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Ce dernier aspect s’insère finalement dans la condamnation bien connue de l’Europe des nationalités. Contrairement aux illusions nourries lors de la Conférence de la Paix, on voit avec angoisse l’émiettement de l’Europe orientale, réactualisées des querelles ancestrales et favorisée une nouvelle déstabilisation rapide du continent.

La condamnation de Bainville des petits États est connue. S’il évoque très peu la question baltique, c’est qu’en 1920 les indépendances baltiques ne sont pas encore d’actualité et que l’avenir de la Russie reste singulièrement incertain. Il conseille la méfiance et l’expectative, la « politique la plus sage » consistant « probablement à tenter de la neutraliser dans la mesure

du possible ». Il reste très sceptique sur la capacité des « nationalités-bordures » à subsister en

cas de réveil russe. Il pense sans doute aux États baltiques quand il évoque les « incertitudes au

sujet de quelques uns » et « la fragilité de quelques autres dont l’existence pourrait être brève ».

Faute de frontières naturelles, ces États qui ont des populations et des superficies faibles ne peuvent avoir un grand avenir. Il faut choisir l’équilibre sans se soucier des « criailleries » et de ce « nouveau dreyfusisme, celui des nationalités »341.

Pour l’Humanité, l’exemple lituanien valide les idées du Marx de 1848 qui, devant

340 KORAB (H. de), « Le bloc des petits États », Petit Journal, 23 mars 1922; BERAUD (H.), Ce que j’ai vu à

Moscou, Paris, 1925, p. 5, AMAEF Lettonie, 21 (11 décembre 1920)

341 BAINVILLE (J.), Les conséquences politiques de la paix, Paris, 2002 (1re ed. 1920), pp. 374-386, 391 et « La France… », op. cit., Action Française, 7 septembre 1920.

l’émergence de la question balkanique, craignait la formation de petits États à l’esprit étroit et aux ambitions féroces. Socialistes comme communistes se montrent d’ailleurs toujours méfiants face à l’exploitation du principe des nationalités par les bourgeoisies nationales. En critiquant Albert Thomas, Paul Faure reprend dès 1918 cette idée que l’application du Droit doit être subordonné à l’établissement d’un État socialiste342.

Finalement dans la droite comme dans la gauche modérée il y a comme un désarroi lorsqu’on évoque la marche vers la modernité du XIXe siècle et l’idée d’une fin des rivalités politiques par l’émergence de nationalités non viables. Jusqu’à l’ère balkanique, ce dernier aspect a été lié à la constitution d’unités plus grandes. Très tôt les milieux républicains, favorables ou non à ce principe, ont jugé utopique l’existence d’une Belgique, d’un Portugal ou d’une Irlande. Ils critiquent l’érection d’unités par nature instables qui ne correspondraient ni aux lois de la géographie et ni à celles de l’économie. Ils prônent plutôt la constitution de Confédérations. Or ce désir d’unité semble avoir été laminé par la guerre et le nouvel ordre européen. Jules Cambon peut rappeler dans une petite pique à la SDN que si une SDN efficace avait existé au XIXe siècle, les unités italienne et allemande auraient été impossibles343.

À cet état d’esprit s’ajoute l’idée de la responsabilité des petits États balkaniques dans le conflit. Enfin la condamnation de l’attitude des États neutres pendant la guerre influe beaucoup sur la méfiance face aux demandes des petits États. Le ravitaillement de l’Allemagne et la neutralité profitable de la Hollande, du Danemark et de la Suède sont condamnés aussi bien dans le Matin ou le Rappel que dans l’Homme Libre344. Cette vérité « un peu rude » mais « cruelle » nourrit cette exaspération devant la politique balkanique des nouveaux États et surtout un certain sentiment d’impuissance liée à cette idée d’ingratitude.

Dans ce système d’idées, le cas baltique semble être finalement l’exemple-type. Elle serait l’apogée de cette dérégulation du concert des grandes nations face à cet « uniforme

manteau de marécages et de forêts où se heurtent les haines du passé, les ambitions rivales et les craintes du lendemain »345.

Dans ce chaos balte, la Conférence des Ambassadeurs devient le symbole de l’incapacité des Grandes puissances à sortir de leur inertie et à régler bien plus tôt un litige

342 AN, AP 94/248 : Paul FAURE, « Les Nationalités », Le Populaire du Centre, 30 avril 1918 ; « L’affaire de Memel et la question des nationalités », Humanité, 20 janvier 1923.

343 CAMBON (J.), « La Vie courante : La Société des nations », Revue de France, 1er avril 1926, p. 566, BOURDEAU (J.), « Le problème des nationalités », Journal des Débats, 23 décembre 1921 ; HOBSBAWN (E.),

Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, 1992, p. 66 ; Dictionnaire Politique. Paris, 1860, 6e édition (articles

Nation, Belgique, Portugal) ; MACK SMITH (D.), Mazzini, Yale, New Haven and London, 1994, p. 154-157, AMOUDRUZ (M.), Proudhon et l’Europe. Les idées de Proudhon en politique étrangère, Paris, 1945, p. 7. 344 LAUTIER (E.), « A la SDN », Homme libre, 12 septembre 1927.

comme Memel. S’étant une fois de plus laissé surprendre en 1923, les « vieillards de la

Conférence des Ambassadeurs » (Ère nouvelle) sont toujours en retard d’une décision pour le Journal ou le Radical. Ils laissent maintenant, pour Jean Florence dans l’Ère nouvelle, s’effriter

le « désastreux traité de Versailles » au Nord346. Incapable d’empêcher le fait accompli, la Conférence des Ambassadeurs ne penserait, selon beaucoup de journalistes, qu’à sauver les apparences. Elle organise un semblant de retrait des insurgés lituaniens pour favoriser une sortie décente aux troupes alliées et céder immédiatement, le 16 février 1923, la souveraineté à la Lituanie347. Du Populaire à l’Action Française, chacun stigmatise pour des raisons différentes (accélérer l’avènement de la SDN ou prôner une politique de force en intervenant) la carence d’un organisme qui devait assurer le respect de l’ordre. Au-delà de la faiblesse des moyens des Alliés, on fait fi de la relative contradiction qui consiste à se désintéresser ou à ignorer une région puis à critiquer ardemment l’impuissance des diplomates au moment des crises, qui révéleraient soudainement l’acuité de la situation.

Au total on comprend donc que les maigres fétus baltophiles aient du mal à résister à la déferlante qui, après 1919 et ses espoirs déçus, condamne presque sans appel la situation existante et souhaiterait éviter la naissance de « Balkans du Nord ». Les États baltes pourraient- ils jouer un rôle dans un nouvel ordre régional (quelqu’il soit). Auraient-ils les moyens de contribuer par eux-mêmes à un assainissement de la région ? Le triomphe de l’idée démocratique et la volonté d’imiter les républiques parlementaires occidentales pourraient dès lors faire espérer à certains le relèvement rapide de ces pays et leur refus de succomber aux jeux « vénéneux » des régimes balkaniques.

B. Les nouvelles communautés démocratiques baltes, réalités ou fictions

L’idée de balkanisation est liée à l’existence de régimes plus ou moins autoritaires ou à des pays où la culture démocratique est déficiente face à la persistance de structures traditionnelles

346 RIPAULT (L.), « Une question réglée. Les frontières de la Pologne sont enfin fixées », Radical, 16 mars 1923, LORIN (H.), « Les envahisseurs… », op. cit., Journal, 20 janvier 1923, FLORENCE (J.), « La vie politique à l’étranger. Menace de guerre à l’Est de l’Europe », « La diplomatie des Soviets. L’intervention russe dans les affaires de l’Europe est-orientale », Ère nouvelle, 21 et 25 février 1923.

347 PIERRE (A.), « Les troubles d’Europe orientale. Evitera-t-on la guerre entre la Pologne et la Lituanie ? »,

Populaire, 26 février 1923; SAGLIO (C.), « Memel est donné aux Lithuaniens, vainqueurs des Alliées », Œuvre,

sociales ou politiques. Or dès l’origine, les nouvelles élites baltes ont opté pour des systèmes républicains et démocratiques où l’imitation de l’éthique occidentale est prônée. La disparition des élites traditionnelles germaniques ou russes favorise cet avènement. Sur ce point, la naissance des États baltiques diffère grandement du modèle balkanique qu’on est tenté de leur appliquer.

Les représentants français ou les publicistes sont donc obligés de se pencher sur ce phénomène et de s’interroger sur la réalité de la démocratisation de ces pays. Ces régimes ne sont-ils pas marqués par le niveau de culture de leurs populations et par le manque d’expérience de leurs hommes d’État ? Ces facteurs ne seraient-ils pas un prélude à une instabilité chronique ? Dès lors certains pourraient douter des réalités politiques de ces pays et lier l’existence de ces derniers aux jeux habiles et profitables de quelques politiciens, plus soucieux de leurs intérêts personnels que des intérêts nationaux.