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Si la question des buts de guerre allemands en Europe centrale et la Pologne a toujours attiré l’attention française, l’action allemande dans les anciennes provinces baltiques, la volonté de repousser la Russie vers l’Est est certes signalée mais ne fait pas l’objet d’études détaillées. Il faut attendre la fin de 1917, et surtout l’été 1918, pour que la politique allemande entraîne les premiers baltophiles français à tirer la sonnette d’alarme. Ernest Denis dans le Monde Slave, la revue de Théodore Steeg L’Action Nationale publient alors les premiers articles détaillés tentant d’analyser les buts et les mobiles de la politique allemande151.

Or, pour reprendre un propos de Maurice Paléologue sur l’Ukraine, la grande majorité des Français va commencer à entendre parler des nations baltes au moment où est évoquée l’action de la propagande allemande sur ces dernières152.

De ce fait et faute toujours d’informations précises, beaucoup sont tentés de se demander si les nouveaux États baltes ne consacrent pas la politique allemande initiée à Brest- Litovsk et à Berlin en 1918. La région baltique serait le seul endroit où l’Allemagne aurait réussi son coup.

Le nationalisme lituanien est décrit par beaucoup de journaux aux moments des crises polono-lituaniennes de 1920, 1923, et 1927 comme une créature sortant tout armée de la cuisse

151 DENIS (E.), « Les Lettons », Le Monde Slave, Paris, septembre-octobre 1917 et RAPHAEL (G.), « Le Baltikum », L’Action Nationale, novembre 1918.

allemande, « un legs de l’occupation allemande entre 1915 et 1918 » pour reprendre l’expression de Pertinax153.

L’argument a le mérite d’apporter une réponse cohérente à une opinion ignorant l’éveil national du XIXe siècle. Les rares fois où celui-ci est évoqué c’est encore pour le relier aux manœuvres allemandes. Le fait que les premiers tracts et journaux lituaniens, distribués en Lituanie russe, aient été imprimés en Prusse orientale est décrit par René Pinon, dans son cours de l’Ecole libre des Sciences politiques, comme une manœuvre allemande délibérée154.

Mais la majorité des articles, à gauche comme à droite, ne rentrent pas dans les détails et se contentent d’asséner ce qui paraît l’évidence, la création de la Taryba (assemblée nationale), la proclamation de l’indépendance lituanienne, le choix d’un prince allemand le duc d’Urach et la reconnaissance allemande de l’État lituanien155. On ignore, ou l’on feint d’oublier, que ces évènements se sont insérés dans un contexte particulier où les Lituaniens ont cherché à tout prix à préserver au moins une certaine autonomie face aux menaces du pouvoir militaire allemand. Ils ont joué du besoin allemand d’invoquer, pour ses demandes, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes tout en imposant discrètement conventions militaires et économiques. Très loin d’avoir un sujet docile, le pouvoir allemand exaspéré doit affronter en 1917-18 une résistance de la part des nationalistes lituaniens qui surent composer et utiliser toutes les marges de manœuvres en leur pouvoir156. Mais dans la logique de la presse française de l’époque, il faut donner corps à ce fantasme d’une Allemagne machiavélique, manipulant en sous-main les nationalités, qui a déjà nourri partiellement l’analyse française des indépendances ukrainienne ou finlandaise. Ce type d’arguments est bien sûr relayé par la propagande polonaise qui renforce par son argumentation les doutes français et les étaie par les arguments qu’elle invoque contre l’adversaire lituanien. Les organes polonais comme les hommes politiques voient systématiquement la main de l’Allemagne derrière toute action lituanienne hostile, ou jugée telle, envers la Pologne157. On manque de données précises sur l’action de celle-ci sur la presse française, même si les travaux récents de Maria Pasztor ont montré l’ampleur de l’effort polonais auprès des organes français, en particulier l’effort financier, pour faire évoluer des journaux

153 PERTINAX, « Le conflit polono-lituanien », Écho de Paris, 27 novembre 1927, p. 3. 154 AMAEF, Lituanie, 10, 28 janvier 1925.

155 Par exemple SIMONT (J.), « Agitation lithuanienne », Rappel, 31 décembre 1926 ; HAUSER (H.), « La Lithuanie et la paix baltique », Information, 18 janvier 1923 ; « La démission de Pilsduski », Éclair, 19 octobre 1920 ; AUBAC (S.), « Veut-on étouffer la Pologne » et « Les Allemands en Lithuanie », Lanterne, 15 juillet et 14 octobre 1920.

156 Voir particulièrement FISCHER (F.), Les buts de guerre de l’Allemagne impériale 1914-1918, Paris, 1970, p. 469 sq. et 600 sq.

radicaux réticents158.

Ces soupçons français vont se transformer en certitudes pour beaucoup au moment de la crise polono-lituanienne de septembre-octobre 1920, pendant laquelle l’attitude ambiguë de la Lituanie va définitivement asseoir sa réputation de pays germanophile. Suite à l’attaque polonaise sur Vilna, la mission militaire française en Lituanie puis les représentants français donnent des informations contradictoires qui font état de la présence de soldats et d’instructeurs allemands dans les rangs lituaniens tout comme de la fourniture de matériel. Les Polonais corroborent ces nouvelles. La presse française de droite parle alors très vite de la reformation d’une armée allemande en Lituanie, des relations « intimes » existant entre l’Allemagne et la Lituanie, des Allemands naturalisés Lituaniens et engagés dans l’armée lituanienne. Quant aux attaques lituaniennes sur les troupes polonaises (notamment en septembre), Maurice Geneste dans l’Avenir parle de méthodes allemandes, c’est-à-dire d’attaques par surprise sans déclaration de guerre159. Même si des recherches plus détaillées seraient nécessaires dans les archives militaires allemandes, les documents diplomatiques allemands montrent cependant qu’on est très loin de la coopération intime germano-lituanienne. Si des volontaires ont passé la frontière et ont offert leurs services, la plupart sont renvoyés par les Lituaniens immédiatement ou après quelques semaines d’hésitations. Le gouvernement allemand, tout en voulant éviter de cautionner la politique polonaise et de montrer son impuissance (elle refuse de se déclarer neutre), se montre très soucieux de ne pas provoquer un conflit germano-polonais. Il ne désire pas retomber justement dans les embarras de la période des corps francs : il déclare donc son opposition aux passages d’Allemands en Lituanie. Mais il ne semble être en mesure d’empêcher l’enrôlement d’anciens militaires allemands dans l’armée lituanienne, ce qui continue de provoquer l’inquiétude française160.

Mais en France, à l’exception des journaux socialistes et radicaux, la quasi-totalité de l’opinion voit dans la Lituanie, en 1921, un paravent derrière lequel se cache le militarisme allemand, celui d’Hindenburg et de Ludendorff. Il aurait réussi à maintenir une indépendance lituanienne complète et disposerait d’un allié docile qui lui permettrait de faire pression sur la Pologne et de prolonger la Prusse Orientale vers la Russie. Pour beaucoup, il s’agit ni plus ni

158 PASZTOR (M.), « Propagande, presse et politique étrangère. La propagande polonaise et la presse française dans les années 1924-1936 », Revue d’histoire diplomatique, 1996/2, p. 124 sq et « Un lobby en voie d’affaiblissement. L’activité du groupe franco-polonais à l’assemblée nationale (1921-1936) », Revue d’histoire

diplomatique, 2000/1, p. 53.

159 AMAEF, Lituanie, 6 (20 octobre 1920 sq.), 7 (8 octobre 1921), 17 (29 octobre 1920 sq.), 65A (24 mai 1921) ; « L’intervention franco-britannique », Éclair, 21 octobre 1920 ; GENESTE (M.), « Un nouvel acte… » .op. cit.,

Avenir, 6 septembre 1920.

moins de la politique dite de Brest-Litovsk161. Or, là encore, la politique allemande se révèle tout sauf disposée à apporter un soutien inconditionnel à la Lituanie et à se rendre dépendante des problèmes de cette dernière. L’armée allemande se montre donc réticente à conclure des accords militaires, comme à l’automne 1923. Pour elle, il convient au plus de ménager la Lituanie. Le gouvernement allemand accepte donc d’ouvrir des négociations et signer des traités de commerce ou des conventions réglementant les relations entre les deux pays dans le dessein d’éviter de donner aux Lituaniens l’impression d’un désintérêt allemand et de les faire basculer vers la Pologne. D’autre part, la politique lituanienne hésitant entre Pologne, Allemagne et Russie ne peut qu’engager l’Allemagne à être prudente. Dès lors le ministre allemand en Lituanie se met de son côté à soupçonner la propagande française de vouloir à son tour manipuler les Lituaniens. Quand le Temps fait du traité de commerce et du traité d’État germano- lituaniens de juin 1921 le signe d’une colonisation de la Lituanie et le décrit comme l’inspirateur de la politique du gouvernement lituanien, le diplomate allemande y voit une manœuvre pour effrayer les Lituaniens et les inciter à recentrer leur position. Or aux réticences allemandes va s’ajouter très rapidement le problème de Memel qui va empoisonner les relations germano- lituaniennes et complexifier la situation162.