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Si la France doit vite se résoudre à ne pas envisager une intervention directe, elle doit faire face aux demandes baltes d’assistance matérielle en cas d’intervention russe et de formation des trois jeunes armées. Or comme on vient de le voir, les obstacles financiers et techniques viennent renforcer, là encore, grandement les objections politiques que de tels projets pourraient soulever. Seul, finalement, le domaine de l’instruction militaire pourrait permettre à la France d’exercer sans dommage une certaine influence sur les cercles militaires mais, là encore, l’ignorance des réalités baltiques et les considérations financières ne conduisent-elles pas à un certain attentisme ?

Dans le contexte troublé du début des années vingt, les jeunes États baltes vont craindre à plusieurs reprises qu’une attaque russe ne vienne compromettre sérieusement leur

133 AMAEF, Lituanie, 17 (28 octobre 1920 et sq.) et MOUTON (M.R.), La SDN et les intérêts de la France (1920-

1924), Paris, 1995, p. 211.

134 AMAEF, Memel, 3 (27 mars 1922), 4 (3 et 4 octobre 1922), 6 (8, 18, 27 et 30 janvier 1923), 7 (1er février 1923) et 8 (5 mars 1923), DBFP, I, XXIII, 573.

indépendances (notamment à l’été 1921, en janvier et octobre 1923). A plusieurs reprises donc les représentants estoniens et lettons vont solliciter auprès du Quai d’Orsay la promesse ou l’engagement français de fournir en cas d’attaque des armes à des conditions préférentielles.

Or dans ce domaine comme dans le précédent, on se rend compte qu’avant même d’aborder le côté politique de l’affaire de sérieuses considérations financières et techniques viennent freiner ou jouer un rôle déterminant dans l’examen de la question. Le ministère des Finances se montre très réticent, vu la situation financière et économique des États concernés. Il invoque en 1921 comme en 1923 le problème du remboursement des armes françaises fournies lors des évènements de 1919 (respectivement d’une valeur de 13 millions pour l’Estonie et de 11 pour la Lettonie). Les gouvernements baltes ont du fait de leurs difficultés financières quelque tendance à vouloir espacer les remboursements prévus. Quand, suite aux démarches françaises, cette situation sera en voie de règlement, la rue de Rivoli arguera, par exemple en mars 1923, que l’ouverture de tout crédit est liée à une autorisation du Parlement. Vue la situation française, il serait selon lui difficilement imaginable de présenter des demandes autres que celles découlant d’accords formels passés entre le gouvernement français et d’autres pays étrangers (l’exemple polonais est donné). D’autre part les gouvernements letton et estonien refusent de gager tout crédit éventuel sur des concessions forestières ou surtout sur les revenus des exploitations d’État135.

La Guerre et la Marine opposent également une fin de non-recevoir aux sollicitations du Quai d’Orsay. L’idée d’un don ou d’une vente à prix avantageux d’unités navales déclassées se heurte très vite aux prescriptions du tout nouveau traité de Washington de 1922. D’autre part le ministère de la Guerre a peu de matériel allemand ou russe qui pourrait convenir aux armées baltes. Il invoque surtout des disponibilités réduites et l’impossibilité de faire des prélèvements sur les stocks de mobilisations si les Baltes demandaient de manière impromptue des armes. En cas d’urgence, la priorité serait donnée à la Pologne et à la Roumanie, l’Estonie et la Lettonie venant quasiment en dernière position juste avant la Finlande. Compte tenu de son conflit avec la Pologne, toutes les demandes lituaniennes sont écartées d’emblée. Enfin il faut noter les craintes du service du Matériel d’autoriser l’exportation de matériel français récent qui pourrait être étudiée sinon même aboutir pour lui chez les Soviétiques136.

Les achats d’armes par les Baltes dépendent également des capacités financières très

135 AMAEF, Lettonie, 21 (11 décembre 1920), 22 (1er mars, 7 et 13 avril, 26 octobre 1923) et Estonie, 17, 13 juin 1925.

136 AMAEF, Estonie, 16 (14 et 29 juin 1922),17 (28 février et 24 avril 1923), Lettonie 22 (4 janvier 1921, 6 mars 1922).

modestes de ceux-ci et à des considérations propres à leurs armées. Possédant en majorité des armes anglaises, les Lettons vont chercher pour unifier leur matériel à s’approvisionner de préférence en Grande-Bretagne. L’industrie d’armement français souffre aussi de son manque d’organisation notamment par rapport aux entreprises anglaises (Vickers en particulier) qui organisent très rapidement des services efficaces de renseignements commerciaux. En l’absence de toute faveur française, les Baltes achètent essentiellement les armes que l’industrie française produit et propose avec un net avantage sur ses concurrents, essentiellement des canons, des mitrailleuses ou du matériel automobile. Il faudra attendre 1924 pour que les Français obtiennent au nez et à la barbe des Anglais une commande lettone importante de navires et 1925 pour que la présence d’un gouvernement francophile estonien favorise l’achat d’avions Gourdou137.

Dans le domaine de l’instruction militaire, la France dispose d’un avantage certain. Du fait de sa victoire, le prestige de l’armée française est à son zénith chez les Baltes comme dans le reste de l’Europe centrale et orientale. Il existe une très forte volonté des dirigeants militaires de ces pays d’envoyer les jeunes officiers baltes se former en France dans les meilleures écoles militaires (surtout dans les écoles techniques et d’application) ou de maintenir un contact étroit avec les missions militaires françaises. La présence d’anciens cadres de l’armée russe permet certes à ces armées d’avoir une ossature mais les manques en termes de formations militaires et techniques sont criants : les communications et les renseignements de l’attaché militaire français dans les pays baltes Archen sont donc bien accueillies. Du point de vue français, la formation de ces cadres, en France tout comme la présence de missions militaires pourraient se révéler stratégiques dans un avenir proche.

Les missions militaires françaises dans les trois pays baltes ont joué dès le printemps 1919 un rôle essentiel en informant précisément le gouvernement de la situation qui prévaut en Baltique. Par la suite, en recoupant les informations de Russie et en établissant des réseaux, elles ont une grande utilité pour le renseignement français en Russie soviétique138. En distribuant des revues, des règlements militaires, en supervisant les cours de français dans les principales garnisons françaises et surtout en entretenant des contacts journaliers avec les autorités militaires, ces missions ont été un vecteur d’influence française non négligeable.

Or dès 1921, la mission militaire française en Lituanie disparaît, vu l’acuité du conflit polono-lituanien et, dès 1923 on envisage de faire de même pour l’Estonie. Le ministre français en Estonie, de Vienne souligne bien que Tallinn étant cependant loin de Riga, ce dernier ne

137 AMAEF, Lettonie, 11 (Rapport annuel 1925 de la Mission militaire), SHAT 7N 2779 (rapports annuels 1921 et 1922), AMAEF Lettonie, 22, passim et Estonie, 17, 1er décembre 1925.

pourra jamais obtenir l’influence que le représentant français, le Commandant Bonne, s’était assuré auprès des militaires estoniens. Faire fi des susceptibilités nationales et faire dépendre l’Estonie de Riga peut, selon le diplomate français, se révéler dommageable car chaque pays affirme haut et fort son identité nationale et refuse d’être coulé dans un moule balte uniformisateur. Grâce aux protestations de De Vienne et au soutien du Quai d’Orsay, le projet sera repoussé de quelques années mais, en 1925, il sera mis en exécution suite aux contraintes pesant sur le budget français. Des projets d’envoi d’instructeurs français seront évoqués également pour l’Estonie et surtout la Lituanie en 1922-23 mais ils achopperont du fait de la crise de Memel pour la Lituanie et de considérations financières. Lors de l’examen de ces projets, de Vienne et d’autres responsables qui craignent encore les menées de l’espionnage allemand et russe, demandent d’ailleurs expressément que l’instruction projetée se limite à l’enseignement de principes connus et de méthodes courantes139.

Dès lors, l’accueil des officiers baltes en France reste le facteur d’influence le plus efficace. Sur ce point l’argument financier ne joue pas puisque ce sont les gouvernements baltes qui paient en partie les frais de scolarité. On décèle cependant une certaine méfiance envers des officiers qui pourraient directement ou accidentellement permettre la diffusion des méthodes françaises auprès de puissances ennemies ou devenir rapidement en cas d’invasion réussie des officiers de l’armée Rouge. En 1921, les officiers estoniens et lettons sont autorisés à fréquenter les Écoles militaires secondaires ou à faire des stages dans des corps de troupe en nombre restreint. Quand le gouvernement français se décide à envisager l’admission d’officiers baltes à l’École Supérieure de Guerre, l’administration de celle-ci justifie ses hésitations par une possibilité d’accueil limité d’officiers étrangers, ceux des pays alliés étant prioritaires. Certes des officiers baltes commencent à assister régulièrement aux manœuvres françaises, notamment à Coëtquidan en juin 1923140. Mais lorsque une délégation lituanienne menée par le chef d’État- major lituanien y est accueillie et reçu sympathiquement, cela provoque une polémique avec le Quai d’Orsay, soucieux cette fois, suite à la crise de Memel, de rester sur la réserve.

En ce début des années vingt, la position française dans le domaine de la coopération militaire reste marquée par la réserve en partie à cause des handicaps financiers et techniques qui affectent le potentiel français. Ceux-ci joueront un rôle essentiel quand sur le plan politique l’incertitude régnera.

139 AMAEF, Estonie, 9 (21 janvier 1926), 17 (4 mai 1923), 20 (27 août 1923) et Lettonie, 11, (3 septembre 1923) et 24 (11 juin 1923), Lituanie, 67 (23 octobre 1922, 26 mars et 24 mai 1923).

140 SHAT 7N 2779 (15 août, 15 octobre, 15 novembre 1923), AMAEF, Estonie, 17 (24 avril et 14 mai 1923), Lettonie, 22 (10 novembre 1924) et Lituanie, 65 (17 avril et 2 mai 1921, 27 septembre 1923).