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Sur le plan économique, les États baltes apparaissent comme des États presque sous- développés, qui tentent tant bien que mal de survivre sur les ruines de l’Empire russe.

Les baltophiles, dans leurs articles, ont cependant loué l’ardeur au travail des Baltes. Le paysan balte est décrit comme un être laborieux, sérieux, gage le plus sûr d’une société progressiste qui aspire à remplacer un ordre féodal archaïque. Hauser évoque ainsi au cours de son voyage en 1922 « les maisons soignées et les champs bien tenus des paysans…la laborieuse

vie champêtre » des Lettons. De même Emile Terquem glorifie l’ardeur au travail de la jeune

bourgeoisie estonienne qui travaille avec assiduité à construire un nouvel appareil d’État380. Pour Raoul Monmarson, qui écrit dans le Salut Public de Lyon, cette supposée foi dans un travail sans relâche est le signe de la valeur de la nation lettonne et de son patriotisme, le « moyen le plus

efficace de prouver à sa patrie l’ardent amour qu’on lui porte ». Cette glorification du travail

balte se moule donc chez Monmarson dans une exaltation des valeurs traditionnelles (travail, épargne, ordre) ainsi que dans la condamnation de la spéculation et de l’amoralisme qui rongerait certains États d’Europe centrale, en qui il avait placé beaucoup d’espoirs à leurs débuts. Il propose également ce « merveilleux exemple de la volonté au service d’un idéal supérieur » aux syndicats et aux ouvriers français influencés par « tous ces éléments étrangers au peuple, au bon

sens ». De ce fait le publiciste français ne peut que demander qu’on « laisse donc faire son œuvre », à cet « élément d’ordre » qui « ne demande qu’à travailler » et « est tout occupé d’elle,

379 AMAEF Memel, 2 (28 novembre 1921) et 4 (23 juillet 1922)

380 HAUSER (H.), « Les Baltes… » op. cit., Information, 26 novembre 1922 ; TERQUEM (E.), « L’Esthonie… »,

de son avenir, de la joie d’être libre »381.

Or malgré les propos de ces quelques articles, la grande majorité des témoins contemporains, tout en reconnaissant les efforts baltes, restent convaincus que ceux-ci ne suffiront pas à combler le fossé béant qui sépare les nouveaux États d’un ordre calme et prospère.

Beaucoup de journalistes et de diplomates décrivent des campagnes dévastées et pillées à la suite des durs combats qui pendant cinq ans se sont déroulés dans le pays. C’est le cas des journalistes, comme les correspondants du Journal ou de l’Écho de Paris qui, attirés par la « grande lueur à l’Est », traversent l’Estonie et découvrent les ruines et les ravages laissés par la guerre civile. Pour les délégués communistes en route vers la Russie soviétique, ces dévastations sont bien sûr l’occasion de stigmatiser l’œuvre des Blancs qui, avec les impérialistes étrangers, ont dévasté le pays382. Le choc est rude pour les Français qui ont connu les Provinces baltiques d’avant-guerre, riches et prospères. Ancienne directrice d’un lycée de jeunes filles à Riga, Despreaux décrit la dévastation des campagnes lettonnes et lituaniennes et notamment les lourdes senteurs qui montent des marécages et des immondices avec des termes qu’un hygiéniste français du milieu du XIXe siècle n’aurait pas reniés383. Ces craintes sont renforcées par l’afflux des réfugiés russes aux frontières baltes, les risques d’épidémies sous-jacentes et le manque de moyens des autorités pour traiter de telles menaces384. Les nouveaux États baltes deviennent un espace poreux, un confins de la civilisation européenne où ressurgissent, venant de l’Orient, les menaces sanitaires (liées au danger social) que le XIXe siècle semblait avoir en partie juguler.

Mais c’est surtout la grave crise industrielle qui secoue les espaces urbains et industriels lettons et estoniens qui attirent l’attention. La puissante industrialisation initiée par le pouvoir tsariste a en effet laissé des traces notables et souligne a contrario la faiblesse, voire l’incapacité, des nouveaux États à retrouver un dynamisme comparable (le nombre d’ouvriers de 93 000 avant 1914 est tombé à 20 000 en 1920). Les rapports de Douxami, chef de la Division navale de la Baltique insistent ainsi particulièrement sur le déclin des ports baltes. Il évoque par exemple très longuement le cas du port letton de Libau qu’il visite en septembre 1921 et en avril 1922. Il

381 MONMARSON (R.), « Dans les Pays baltiques. La Lettonie », « Dans les pays baltiques. Musique, bolchevisme et liberté », Salut public de Lyon, 7 avril et 20 juin 1920.

382 MORIZET (A.), « En rentrant de Russie », Humanité, 10 août 1921, MARSILLAC (J.), « Première… », op.

cit., Journal, 20 juin 1920, MONMARSON (R.), « Aux pays baltiques », Écho de Paris, 31 janvier 1920.

383 DESPREAUX (E.), « Sur un carnet de route. La misère en Lithuanie», Europe Nouvelle, 19 mars 1921.

384 « Nouvelles de l’Etranger. États Baltes. Contre les Épidémies », Temps, 22 août 1922; AMAEF, Lituanie, 50, 4 janvier 1923.

compare l’activité passée du port commercial et de l’arsenal, qui occupent à eux deux plusieurs milliers d’ouvriers, et l’aspect désert et mort du site d’alors.

C’est « grande pitié de voir la longue file des magasins et docks, (...), avec leurs volets

clos et leurs toits tombant en ruine, pendant que les élévateurs à grains et les voies ferrées du port se rouillent et restent inutilisées » 385.

L’activité reprend certes peu à peu mais reste dérisoire par rapport au passé. Quelques centaines d’ouvriers travaillent à réparer quelques navires et à construire ou entretenir des machines agricoles. Ce n’est pas le cas à Windau, le deuxième grand port letton, où aucune ruine n’a été relevée : « tous les élévateurs de blé sont brisés par les obus et pendent lamentablement ». Le port s’ensable. La ville, plongée dans l’obscurité à l’arrivée des navires

français, semble, selon Douxami, sur le point de « mourir »386. Ces cités florissantes d'avant- guerre sont, d’après l’officier français, rétrogradées au rang de petites villes calmes, tranquilles le jour mais dangereuses la nuit du fait du manque d’éclairage.

Despreaux parle avec nostalgie de la disparition de son « cher Riga », ville « morte et

vide », passée de 570 000 habitants à un peu plus de 150 000 habitants. Elle évoque la disparition

des fiacres élégants et des beaux magasins remplacés par les échoppes des mercantis et les magasins des antiquaires qui soldent les trésors des noblesses baltes et russes défuntes387. Les rapports des diplomates en poste dans les capitales confirment pour Riga ou Reval ces impressions de déclin. Dans les ports le volume du trafic reste faible : alors que 2923 navires sont rentrés en 1913 avec presque 3 millions de tonnes de marchandises dans le port de Riga, en 1920 il n’y a plus que 751 petits navires, transportant 210 000 tonnes !388.

La majorité des grandes industries reste fermée faute de matières premières, de capitaux ou simplement d’outillage (celui-ci a été en grande partie évacué en Russie durant la guerre et n’a pas été rendu). Privées du marché russe, sans fonds de roulement, devant payer les matières premières occidentales très chères, les grandes industries ne peuvent espérer fonctionner qu’à une échelle très modeste. Cela devient un classique pour les voyageurs français d’évoquer les dizaines de cheminées d’usines « tristes » et inactives, de se promener dans les immenses quartiers industriels laissés presque complètement à l’abandon. À Riga, le destin d’un des fleurons du capitalisme russe, Provodnik, ancienne « cathédrale » industrielle et ouvrière avec 16 000 ouvriers, suscite ainsi des commentaires apitoyés. Plus loin, on traverse les entrepôts où,

385 SHM, SS, Li, 3, 2 novembre 1921.

386 Ibid., 3 (16 novembre 1921) et 4 (2 mai 1922).

387 DESPREAUX (E.), « Souvenirs de Riga », Europe Nouvelle, 30 janvier 1921.

388 RADETSKY (E. de), « L’importance des ports baltiques pour la Russie », Revue économique internationale (Bruxelles), avril 1922, p. 146.

grâce à un système frigorifique très moderne, des millions d’œufs sibériens étaient conservés. Seules finalement les petites industries, qui visent à satisfaire les besoins nationaux ou peuvent profiter de la faible reprise des échanges économiques, peuvent finalement fonctionner389. Le chômage et l’agitation qui en découle menacent la stabilité des nouveaux États, même si une part importante des ouvriers russes n’est pas revenue dans le pays et qu’une partie des Lettons a pu profiter de la réforme agraire.

L’image des nouveaux États souffre de cette situation et de ce sentiment d’une certaine décadence. L’implantation d’une grande industrie, l’existence de ports dynamiques aux échanges croissants symbolisaient le progrès, l’entrée dans le monde moderne pour des régions réputées arriérées. Pour les diplomates et les militaires français, il est clair aussi que ces industries vides et ces ports ruinés renvoient au déclin de la puissance russe et à la fin de relations économiques fructueuses. À la place de l’allié russe se sont installés des États qui semblent incapables d’entretenir ou de remettre en état des infrastructures démesurées par rapport à leurs besoins. L’agiotage qui secoue Reval et dans une moindre mesure Riga, les firmes multiples qui naissent puis disparaissent au gré des spéculations multiples apparaissent pour eux comme de bons exemples de la vie au jour le jour d’États désorientés et désorganisés, vivant toujours au bord de l’abîme390.

D’après un membre de l’Ambassade française à Berlin qui visite la Lettonie, les industries de Riga sont un « vêtement trop grand sur un corps débile », qui ne peut se développer que très péniblement391. Tout le problème est donc de se demander si les nouveaux organismes vont trouver les ciseaux capables de retailler ces vêtements à leurs tailles.