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La difficile discipline du comportement durable

3. La disjonction mentale de l’homme et du monde : condition et défis de l’homme urbanisé

3.3. Le paradigme de la durabilité : vers une re-conjonction mentale de l’homme et du monde ?

3.3.1. La difficile discipline du comportement durable

L’avancée de la recherche géophysique a contribué à sensibiliser autant le grand public que les Etats au sujet des impacts anthropogènes probables sur les équilibres climatiques, océaniques et terrestres. Malgré des voix discordantes qui dénoncent l’alarmisme environnemental, questionnent les méthodes d’extrapolation et critiquent le protocole de Kyoto,324 ou qui estiment qu’aucun consensus scientifique véritable n’existe pour imputer aux

activités humaines les variations climatiques,325 ces résultats sont cautionnés par un nombre

important de chercheurs et sont suffisamment connus pour ne pas nous y attarder (augmentation exponentielle de la concentration récente des gaz à effet de serre, réchauffement climatique tendanciel au cours des dernières décennies, ...).326 Par rapport à la problématique de notre essai,

il convient plutôt de relever quelques points relatifs à la mise en œuvre de l’Agenda 21 à la suite de l’adoption du rapport Bruntland par la communauté internationale, ces démarches étant, en quelque sorte, le gage pratique du niveau de notre prise collective de conscience au sujet de la compatibilité écologique de notre manière d’habiter la planète.

324 Voir “ le débat Lomborg ”, du nom du statisticien qui met en cause l’interprétation courante des données sur

l’environnement (Bjorn Lomborg, The Sceptical Ecologist, Cambridge University Press, Cambridge, 2001).

325 Benny Peiser a passé en revue quelques 1'200 articles scientifiques sélectionnés dans la ISI Database avec les

mots clé “ global climate change ” et estime impossible de conclure, sur cette base, à un consensus scientifique en la matière. Dennis Bray a interrogé 530 scientifiques actifs dans la recherche climatique. Il rapporte que 30 % des chercheurs interrogés ne cautionnent pas l’hypothèse que les changements climatiques sont imputables à l’homme, 15 % sont indécis et 55 % la cautionnent. Bray apprécie avec réserve le prétendu consensus scientifique dont fait état l’Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) (http://www.staff.livjm.ac.uk/spsbpeis/Scienceletter.htm et http://www.sepp.org/NewSEPP/Bray.htm).

326 Voir les rapports de l’Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) ou la synthèse établie par l’Organe

fédéral consultatif sur les changements climatiques (OcCC), Le climat change, en Suisse aussi : Les points principaux du troisième rapport du GIEC sur l’état des connaissance, du point de vue de la Suisse, Berne, avril 2002. Une synthèse commode de la questions est proposée dans un numéro spécial de la revue La Recherche intitulé Le risque climatique, Les Dossiers de La Recherche, N° 17, novembre 2004.

Rappelons d’abord que les démarches inspirées des principes du développement durable posent la question de la présence humaine sur la planète comme un problème de minimisation de l’impact de l’homme sur l’environnement (dimension écologique) sous la double contrainte, d’une part, du maintien d’un taux non nul de croissance économique (dimension économique) et, de l’autre, d’un effort de redistribution sociale équitable tant au niveau local qu’à l’échelle planétaire (dimension sociale), ceci dans un contexte de forte croissance démographique et d’augmentation corollaire du taux d’urbanisation de la population sur tous les continents.

Les efforts déployés jusqu'à aujourd’hui par les acteurs concernés sont assurément louables, surtout lorsque l’on connaît les difficultés qu’il faut surmonter pour concilier des intérêts et des préoccupations divergentes - industrie, agriculture, exploitation de la mer, nations nanties et pays en développement, libre-échangisme et protectionnisme, reconversion de branches et création d’emplois, enjeux internationaux de pouvoir, ... - autour d’un consensus suffisamment large pour imposer à l’ensemble des acteurs quelques orientations plus ou moins contraignantes. D’autres constats interpellent cependant quant à savoir dans quelle mesure ces efforts permettent d’espérer que le développement durable et l’Agenda 21 sauront apporter une réponse adéquate à la taille du problème. Malgré la modification mesurable de certains de nos comportements - on pense, par exemple, à la forte augmentation du recyclage des nos déchets, à l’adoption de normes anti-polluantes, à la sensibilisation du public et de la jeunesse envers certaines formes de protection de la nature - d’autres indications portent à craindre qu’un enracinement profond persiste d’attitudes diamétralement opposées à la cohérence exigée pour infléchir le cours d’une évolution que le panel des experts qualifie de préoccupante.

En admettant que le comportement du Suisse moyen soit représentatif du profil standard de l’homme occidental urbanisé, il est frappant de constater, pour ne donner qu’un exemple, à quel point il est difficile pour la majorité de nos concitoyens d’envisager des formes significatives de restriction de la mobilité par transport individuel. Ainsi, le 18 mai 2003, le peuple suisse a refusé avec 62.4 % de votes défavorables une initiative populaire qui visait à instaurer, pour un essai d’ailleurs limité à une période de quatre ans, quatre dimanches par an sans voiture, un par saison (initiative dite “ des dimanches ”). Durant la campagne précédant le vote, les opposants ont insisté sur le caractère contraignant de l'interdiction dominicale de circuler en voiture, une restriction ressentie comme une atteinte inacceptable à l’exercice de la liberté individuelle. L’initiative ne visait cependant pas à interdire la liberté de circuler, mais elle prévoyait que cette liberté s’exerce par l’utilisation d’autres types de transport. Aucune initiative analogue n’est pour l’heure annoncée, tandis que la démarche “ Une journée en ville sans ma voiture ” - que plusieurs villes suisses et européennes ont tenté de promouvoir en offrant à la population la gratuité des transports publics une fois par an, en échange de l’interdiction de circuler à l’intérieur de petites portions de l’espace urbain - connaît un succès mitigé.

Par ailleurs, il ressort des microrecensements en matière de transports, effectués par l’Office fédéral du développement territorial et par l’Office fédéral de la statistique, non seulement que les loisirs sont le principal motif de déplacement de la population (environ 45 % des personnes

interrogées, tandis que le travail n’en représente qu’environ 25 %), mais que la durée moyenne de déplacement par jour pour motif de loisirs est passée, entre 1984 et 2000, d’une vingtaine de minutes à trois quarts d’heure, alors que cette durée est restée à peu près stable pour les déplacements professionnels.327

Une enquête de l’Office fédéral de la statistique consacrée aux voyages touristiques éclaire sous un autre angle l’ambivalence de nos dispositions. Ces données, représentatives du comportement des citoyens des plus importants pays européens, montrent que 70 % environ de la population effectue au moins un voyage touristique par année. Il est révélateur de rapprocher, d’une part, le fait que l’attractivité des destinations touristiques augmente avec la qualité de l’environnement des sites visités, avec le degré de préservation des paysages, de la qualité de l’eau et de l’air, de la richesse de la faune et de la flore, de la tranquillité dont on peut jouir sur place, et, de l’autre, le fait que, pour atteindre ces lieux, nous utilisons de plus en plus fréquemment les moyens de transport les plus nocifs en potentiel de réchauffement climatique. Ainsi, en 2001, nous étions 23 % et 54 % à utiliser, respectivement, l’avion et la voiture, les moyens de transports au potentiel de réchauffement en équivalents CO2 le plus élevé, tandis que seulement 14 % des trajets s’effectuaient en train, dont le potentiel est inférieur de plus de la moitié. Entre 1972 et 2001, la part d’usagers du train est passée de 22 % à 14 %, alors que celle de l’avion a plus que doublé, augmentant de 10 % à 23 %.328

Quant au taux de motorisation de la population suisse, les données de l’Office fédéral de la statistique montrent que le nombre de véhicules par habitant augmente régulièrement à un rythme qui ne manifeste aucun signe de fléchissement. Entre 1980 et 2004, les voitures en circulation ont augmenté de 70 % et les deux roues de plus de 300 %, tandis que, durant la même période, la population a cru de 17 %. Ainsi, alors qu’on dénombrait 45 véhicules pour 100 habitants, en 1980, ce taux avait dépassé 70 en 2004.329

A l’évidence, donc, la sensibilité incontestable qu’une partie non négligeable de la population affirme éprouver envers les problématiques à caractère écologique n’est pas suffisamment importante pour qu’elle accepte de modifier l’exercice non pas de la liberté de circuler, mais plutôt des conditions de la jouissance de ce droit. A cet état des choses, s’ajoute la crainte, souvent mais pas toujours fondée, de priver certaines régions d’une partie importante de leur base économique. Lorsque la branche du tourisme représente une composante de taille du marché du travail, toute tentative de limiter la mobilité des personnes paraît nécessairement préjudiciable aux opportunités de développement local.

327 Office fédéral de développement territorial (ARE) et Office fédéral de la statistique (OFS), La mobilité en

Suisse : Résultats du microrecensement sur le comportement de la population en en matière de transports, Berne et Neuchâtel, 2001, chapitre 9, “ Développement des transports et modification du comportement en matière de transports ”.

328 Office fédéral de la statistique, Voyages touristiques, Statistique de l’environnement n° 12, Neuchâtel, 2002. 329 Office fédéral de la statistique, Thème 11, Transports et Communications, Tableau T1, Annuaire statistique

Si nos sociétés semblent bien faire mine de prendre la mesure de ce que l’on appellera la crise écologique ou environnementale, il ne semble pas que nous assistions à une véritable crise de l’habitation. Malgré le déploiement que l’on espère grandissant de l’application des principes du développement durable, le problème demeure de savoir dans quelle mesure il est possible que la limitation de l’impact écologique de la présence humaine sur la planète s’avère compatible avec la poursuite d’un mode d’habitation dont il est impossible d’affirmer aujourd’hui qu’il connaisse une mutation significative. La tendance des variables macrogéographiques réelles - le taux de croissance démographique mondial, le taux d’urbanisation, le taux de prélèvement des matières premières, le taux de motorisation, le taux de mobilité de loisirs, etc. - incite d’ores et déjà à chercher les faiblesses, nécessairement nombreuses, que l’on peut trouver dans la conception courante du développement durable.

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