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En octobre 1920, Henri de Korab évoque dans le Matin la situation dans la Baltique : « quelque chose d’infiniment plus puissant que la Lettonie s’insinue entre l’Allemagne et la

Russie, c’est la Grande-Bretagne »287.

C’est en général dans la presse de gauche (Humanité, Ère nouvelle, Information) et à l’extrême droite (Action Française, Libre Parole) qu’on retrouve les propos les plus anglophobes. Ils évoquent une puissance qui travaille méthodiquement à faire de la Baltique un lac anglais et les nouvelles républiques baltes comme des « protectorats » ou des « colonies » qui sont liées au bon vouloir britannique. Ces accusations s’insèrent d’ailleurs dans une perspective d’ensemble qui relie la Baltique au Caucase et surtout à la Méditerranée. Si la Lituanie germanophile est qualifiée de nouvelle Ukraine ou Monténégro, l’Estonie et la Lettonie sont qualifiées de « Gibraltar du Nord », de nouvelles « Egyptes ». Elles formeraient en Europe du Nord, avec Dantzig ou la Finlande, un nouveau réseau de bases navales qui permettraient la protection de liaisons stratégiques par le puissant « policeman des mers »288. Ce que l’on

286 LUKAS (M.), La place des États baltes dans le système international européen pendant l’Entre-Deux-Guerres, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction de M. le professeur René GIRAULT, Université Paris I, 1998, p. 122 sq.

287 KORAB (H. de), « un État tampon… », op. cit., Matin, 3 octobre 1920.

reproche finalement à la domination anglaise, c’est finalement d’avoir voulu, par son désir d’hégémonie, créer et perpétuer des États faibles. Ces derniers perpétueraient l’instabilité dans la région et empêcheraient la réalisation d’un autre ordre régional, jugé plus stable et conforme aux intérêts de la sécurité française et européenne. Cette idée est renforcée par l’opportunisme qui semble caractériser la puissance anglaise et la ferait abandonner tout aussi rapidement des États qui deviendraient plus tard des sources de désordre.

Le reproche principal fait à la politique britannique est de contribuer au morcellement de la Russie. Pour les communistes, dans une sorte de division impérialiste des tâches, les États baltes, créations factices, seraient pris en charge par les Anglais, de même que la Pologne est le domaine de la France289. Comme on l’a vu, les nouvelles républiques sont assimilées à leurs policiers et soldats, armés et vêtus à l’anglaise. À Droite, on s’appuie au contraire sur le souvenir de l’antique antagonisme anglo-russe, visant à refouler cette dernière vers l’Est et qui ne se serait que provisoirement interrompu au début du siècle. Dans plusieurs articles, le Temps montre que la tactique anglaise est de restreindre au maximum la fenêtre russe sur la Baltique. Elle empêcherait alors une renaissance des forces navales russes et circonscrirait au maximum l’anarchie russe, en la coupant de l’extérieur. Elle aurait ainsi réveillé « ces nationalités

longtemps assoupies » qui n’aspiraient qu’à une large autonomie dans l’Empire russe. L’Angleterre les aurait réorientées vers elle en les coupant de leurs liens séculaires avec l’hinterland russe. Ainsi pour l’Ère nouvelle, la Baltique n’est qu’un théâtre qui subit les répercussions de la lutte que mènent Anglais et Russes en Inde290.

Ce désir d’hégémonie anglaise se reflète également dans la condamnation des machinations qu’ourdirait l’Angleterre pour contrecarrer l’effort polonais. Les fournitures d’armes britanniques (dans le cadre des guerres d’indépendances) et l’aide économique fournie, les réticences britanniques à la renaissance d’une Grande Pologne, celle de 1772, sont réinterprétées comme un encouragement anglais direct à la résistance lituanienne. Pour le « Renseigné » de la Libre Parole, la paix entre la Pologne et la Lituanie serait réalisée depuis longtemps si l’Angleterre n’avait pas accumulé les chausse-trappes sous la Pologne291. Plusieurs organes de presse, au moment de la crise polono-lituanienne d’octobre 1920, citent en bonne

française, septembre 1921, SCELLE (G.), « L’Angleterre et la France dans la Baltique », Ère nouvelle, 4 octobre

1921, Archives du Sénat, CAE, Séance des 12 et 20 juillet 1920.

289 LOUIS (P.), « L’investissement de la Russie soviétique », Humanité, 27 juillet 1921.

290 « La Russie… », op. cit., « Les souverains danois à l’Elysée. Baltique et Caucase », « L’influence anglaise dans les États Baltes » Temps, 23 novembre et 11 décembre 1920, 29 décembre 1922, LEONTIN (L.), « L’Angleterre et la France dans la Baltique », Ère nouvelle, 12 juin 1925.

place des dépêches évoquant des attaques lituaniennes avec des « tanks anglais »292. Dans la question de Memel, les hésitations de la Conférence des Ambassadeurs en 1922 sont attribuées par René Pinon (dans la Revue des Deux Mondes) à l’opposition anglaise catégorique293.

L’Angleterre apparaissait surtout comme irrémédiablement hostile à toute possibilité de rapprochement entre la Pologne, l’Estonie et la Lettonie qui aurait pu limiter son influence. Sur ce point, les représentants français en Baltique partagent cette opinion. Pour De Martel, l’Angleterre serait plutôt favorable à une entente des trois États baltiques seulement, à une « fédération de petites républiques... disposant chacun d’un port important » et où la Grande- Bretagne conserverait son hégémonie294. La Pologne contribue également par sa propagande à renforcer ces images en attribuant tous ses échecs à des manœuvres anglaises. Elle fait connaître ouvertement au Quai d’Orsay que les diplomates polonais dans les États baltes ont pour ordre de surveiller les activités des agents anglais et d’aider les représentants français en les informant.

Si l’on ajoute à ce tableau, la description d’une Grande-Bretagne accusée d’avoir sabordé début 1920 la lutte contre le bolchevisme et d’avoir incité les Baltes à signer la paix afin de permettre la reprise de négociations économiques, on constate qu’on est très loin de l’idée d’un allié sûr. On se trouve plutôt dans l’axe d’une rivalité qui s’étendrait au continent entier, sinon au Proche-Orient, et s’étendrait à tous les domaines.