• Aucun résultat trouvé

Le sujet résonant et l’étonnement

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.5. Le sujet résonant et l’étonnement

L’homme est le lieu où le monde projette la conscience d’être nature. Ce message reclusien retentit dans la pensée de Gaston Bachelard qui en donna la version très proche citée au terme de la section précédente et qu’il transposa à l’échelle topographique lorsqu’il invitait le lecteur à “ dire ses routes, ses carrefours, ses bancs. Chacun devrait dresser le cadastre de ses campagnes perdues ”.267

Esquisser une topographie cosmographique de soi-même dans le monde, voici un projet qui contribuerait, peut-être modestement mais néanmoins utilement, à combler l’absence de sens tellement dénoncée et ressentie de nos jours, en particulier, nous dit-on, chez la jeunesse. Et que

262 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, José Corti, Paris, 1942, édition

biblio essais, p. 39.

263 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, p. 190.

264 Gaston Bachelard, L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, José Corti, Paris, 1943, édition

biblio essais, p. 22.

265 Elisée Reclus, L’homme et la Terre (1908), La Découverte, Paris, 1998. 266 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, p. 179. 267 Op. cit., p. 30.

d’endroits aurions-nous à dire de nous-mêmes, nos forêts, nos vallées, nos littoraux, nos villages, à supposer de pouvoir et de savoir encore y accéder dans leurs manifestations les plus secrètes, pour mieux deviner, avec Humboldt, “ ces analogies mystérieuses et ces harmonies morales qui rattachent l’homme au monde extérieur ”.268

Figée dans ce que Franco Farinelli nomme “ la première mort du Seigneur de Ballentrae ”, la géographie que l’on pratiquait à l’époque de Bachelard paraissait désormais peu propice à se souvenir de l’importance des concordances humboldtiennes et des instances de “ l’homme-lieu ” illustrées dans les pages précédentes. Bachelard n’avait d’ailleurs pas manqué de relever que ces approches phénoménologiques et ontologiques naissent “ d’un corps d’enseignements qui ne relèvent pas vraiment des renseignements du géographe ”.269 D’où le sens et l’actualité de

l’invitation que Jean-Marc Besse adresse à la géographie humaine à s’ouvrir à une analytique du retentissement humain des éléments de la surface de la Terre (cf. supra, section 1.6.1), ce d’autant plus que, d’après Farinelli, deux morts ultérieures sont intervenues par la suite pour achever l’empaillement du sujet de la connaissance géographique.270

268 Alexandre Humboldt, Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions Utz,

Paris, 2000, p. 346.

269 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, p. 170.

270 La première mort du Seigneur de Ballantrae est la “ paralysie du sujet de la connaissance géographique ” qui,

à travers l’enseignement vidalien, intervient pour renverser le postulat critique de l’Erdkunde en imposant la suprématie de la carte (le nom de la chose) sur la perception phénoménologique du monde (la chose nommée). La deuxième est celle perpétrée par la géographie quantitative qui élimine la question du sens et de l’intentionnalité du savoir géographique. La troisième est celle de la géographie comportementale qui conçoit l’homme comme pur élaborateur d’informations et le monde comme pure donnée à élaborer (Franco Farinelli, Geografia. Un’introduzione ai modelli del mondo, Einaudi, Torino, 2003, pp. 84-93).

Le sujet résonant (figure 12) est le sujet de cette analytique dont nous avons tenté de saisir quelques éléments significatifs en interprétant les contributions littéraires d’Henri Bosco, de Marcel Pagnol, de Ulrich Bräker, parmi tant d’autres que l’on aurait pu interroger utilement en ce sens (on pense immédiatement au barde de la campagne anglaise, William Wordsworth, ou au poète du Mississipi, Mark Twain). Le sujet résonant est le sujet d’une “ esthésique ” géographique. Une “ esthésique ” - à savoir, une activation complète de l’attention du sujet - et non une esthétique, car le dynamisme psychique du sujet s’engage au-delà de la seule sphère du goût et de la production artistique pour faire appel aux sensations corporelles (sonores, tactiles, olfactives, ...) et aux mouvements de l’imagination (rêverie, contemplation, spéculation). Une “ esthésique ” aussi, parce que le sujet s’y engage avec toutes ses facultés cognitives car, avant de rationaliser sa présence au monde, il est mu par la totalité des échanges qu’il entretient avec la réalité extérieure.271

Les éléments géographiques archétypaux de Bachelard sont ainsi des inducteurs potentiels de résonance, comme le sont les pays de Pagnol et Bräker : ils catalysent des tonalités psychiques qui résonnent des émotions premières. Ainsi, la tonalité de la vigueur, avec sa palette des nuances du colérique, de l’incisif, de l’endurance, de la tonicité, de l’audace, de la puissance. Ainsi celle de la tranquillité et de ses notes associées au calme, à l’apaisant, au paisible, à la sérénité, à la grandeur, à l’harmonie, à l’imperturbabilité, à l’immobilité. Ainsi, aussi, la tonalité mélancolique et la gamme de ses états attenants, la nostalgie, la langueur, la lassitude, l’anxiété, la maussaderie, l’ennui. Et, à l’opposé du spectre, la tonalité joyeuse avec ses teintes de gaieté, de satisfaction, d’hilarité, d’enchantement, d’enthousiasme, d’extase.

Une instance du sujet résonant particulièrement significative pour une analytique du retentissement doit enfin nous retenir, à savoir le sentiment émerveillé qui englobe l’étonnement et la contemplation, en passant par l’étrangeté, l’énigmatique, l’éblouissement, l’admiration et la rêverie. En un sens, l’émerveillement est une sorte de primum mobile qui commande l’entière posture du sujet résonant, une sorte de point d’orgue introductif qui diffuse son empreinte sur toutes les tonalités psychodynamiques de l’individu.

Sujet raisonnant Sujet résonant

Réification de l’objet (maîtrise et métrisation) - Animation de l’objet

Sujet anesthésié - Sujet éveillé

Imposition d’un ordre construit (taxis) - Intuition d’un ordre spontané (cosmos) Intention d’emprise - Saisie d’émerveillement Pensée calculante utilitariste - Pensée imaginante gracieuse Primauté de l’homme (vita activa) - Primauté du monde (vita contemplativa) Connaissance (Kenntnis, épistémé, logos) - Reconnaissance (Er-Kenntniss, gnosis, sophia) A priori dualiste (esprit-liberté/matière-nécessité) - A priori moniste (esprit-matière-liberté-nécessité)

Catégories de l’opposition - Catégories de l’union

Territorialisation comme pulsion d’emprise - Homme-Dieu

Territorialisation comme

pulsion de symbiose - Ame du Monde

Lieu comme extériorité (je-il) - Lieu comme altérité (je-tu)

Praxis comme transformation asservissante du monde - Praxis comme transformation de la conscience du sujet Minimisation biotique, domination homo sapiens - Maximisation biotique, cohabitation des espèces

Indifférence phénoméno-ontologique, l’homme habite en solitaire le monde

- Valorisation phénoméno-ontologique, l’homme est habité par le monde

Habitation aménageante (‘‘ a ’’privatif, atopie) - Habitation ménageante (topophilie)

Figure 12. Caractères du sujet de l’aperception et de la praxis géographique

Sujet raisonnant

Sujet résonant

La tradition de considérer l’étonnement comme la source première de la pensée et de la connaissance remonte au moins jusqu’à Platon. Dans le Théétète (155d), il est dit que “ c’est la vraie marque d’un philosophe que le sentiment d’étonnement que tu éprouves. La philosophie, en effet, n’a pas d’autres origines ”. Heidegger a repris presqu’à l’identique ce point de vue : “ l’étonnement est, comme pathos, l’arché de la philosophie ”. Le propos de Heidegger paraît d’autant plus pertinent pour une analytique du retentissement que, insatisfait par les connotations associées au mot “ passion ”, il a proposé de traduire “ pathos ” par le terme à consonance simmelienne “ Stimmung ” (cf. supra, section 2.1.3) que ses traducteurs ont rendus par l’expression “ dis-position ”.272

Notons que le travail auquel Besse nous convie peut aussi s’entendre comme une initiation à l’étude des propriétés psychodynamiques des éléments de la surface de la Terre. Ce sont ainsi des sortes de Stimmungen que le sujet apprend à reconnaître dans des configurations d’éléments géographiques qu’il distingue par leur disposition topographique, par leur déploiement temporel (moment du jour, moment des saisons, ...), et par leur qualité d’exemplarité (caractères de résistance ou de concordance).

Heidegger identifie un trait capital de la disposition émerveillée du sujet devant le monde lorsqu’il note que “ dans l’étonnement, nous sommes en arrêt ”. L’étonnement neutralise la pulsion d’emprise qui pousse le sujet à s’approprier, à détruire, à considérer le monde comme pur objet à asservir. Le sujet se trouve placé dans une disposition propice à observer la saine interdiction de ne pas toucher. En ces moments, le monde extérieur s’épaissit, il s’érige comme instance de l’émerveillement. Pour reprendre des termes de Martin Buber, le mode relationnel du “ je-cela ” glisse alors vers le “ je-tu ” : l’extériorité est élevée au statut d’altérité.273

Heidegger écrit que “ l’étonnement est cette dis-position dans laquelle et pour laquelle s’ouvre l’être de l’étant ”. 274

Dans le sillage d’Heidegger, Hannah Arendt a bien noté ce renversement de l’activité et de la passivité qui se produit chez le sujet émerveillé. L’étonnement “ n’est pas chose que l’homme puisse provoquer par lui-même ; l’étonnement est pathos, on le subit, on ne prend pas l’initiative ”. Elle souligne comment la mise en arrêt du sujet étonné n’est pas le fait de la perplexité ou de la surprise, mais qu’elle est provoquée par le sentiment de l’admiration. C’est ainsi que, pour Arendt, la louange suscitée par l’admiration ne porte pas sur le phénomène en tant que manifestation particulière, mais concerne davantage l’ordre harmonieux sous-jacent,

272 Martin Heidegger “ Qu’est-ce que la philosophie ? ” (1956), in Questions I et II, Gallimard, Paris, 1968,

pp. 338-40.

273 Voir l’élucidation que Martin Buber propose de ce couple de “ mots-principes ” qui caractérisent une des

modalités premières de l’être au monde (Je et Tu, (1923) Aubier, Paris, 1969, pp. 19ff).

“ l’ordre invisible en lui-même mais que le monde des phénomènes laisse cependant entrevoir ”.275

Cet ordre invisible auquel Arendt fait allusion est bien une figure de l’Ame du Monde, symbole de ce qui incite le sujet à voir, à ressentir, à s’apercevoir pleinement du lieu où il se trouve pour y deviner les marques d’un ordre, d’un cosmos, d’une nature auxquels il est intimement lié. Les phénomènes deviennent alors hiérophanie, origine de l’enthousiasme, marques privilégiées qui préservent les lieux où les dimensions énigmatiques du monde se donnent à percevoir.

* * *

“ Machines pour habiter ” Le Corbusier “ Mechanization best serves mediocrity ” Frank Lloyd Wright

3. La disjonction mentale de l’homme et du monde :

Documents relatifs