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L’intelligence avec la Terre

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.1. Habitation “ en intelligence ”, habitation poétique ?

2.1.1. L’intelligence avec la Terre

L’humanisme rationaliste tient pour suspecte l’attribution d’une quelconque forme d’intelligence à la Terre ou aux agrégats de phénomènes qu’elle héberge, mis à part l’homme, bien entendu. Il voit l’ombre fantasmagorique de l’Ame du Monde resurgir des Limbes romantiques de la métaphore et de la métaphysique. Comment la Terre pourrait-elle être dotée d’intelligence ? Pourquoi faudrait-il attribuer à la planète une obscure volonté active, une sorte de capacité autonome à se mettre en intelligence avec les êtres qui l’habitent, l’homme en particulier ?

Les facultés mentales supérieures ne sont l’apanage que de l’espèce humaine, nous a-t-on toujours dit, malgré les précautions rendues nécessaires depuis que la biologie a démontré l’intime parenté génétique entre l’homme et d’autres espèces. La question est délicate mais pas si absurde qu’on pourrait le vouloir au premier abord. Elle appelle une pensée intégrale qui invite à suspendre le jugement quant à une liquidation prématurée de toute “ intelligence ” extra-humaine. Au moins deux scientifiques de renom, James Lovelock et Gregory Bateson, ont avancé des hypothèses qui engagent à nouveau la réflexion sur cette voie que le géographe Eric Dardel avait pressentie et que nous évoquerons en premier.

149 Par le néologisme “ psychotopique ”, nous désignons l’influence que les éléments constitutifs de lieux (topoi)

2.1.1.1. L’intelligence avec la Terre d’après Eric Dardel

“ L’homme est d’emblée intelligence avec la Terre ” a écrit Eric Dardel (1899-1967).150

La formule est heureuse même si elle ne manque pas d’ambivalence.Elle se laisse interpréter en fonction du sens attribué au mot charnière “ intelligence ”. Faut-il le comprendre au sens de l’entendement, la faculté de la connaissance conceptuelle communément opposée à la sensation et à l’intuition ? Ou, attendu le sens que la langue courante donne à l’expression “ être en bonne intelligence ”, devons-nous y voir l’intuition d’une sagesse relationnelle, certes moins précise, mais plus vaste que celle d’un savoir rationnel ? Etre en intelligence avec la Terre reviendrait, en quelque sorte, à se mettre en conformité d’intention, en bonne entente à propos d’un but commun, à se placer dans une disposition similaire à celle implicite à l’idée de l’habitation “ soigneuse ” (colere et cultura) qui, d’après Heidegger (cf. supra, section 1.2), constitue la première modalité de l’habitation.

Mais la formule de Dardel peut engager plus loin. Dans quelle mesure voyait-il dans cette intelligence une participation pour ainsi dire active de la Terre ? Suivant l’enseignement de Ritter, conférait-il à la Terre un statut proche de celui d’une entité autonome, sorte de quasi sujet plus que simple objet dont le devenir n’est déterminé que par lois aveugles de la matière ? Dardel paraissait prendre le mot intelligence au pied de la lettre étymologique, au sens du lien qui unit des choses. L’intelligence serait ainsi “ ce lien profond ” qui fait que le sujet perçoit la Terre comme “ “le pays” ” (les guillemets sont de Dardel), comme l’émerveillement que le “ vaste monde ” suscite.

D’après Dardel, penser l’intelligence avec le “ pays ” Terre requièrt d’avoir conscience des échanges phénoménologiques qui lient l’homme au monde qu’il habite. Car il faut habiter doublement. D’abord, habiter par la pensée la Terre entière, en concevant la planète comme entité globale. Ensuite, il faut habiter par une pensée chorologique qui donne accès à la “ sève provinciale ”. L’écologisme réformiste contemporain ne dit pas davantage avec sa devise du “ penser global, agir local ”. L’intelligence avec la Terre se nourrit de cette sève qui alimente le sens d’une “ sagesse prudente et forte ” d’inspiration végétative, dirions-nous si notre société hyper-mobile ne voyait dans cet adjectif que des connotations passives. L’habitation intelligente relèverait ainsi, pour oser une formule contradictoire, d’un cosmopolitisme de l’enracinement local.

L’intelligence avec la Terre puise dans la matière géographique, la substance du “ contact journalier avec la plaine, le coteau ou la houle ” et dans le “ rythme naturel de la vie au milieu des choses ”. Dardel cherche l’écho de son propos vitaliste dans les mots du poète belge Emile

150 Eric Dardel, L’homme et la terre : nature de la réalité géographique (1952), Editions du CTHS, Paris,

Verhaeren (1855-1916) qui donne voix à ces inversions du sujet et de l’objet qui sont la marque du contact mental entre l’homme et le monde : “ Mon pays tout entier vit et pense en mon corps, / Il absorbe ma force en sa force profonde, / Pour que je sens mieux à travers lui le monde / Et célèbre la Terre avec un chant plus fort ”. “ Le pays ” Terre est le pays des espaces louangés qui font l’habitation heureuse.

La sensibilité ontologique et phénoménologique de Dardel l’amène à constater que “ un malaise provient de l’oscillation sincère de la pensée entre deux ordres du monde, celui de la réalité concrète mais locale et momentanée, et celui du réel, abstrait et universel, dégagé par la méthode scientifique. ” Lorsque l’exercice d’une raison “ trop rigide et impérieuse ” prime sur la démarche de connaissance, il est impossible de concevoir correctement le rapport de l’homme et du monde, car “ le froid détachement cosmique du spectateur s’accorde mal avec la finitude et la déréliction de l’homme en son existence effective, avec l’exigence concrète de son séjour terrestre ”.

L’habitation en intelligence demande de distinguer entre connaissance scientifique et connaissance d’existence, et de veiller à ce que l’une ne l’emporte pas sur l’autre. L’apport positif de la méthode scientifique n’a donc pas à invalider le lien, même imaginaire, avec la réalité locale, car c’est bien dans cette réalité concrète et momentanée que se trouve “ la source où se retrempe sans cesse notre connaissance du monde extérieur ”. A défaut de quoi, un “ esprit de pesanteur ” affecte l’activité mentale. C’est parce que l’habitation heureuse appelle une sagesse d’existence, et non seulement l’efficacité de la connaissance, qu’il faut admettre un irrationalisme sensible à l’idée d’une participation active du monde. Pour habiter en intelligence avec la Terre, il faut ainsi “ que nous acceptions de recevoir les espaces terrestres comme un don ”.151 Don, reconnaissance et mutualité de la force vitale se rencontrent dans l’idée

d’habitation en intelligence que l’on devine dans la pensée de Dardel.

2.1.1.2. L’hypothèse Gaïa de James Lovelock

La captivante hypothèse Gaïa de James Lovelock a connu tellement de succès qu’elle en est devenue presque populaire. Un mérite de la démarche de Lovelock est d’avoir mis en évidence l’étendue de notre ignorance au sujet des systèmes de régulation biosphérique par des questions simple mais profondes, par exemple, comment explique-t-on la constance du taux de salinité des mers alors que le cycle de l’eau charrie sans cesse de nouveaux apports salins vers les océans ?

L’hypothèse Gaïa étant bien connue, nous nous limiterons à relever quelques points que Lovelock a tenu à évoquer au sujet des implications spéculatives soulevées par son hypothèse. En tant que scientifique, Lovelock a insisté sur le fait que, dans une démarche d’investigation rationnelle, il n’est pas convenable d’adopter une approche prescriptive, puisque l’on

confondrait alors recherche et foi. Ainsi, “ il est oisif de tenter de prouver que Gaïa est vivante ”. Gaïa devrait être avant tout une manière de voir la Terre, nous mêmes et nos rapports avec les êtres vivants.

Conformément à un principe fondamental de la tradition scientifique occidentale, Lovelock rappelle que l’attribution d’une finalité aux phénomènes ne conduit jamais à la “ vraie connaissance ”. Dans un paragraphe où Gaïa est décrite très anthropomorphiquement en tant que mère, on lit cependant que le “ but inconscient [de Gaïa] est une planète propre à accueillir la vie ”, affirmation en contradiction avec la thèse non finaliste défendue par ailleurs.

Lovelock exprime aussi son sentiment à l’égard de “ l’excessive et grossière domination ” que les hommes imposent au monde naturel. Il s’interroge sur les conséquences de la “ séduisante ” habitation urbaine de la planète, modalité de l’habiter qui prive les individus des stimuli sensoriels indispensables à l’expérience de l’émerveillement du monde et qui “ attise l’hérésie de l’humanisme et la dévotion narcissique aux seuls intérêts humains ”.152

2.1.1.3. L’unité de l’esprit et de la matière selon Gregory Bateson

Encore plus libéré du paradigme scientifique dominant, ou peut-être à cause de sa familiarité avec cet héritage, Gregory Bateson a prôné la nécessité d’une rupture épistémologique dans notre manière de penser le monde, convaincu de l’importance de rétablir des ponts entre les rives de l’esprit et de la matière que la culture moderne encourage à tenir pour séparées. S’attaquant au socle de l’anthropocentrisme radical – l’incapacité de concevoir que l’esprit puisse exister sous des formes autres que la pensée humaine - Bateson s’est efforcé de montrer que les systèmes complexes s’organisent de manière telle à laisser supposer la présence d’un processus mental (il parle tout court de la présence d’un esprit (mind)).153

Bateson énumère à titre provisoire six critères définissant les processus mentaux comme le résultat de l’agrégation d’éléments dont l’interaction demande des apports d’énergie (1) structurés selon des schémas de déterminations (2). La reconnaissance d’une différence (3) déclenche l’interaction entre les éléments (4), et produit des transformations (“ versions codées ”) des événements qui précèdent l’interaction (5). Ces processus suivent des schémas hiérarchiques obéissant à une typologie logique immanente au phénomène (6). Ces types logiques sont ceux définis par Bertrand Russell dans ses travaux sur les problèmes de

152 James Lovelock, The Ages of Gaïa : a biography of our living Earth, (1980), Oxford University Press, Oxford,

1989, pp. 207, 215, 212, 210 (notre traduction).

l’autoréference, notamment le cas célèbre des ensembles qui peuvent ou ne peuvent pas contenir eux-mêmes comme élément de la classe qu’ils définissent.154

Selon Bateson, une caractéristique fondamentale de tout processus mental réside dans la capacité de distinguer la classe elle-même des éléments qu’elle contient. Des phénomènes tels l’évolution, le fonctionnement des biotopes, les processus d’apprentissage présenteraient les critères nécessaires pour être considérés comme l’expression d’un processus mental. La spéculation de Bateson invite à concevoir l’intelligence de l’homme avec la Terre en accordant aux phénomènes non humains qu’elle héberge un statut autre que celui de pur objet que le paradigme humaniste dominant lui accorde.

La théorisation de Bateson est étonnamment proche de la philosophie de la nature du premier Schelling. Dans un traité de 1798, intitulé Die Weltseele (L’âme du monde : une hypothèse de la plus haute physique pour l’explication de l’organisme universel), le philosophe allemand se proposait de démontrer la continuité du monde organique et du monde inorganique, conception reprise dans des termes analogues par Ritter et Humboldt (cf. supra section, 1.7.4). La Weltseele de Schelling désignait “ l’unité dynamique du Tout vivant, organique, qu’est le système de l’univers ”155 et non, comme il le soulignait, l’attribution au monde d’un esprit

semblable à la notion religieuse de l’âme humaine.156

A la différence du postulat épistémologique classique de la tradition aristotélicienne, d’après lequel la connaissance n’est possible que si et parce que l’ordre existe dans la nature, le postulat de Schelling consistait à reconnaître que si la nature n’est pas un produit de l’esprit, elle ne saurait être un objet de l’esprit, et donc un objet de connaissance. Schelling considérait que partout où il y a finalité, il doit avoir concept, intelligence et liberté. L’auto-organisation de la matière supposerait ainsi l’existence d’une intelligence immanente à la matière et de l’esprit dans la nature.157 On remarquera la consonance de ce postulat avec l’identité, signalée par

Franco Farinelli, entre le sujet de la connaissance géographique ritterienne et la planète objet de cette connaissance.158

154 Voir, par exemple, Bertrand Russel, Histoire de mes idées philosophiques, trad. fr., Gallimard, Paris, 1960,

chapitre VII, “ Principia mathematica ”.

155 Xavier Tilliette, “ Schelling ”, in Historie de la philosophie, Encyclopédie de la Pléiade, édition Folio

Gallimard, Paris, 1973, Tome II, vol. 2, pp. 971.

156 “ [...] (aux temps les plus anciens on croyait que le monde était pénétré d’une âme, appelée âme du monde, et à

l’époque de Leibniz on attribuait une âme à chaque plante) [...] ”, Idées pour une philosophie de la nature (1797), trad. fr., de S. Jankélévitch, in Essais, Aubier Montaigne, Paris, 1946, p. 78.

157 Voir Friedrich Wilhelm Schelling, L’Ame du Monde (1798), trad. fr., de S. Jankélévitch, in Essais, Aubier

Montaigne, Paris, 1946, notamment p. 17 ; Xavier Tilliette, “ Schelling ”, in Historie de la philosophie, Encyclopédie de la Pléiade, édition Folio Gallimard, 1973, Tome II, vol. 2, pp. 966-978 ; et Nicola Abbagnano, Storia della filosofia, Vol. III, Utet, Torino, 1979, pp. 74-83). La publication de la Weltseele lui valut l’admiration de Goethe qui le fit nommer professeur à l’université d’Iéna. La pensée spéculative de Schelling ne s’est pas déployée en intégrant les données empiriques et l’outil mathématique. Elle contient donc des erreurs aujourd’hui flagrantes, notamment la conjecture que le principe organique universel se manifeste dans le fluide nommé éther.

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