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Une fracture cosmographique : l’humanisme hors du monde

1. La géographie humaine et la question de l’habitation du monde

1.7. L’habitation contemporaine, l’urbanisation et le paradoxe de l’humanisme radical

1.7.2. Une fracture cosmographique : l’humanisme hors du monde

Il aurait été légitime de supposer que la démonstration de l’apparentement biologique entre l’homme et l’animal infléchisse le parcours idéologique de l’humanisme radical. Il n’en est rien. En témoigne le propos d’un apologiste de l’Homme-Dieu. Selon Luc Ferry, “ la liberté humaine suppose une discontinuité réelle avec la nature ” puisqu’elle se situe dans le règne de la morale qui “ occupe une position extérieure à la nature ”.96

L’humanisme contemporain de l’Homme-Dieu procède à partir des résultats que Kant dégage de sa critique de la faculté de juger, où il avait établi que l’homme, en tant que sujet de la moralité, est le seul être capable de finalité et d’entendement. Ce sont ces qualités qui lui confèrent “ le titre de seigneur de la nature ” et le placent sur terre “ comme fin dernière de la nature ”. C’est ainsi que l’homme, “ le but final de la création ”, est autorisé autant qu’il le peut à “ soumettre la totalité de la nature ”.97 L’Homme-Dieu contemporain parachève cette

conviction en se situant en rupture définitive par rapport à la nature, pour se projeter littéralement hors du monde et s’investir au passage des parures du sacré.

“ C’est par la position des valeurs hors du monde que l’homme s’avère

littéralement homme, distinct de l’univers naturel et animal auxquels les divers réductionnismes voudraient sans cesse le reconduire. Si le sacré ne s’enracine plus dans une tradition dont la légitimité serait liée à une Révélation antérieure à la conscience, il faut désormais la situer au cœur de l’humain lui-même. Et c’est en quoi l’humanisme transcendantal est un humanisme de l’homme-Dieu : si les hommes n’étaient pas en quelque façon des dieux, ils ne seraient pas non plus des hommes. Il faut supposer en eux quelque chose de sacré ou bien accepter de les réduire à

96 André Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des modernes : dix questions pour notre temps, Robert

Laffont, Paris, 1998, pp. 82 et 112 (italiques de l’auteur). Ferry ne précise pas comment l’homme parvient à être doté, au cours de l’évolution, de cette caractéristique, la moralité, qui le place dans un monde extérieur à la nature.

97 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790), Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1989, °83-84, pp.

404-411. L’humanisme de Kant ne lui interdira pas d’affirmer que “ l’humanité atteint sa plus grande perfection dans la race des Blancs ”. Kant poursuit : “ les Indiens ont déjà moins de talent. Les Nègres sont situés bien plus bas, et tout en bas se trouve une partie des peuples américains ” (Géographie physique, Aubier, Paris, 1999, p. 223).

l’animalité. ”98

L’arrachement à la nature poursuivit par l’humanisme radical contemporain n’est donc pas une simple métaphore. Il s’agit bien d’un projet cosmographique qui vise à placer l’homme dans une sphère disjointe du monde, d’où il proclame ses droits absolus sur tout ce qui, n’étant pas humain, habite le monde physique.

Les efforts d’éradication du naturel chez l’homme se doublent, on est tenté d’écrire “ naturellement ”, d’attaques en bonne et due forme contre toute idée d’enracinement choro- et topographique des hommes dans les lieux qu’ils habitent. D’après Emmanuel Lévinas (1906- 1995), un des humanistes contemporains les plus estimés, le sentiment d’attachement au lieu trahirait une pensée superstitieuse qui met en danger l’idée même d’humanité.

“ Détruire les bosquets sacrés - nous comprenons maintenant la pureté de ce

prétendu vandalisme. Le mystère des choses est la source de toute cruauté à l’égard des hommes. L’implantation dans un paysage, l’attachement au Lieu, sans lequel l’univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c’est la scission même de l’humanité en autochtones et étrangers. Et dans cette perspective, la technique est moins dangereuse que les génies du Lieu. La technique nous arrache [...] aux superstitions du Lieu. Dès lors une chance apparaît : apercevoir les hommes en dehors de la situation où ils sont campés, laisser luire le visage humain dans sa nudité.

”99

C’est au nom de l’universalité humaine que Lévinas réprouve “ l’éternelle séduction du paganisme ” et la fascination des grands paysages. Il conviendrait ainsi de rejeter toute forme de naturalisme qui, pour Lévinas, est la source de l’idolâtrie et de la croyance enfantine dans le “ sacré filtrant à travers le monde ”. L’assujettissement de la planète au bénéfice exclusif de l’espèce homo sapiens est ainsi une condition implicite de notre présence au monde, car “ l’homme est le maître de la terre pour servir les hommes ”.100 Il n’est pas le seul des paradoxes

de cet humanisme radical que de désacraliser le monde pour mieux sacraliser l’homme. Au nom de l’humanité de l’homme, nous devrions proscrire toute sensibilité envers la hiérophanie qui sacralise les êtres et les lieux.101 Mais, en même temps, comme l’affirme Luc Ferry, l’humanité

98 Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Grasset, Paris, 1996, pp. 240-241, italiques de l’auteur.

99 Emmanuel Lévinas, “ Heidegger, Gagarine et nous ”, in Difficile liberté, Albin Michel, Paris, 1963, p. 326

(italiques de l’auteur).

100 Op. cit., p. 326.

101 Hiérophanie, d’après Mircea Eliade, est “ la manifestation de quelque chose de “ tout autre ”, d’une réalité qui

n’appartient pas à notre monde, dans des objets qui font partie intégrante de notre monde “ naturel ”, “ profane ” ” (Le sacré et le profane, Gallimard, Paris, 1965, p. 17). L’apparentement du naturel et du profane est un raccourci abrupt qu’Eliade démêle soigneusement, eu égard des rapprochements qui apparentent par ailleurs la nature et le sacré. Le “ tout autre ” dont il est ici question est le “ ganz andere ”, l’expérience du “ numineux ”, du mysterium fascinans, dans lequel Rudolf Otto, et dans son sillage Carl Gustav Jung, a identifié l’essence du sacré.

doit s’attribuer un statut proprement sacré, à défaut duquel elle se verrait réduite à l’animalité pour cause de son apparentement à la nature.

Certes, entre les lignes de cette attaque contre l’attachement au lieu, il faut lire le refus de Lévinas d’instituer métaphysiquement la différence entre les hommes et la condamnation du recours à de fantomatiques essences que l’on invoquerait pour justifier les pires dérives de la volonté de domination et d’annihilation de l’altérité. Il n’est pas question de stigmatiser ici un point de vue marqué, faut-il le rappeler, par les événements les plus sombres du XXe siècle. Est- ce pourtant dans l’éradication du sens du lieu, dans la normalisation de tous les paysages, dans l’oblitération de tout respect envers le non humain qu’il faudrait placer l’espoir de (re)fonder l’humain ? Doit-on voir derrière ce dessein d’extirpation du sens du lieu la crainte de savoir l’homme tributaire d’une adaptation locale qui entraverait son idéale liberté ?

Le risque est important, s’il n’est déjà pas avéré, que l’expression d’une sensibilité envers l’enracinement et l’attachement au lieu deviennent les traits suffisants pour classer dans la catégorie du xénophobe même les indigènes ouverts aux allochtones. Il y a pourtant matière à s’interroger sur le sens d’un cosmopolitisme qui aime à se poser en censeur du sentiment de l’enracinement, pour laisser libre cours à l’indifférence au milieu qui, malgré tout, transparaît derrière les injonctions vertueuses au respect d’un environnement presque désincarné.

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