273, 294) et VI (203, 220, 233).

voisins et lui permettant finalement de connaître une certaine prospérité172. Pour le gouvernement lituanien et les journaux français qui répètent ses idées (le Radical par exemple), ce « flirt » des Allemands de Memel avec Petisne est en fait illusoire. Les Lituaniens sont en effet convaincus que le territoire, incapable de subsister, retombera tôt ou tard dans l’orbite allemande. Le Quai d’Orsay n’est pas loin de partager cette opinion, en voulant éviter à tout prix de renouveler « l’erreur de Dantzig » et l’érection d’une entité qui reste finalement sous dépendance allemande. L’idée d’un contrôle de la SDN est même appréhendée par Laroche qui redoute qu’une Allemagne, futur membre de la SDN, n’empêche à tout jamais le rattachement du territoire à une Lituanie, alliée à la Pologne et ne réussisse même à obtenir le retour du territoire173.

La perplexité française est grande. La situation à la fin de l’année 1922 paraît bloquée. On semble finalement s’orienter vers une sorte de statu quo, une prolongation plus ou moins officialisée du régime existant pour dix ou quinze ans en attendant finalement que tout se décante. Le fait que la position française favorise une certaine pénétration économique française (monopole de l’ambre, exploitation des lignes transportant les émigrés vers les Amériques) renforce cette tendance. Mais l’affaire de Memel contribue grandement à généraliser dans la presse française l’idée que rien « n’est plus obscur ou incertain » (Le Figaro) que la situation en Baltique orientale ou qu’il est décidément bien « malaisé » de percer le jeu des « pêcheurs en

eaux troubles » (Journal) qui agissent174. Lorsque le 10 janvier 1923, au moment de l’affaire de la Ruhr, des insurgés, contrôlés en sous-main par le gouvernement lituanien, envahissent le territoire et que le gouvernement allemand et les populations memeloises ne réagissent pas, une partie de la presse (en majorité à droite) invoque immédiatement une diversion et une machination germano-lituanienne175.

La presse allemande, surtout celle de la Prusse orientale, invoque, au grand dam de leurs homologues français, une collusion ou au moins une certaine complicité franco-lituanienne qui expliquerait la faible résistance française et la rapide reddition des maigres unités françaises. Or il n’est pas inutile de dire que, du moins en apparence, le gouvernement français comme le gouvernement allemand sont tout autant surpris l’un que l’autre par le cours des évènements. Des recherches plus précises seraient encore à effectuer mais il semblerait que certains cercles

172 AMAEF, Memel, 2, 26 juillet et 28 novembre 1921. 173 Ibid., 2, 27 juin 1921 et 4, 1er décembre 1922.

174 BIDOU (H.), « L’affaire de Memel », Figaro, 17 janvier 1923 ; SAINT-BRICE, « Dernière Heure. L’incident de Memel », Journal, 13 janvier 1923.

175 DEGOUY (Amiral), « Sur les rives de la Baltique, c’est l’Allemagne qui a machiné le coup de Memel », Éclair, 18 janvier 1923, « Bulletin du Jour », Temps, 17 janvier 1923, « L’attaque de Memel par les Lithuaniens. Le mouvement semble venir de la Prusse Orientale », Dépêche, 14 janvier 1923.

militaires allemands aient fourni des armes et que les Lituaniens aient été convaincus, suite à des sondages effectués, que les Allemands resteraient passifs et ne s’opposeraient pas à une action lituanienne. Les diplomates allemands sont cependant très loin d’avoir mesuré l’ampleur de l’insurrection et ses véritables buts et craignent très vite les excès du nationalisme lituanien contre la minorité allemande176.

La question est un premier exemple de la difficulté pour la France comme pour l’Allemagne de définir une politique baltique claire : chacun sait ce qu’il veut éviter, mais aucun n’ayant de potentiel suffisant ni de stratégie claire, vu la politique de balance lituanienne, les deux puissances sont quelque peu bloquées. C’est le petit stylet lituanien jeté dans la balance qui va débloquer la situation en janvier 1923 et provoquer de nouvelles négociations, qui se trouveront liées au problème des frontières polono-lituaniennes