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Le 11 novembre 1918 aurait dû consacrer la fin de ces « intrigues » et le retour de la domination russe (Cf. Chronologie, Annexe B.2). Mais du fait de la guerre civile russe et de la faiblesse alliée, les Alliés finissent par demander que :

« Toutes les troupes allemandes, qui se trouvent actuellement dans les territoires, qui

faisaient partie, avant la guerre, de la Russie devront également rentrer dans les frontières de l'Allemagne, telles qu'elles étaient le 1er août 1914, dès que les Alliés jugeront le moment venu, compte tenu de la situation intérieure de ces territoires ». 31

Or, contrairement aux prévisions françaises, l’offensive bolchevique de novembre 1918 va rencontrer peu de résistance du fait de la volonté des soldats allemands de rentrer au plus vite chez eux et d’une propagande bolchevique habile auprès des populations baltes (l’avancée bolchevique est présentée comme une guerre de libération nationale). Le manque de moyens des autorités estoniennes et le manque de légitimité du jeune gouvernement letton, obligé de

28 L'Estonie a refusé, en janvier, une offre allemande lui garantissant l'indépendance sous le protectorat allemand. 29 AMAEF, Lettonie, 1, 11 septembre 1918.

30 AMAEF, Lituanie, 1, 23 avril 1918.

négocier avec les autorités allemandes, jouent également en leur faveur.

Fin décembre, une grande partie de l'Estonie est occupée (prise de Narva le 26 novembre et de Tartu le 21 décembre. En Lettonie, Riga et Mitau (en letton Jelgava) tombent en janvier 1919, tout comme Vilna et Chavli en Lituanie32. En ce début d'année 1919, l'armée bolchevique semble donc sur le point d'atteindre la frontière allemande. Les unités allemandes ont bien dû mal à tenir la ligne Libau-Kowno-Grodno (ou Liepaja-Kaunas-Gardinas)33. Des républiques soviétiques d'Estonie et de Litbel (Lituanie et Biélorussie) sont aussi proclamées, mais n'arrivent pas à s'enraciner, tant le nombre de bolcheviques locaux est faible, et les exactions commises très mal ressenties34.

La situation se complique d’autant par la rivalité qui oppose les nationalismes polonais et lituanien. Le jeune État polonais ne se résout pourtant pas à abandonner ses prétentions sur des territoires que les Lituaniens considèrent comme leur appartenant. La prise de Vilna par les Polonais en avril 1919 met le feu aux poudres : les armées polonaises et lituaniennes commencent à s'affronter. Chacun veut imposer sa propre vision du passé. Les Lituaniens exaltent l'époque des grands-ducs Mindaugas, Gédiminas et Vytautas, créateurs de l'immense État lituanien, qui a dominé du XIIe au XIVe siècle la Biélorussie et de l'Ukraine actuelle. Pour les Polonais, l'union de Lublin a laissé indifférente une population arriérée et a été favorable au pays en tout point : résistance victorieuse contre les menaces russe et allemande, développement économique, relèvement moral (conversion de la population, fin des mœurs barbares et diffusion de la culture polonaise dans de larges couches de la population). Si les Polonais concèdent que l'Ouest de la Lituanie reste très particulariste, ils évoquent les différents recensements (surtout celui de 1916), qui montrent l’importance des populations polonaises dans les régions de Vilna, Suwalki et Grodno. Ils s’appuient sur les différentes pétitions signées au cours de l'année 1919, qui montrent la fidélité des populations à « la tradition de l'antique union polono-lituanienne »35.

La délégation lituanienne se refuse quant à elle à retourner dans le giron polonais, le peuple polonais « étant qualifié de peuple exploiteur ». Elle rappelle ses craintes d'une grande Pologne non viable, dont les Lituaniens redoutent un régime d'arbitraire, d'anarchie et de persécutions des autres nationalités (rappel des pogroms et des agressions contre les Juifs,

32 Pour situer ces villes, Cf. Annexes A, cartes 2 et 5.

33 HERDER INSTITUT, Von den baltischen Provinzen zu den baltischen Staaten (1918-1920), Marburg a. Lahn, 1977, p. 3 sq. C’est un document de base pour toute cette période.

34 RAUCH (G. von), "Die bolchewistischen Staatsgründungen im baltischen Raum und die sowjetische Republik", HERDER INSTITUT, Von den baltischen… op. cit., p. 44 sq.

35 ROMER (E.), Délégation polonaise à la Conférence de la Paix, Mémoire sur la Lituanie et la volonté de ses

Ukrainiens et Blancs-Russes)36.

Grâce à son potentiel et au soutien français, la puissance polonaise surpasse de loin la jeune armée lithuanienne. Dès lors les forces polonaises occupent progressivement tout l'est de la Lituanie (Vilnius est pris le 22 avril) et repoussent vers l'ouest l'armée lituanienne. Malgré les efforts alliés pour éviter une lutte fratricide, une ligne de démarcation (dite ligne Foch) est établie le 26 juillet 1919 (cf. Annexes A, carte 3). Du fait de l’intérêt pour la France d’un État polonais fort, elle se révèle très favorable aux prétentions polonaises (passage de la ligne au nord des districts de Suwalki et de Seiny) 37.

Or, l’inaction alliée va avoir des résultats encore plus graves au nord où, fin mars 1919, les troupes allemandes ont mis définitivement fin aux rêves bolcheviques de conquête des pays baltes. Le commandement allemand (Oberkommando) décide de défendre la Prusse-Orientale en défendant la ligne Libau-Kowno et nomme dans ce but le général Von der Goltz (celui-ci vient de jouer un grand rôle dans la lutte contre les forces bolcheviques en Finlande) chef des armées allemandes. Un des épisodes les plus fameux des conflits baltiques va commencer avec l’émergence de ces corps francs composés de volontaires allemands, de barons baltes et de Russes blancs qui, passant outre les objections de Berlin, reprennent l’offensive vers Riga (qui fut reprise le 26 mai 1919). Ils vont surtout se débarrasser du gouvernement letton réfugié à Libau et mettre en place un gouvernement fantoche contrôlé par les Germano-Baltes. Malgré l’opposition des alliés, l’arrivée de navires britanniques surtout, Goltz sait les Alliés impuissants. Si Goltz avait mis en effet en application ses menaces de retraite en Allemagne, la situation aurait été catastrophique du fait du « power vacuum » régnant alors en Baltique.

A l’été 1919, avec la signature de Versailles, les Alliés, moins préoccupés, ne peuvent plus cependant tolérer une avance allemande qui risque d’amener une instabilité permanente à l’est et surtout de permettre à l’Allemagne affaiblie de se renforcer pour préparer une éventuelle guerre de revanche. Les missions militaires alliées, envoyées sur place, profitent alors de la défaite surprise des corps francs à Wenden (en Livonie) face à une armée esto-lettonne qui, équipée par les Britanniques, empêche ainsi une invasion de l’Estonie38. Elles imposent alors aux Allemands de se retirer en Courlande. Le gouvernement letton peut enfin s’installer à Riga et, en juillet 1919, peut commencer véritablement son activité indépendamment de toute pression allemande ou germano-balte.

36 Voir le récit détaillé de WALA (J.), La France et les minorités nationales et religieuses dans la Pologne

restaurée (1918-1923), Thèse de doctorat d’histoire sous la direction de M. le professeur Albert BRODER,

Université Paris XII, mars 2003, p. 118 sq.

37 AMAEF, Conférence de la Paix, recueil des actes, vol. 13 (26 juillet). 38 Le 22 juin est devenu depuis lors le jour de la fête nationale en Estonie.

De leur côté, les Alliés renforcent leur aide aux forces estoniennes et, dans une moindre mesure, lituaniennes (celle-ci travaillent aussi à repousser vers l’ouest du pays les unités allemandes). Mais, surtout, ils engagent une partie de bras de fer avec le gouvernement allemand. Ils lui intiment par toute une série de notes de faire évacuer le plus possible les ex- provinces baltiques et le menacent de sanctions éventuelles : soit une avance sur le Rhin, soit le blocus économique et le refus de toute facilité financière39, soit surtout l’utilisation des troupes polonaises. Les Français jugent à cette époque le bolchevisme proche de sa fin et craignent une éventuelle influence allemande sur les Russes blancs en train de s’organiser. Or, du fait de la mauvaise volonté de Goltz et du gouvernement allemand invoquant son impuissance, les exigences de Foch d’une évacuation sans délai à la fin de l’été ne sont pas remplies. Pire, l’afflux de volontaires clandestins renforce les unités allemandes. Goltz qui voit la pression alliée se renforcer de jour en jour cherche désormais à mettre ses troupes au service des Russes blancs et à aider ceux-ci à reconquérir la Russie, en se débarrassant tout d'abord des nationalistes baltes. Utilisant un aventurier russe Bermondt-Avaloff40, il ordonne à ses troupes de se proclamer russes et de devenir ainsi des forces locales luttant contre le bolchevisme (et n’étant plus censé ainsi devoir retourner en Allemagne).

Le 8 octobre, les forces germano-russes passent à l'offensive. Le 1er octobre à Mitau, une conférence entre les dirigeants russes et allemands est réunie : elle décide de « châtier » le gouvernement letton actuel et de soumettre les pays baltes à l’autorité d’un nouveau gouvernement russe. Bermondt constitue un gouvernement de Russie Occidentale, qu'il désire installer à Riga. Prétextant leur volonté de rejoindre le front bolchevique, il passe à l'offensive et surprend l'armée lettonne. Le 11 octobre, ils occupent la rive gauche de la Duna et la situation semble désespérée. Sommés de se retirer, les marins français et britanniques se concertent alors et décident de soutenir les Lettons, sans attendre l'avis de leurs supérieurs. Les Lettons, soutenus par les flottes alliées, ont alors à leur tour un « sursaut national » et réussissent, le 11 novembre, à dégager Riga. Mitau tombe à son tour le 21 novembre et le 30 novembre l'ensemble de la Courlande est libéré. Une commission interalliée, dirigée par le général Niessel41, contrôle l’évacuation allemande, en utilisant la pression des troupes baltes. Le début de l’année 1920 voit donc la fin de « l’aventure allemande » dans les pays baltiques42.

Ayant assuré leur sécurité à l’ouest, les jeunes dirigeants baltiques peuvent régler leurs

39 AMAEF, Conférence de la paix, 18 (18 et 25 septembre 1919) et Russie, 689 (25 et 27 septembre). 40 AMAEF, Russie, 689, 2 septembre 1919.

41 AMAEF, Russie, 690, 25 octobre 1919.

42 Pour reprendre le titre du livre du Lieutenant-Colonel Du Parquet, chef de la mission militaire français en Lettonie, Der Drang nach Osten : l'aventure allemande en Lettonie, Paris, 1926.

relations avec les Soviétiques. Dès le début de 1919, grâce à l’aide britannique, la jeune armée estonienne a pu repousser les assauts bolcheviques et a même pu soutenir les offensives des troupes blanches de Youdenitch. En Lettonie, au début de 1920, suite au mouvement conjoint des troupes lettonnes et polonaises, les forces communistes repoussées par les Allemands doivent également évacuer la Latgale, la dernière région baltique qu’elles détiennent.

Dès août 1919, le commissaire soviétique des Affaires étrangères Tchitchérine propose, dans un télégramme envoyé aux pays baltes, d'entamer des pourparlers de paix. Le régime bolchevique s'engage à reconnaître l'existence d'États baltes et à ne rien intenter pour déstabiliser les nouveaux États. Ces offres ne sont pas rejetées par des gouvernements soucieux de faire cesser au plus vite des conflits ruineux pour leur pays et devenant de plus en plus impopulaires dans les populations. La Conférence des États baltes, qui se déroula à Dorpat à la fin du mois de septembre 1919, amorce un cycle de négociations difficiles avec les bolcheviques. Les États baltes décident de négocier en commun et de prôner simplement, devant l’hostilité des Alliés, une suspension d'armes, temporaire. Les Britanniques sont cependant à la fois conscients de la volonté balte de faire la paix et de moins en moins disposés à soutenir en armes et en matériel les pays baltes. Ils décident donc le 30 septembre de laisser « libre dans ces conditions les

gouvernements baltes d'un arrangement avec les bolcheviques »43.

Soucieux de régler au plus vite le problème des troupes de Youdenitch et d’éviter une nouvelle offensive, les Estoniens signent un armistice début janvier et, un mois plus tard, malgré les démarches lettonnes et polonaises (à la Conférence d'Helsingfors), le traité de paix de Dorpat est signé. La nouvelle suscite un grand écho dans le monde entier : l'Estonie est le premier pays à signer un accord de paix avec le régime bolchevique. La diplomatie soviétique pouvait désormais se prévaloir de ce succès et parler « de la répétition des couturières pour une paix

avec l'Entente » (Tchitchérine).

Retardées par la guerre russo-polonaise mais facilitées par le relatif assouplissement de la position alliée vis-à-vis des négociations avec la Russie, les négociations de paix entre la Lettonie, la Lituanie et la Russie soviétique aboutissent, lorsqu'il deviendra clair que cette dernière va repousser l’offensive polonaise et prendre l’initiative. La Russie signe la paix avec la Lituanie et la Lettonie respectivement le 12 juillet et le 11 août 1920.

En 1920, les États baltes peuvent apparaître comme des miraculés mais nul ne peut imaginer alors que la situation va se stabiliser à ce stade. Cependant, contrairement à de

multiples entités nées à l’occasion de la guerre civile russe, ils sont parvenus à subsister et, compte tenu de leur position, le gouvernement et l’opinion française sont bien obligés d’examiner plus sérieusement qu’auparavant leurs prétentions à être reconnus de facto sinon de

jure. Or, comment nouer des relations avec des pays dont on ignore tout ?

B. Un Espace gris

Les ex-provinces baltiques, tout comme la Lituanie, sont en effet des zones méconnues historiquement par les Français qui sont, en général, souvent désorientés par la restructuration complète de la géographie politique de l’Europe orientale. Ce handicap pourrait être comblé partiellement si la presse française de l’époque offrait une bonne couverture des problèmes de l’espace baltique et éprouvait le besoin d’éveiller l’attention de l’opinion française sur le sujet. Or est-ce vraiment le cas ? On essaiera ici de démontrer combien cette déficience va jouer un rôle nuisible dans l’examen de la question balte et retarder ou même empêcher une évaluation de l’ampleur de l’action française à mener.