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Retentissement et résonance : l’empreinte locale et l’imprégnation subjective

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.1. Habitation “ en intelligence ”, habitation poétique ?

2.1.4. Retentissement et résonance : l’empreinte locale et l’imprégnation subjective

L’analytique du retentissement postule que les milieux où nous vivons savent exercer sur notre disposition psychique et physique des influences durables et profondes. En quoi consiste ce pouvoir ?

“ Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés

de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. [...] Une émotion nous soulève ; notre énergie se déploie toute, et sur des ailes de prières et de poésie s’élance à de grandes affirmations. Tout l’être s’émeut, depuis ses racines les plus profondes jusqu’à ses sommets les plus hauts. [...] Illustres ou inconnus, oubliés ou à naître, de tels lieux nous entraînent, nous font admettre insensiblement un ordre de faits supérieurs à ceux où tourne à l’ordinaire notre vie. Ils nous disposent à connaître un sens de l’existence plus secret que celui qui nous est familier, et, sans rien nous expliquer, ils nous communiquent une interprétation religieuse de notre destinée. [...] D’où vient la puissance de ces lieux ? La doivent-ils au souvenir de quelque grand fait historique, à la beauté d’un site exceptionnel, à l’émotion des foules qui du fond des âges y vinrent s’émouvoir ? Leur vertu est plus mystérieuse. [...] Un rationalisme indigne de son nom veut ignorer ces endroits souverains. Comme si la raison pouvait mépriser aucun fait d’expérience ! [...] Pour l’âme, de tels espaces sont des puissances comme la beauté ou le génie. Elle ne peut les approcher sans les reconnaître. ”186

Dans les pages qui suivent ce large extrait, Maurice Barrès (1862-1923) n’apporte pas de réponses satisfaisantes aux questions qu’il soulève. “ La colline inspirée ” censée faire l’objet de sa narration - le signal de Sion-Vaudemont, haut lieu du plateau lorrain situé au flanc gauche de la Moselle, à une trentaine de kilomètres au nord-ouest d’Epinal - est vite reléguée en arrière- plan, tandis que le récit se focalise sur des événements catalysés davantage par les hommes que par les lieux. Au mieux, on peut voir dans cette colline le site où vient s’ancrer le destin d’un sujet littéraire animé par une exceptionnelle opiniâtreté et par une déraisonnable force vitale. La nature de l’influence que le lieu exerce sur l’homme reste toutefois vague. Le questionnement de Barrès n’en demeure pas moins pertinent.

L’activation du sens du lieu chez le sujet retentissant relève d’une empreinte de sa matrice neuro-cognitive. L’empreinte est une notion qui a valeur de concept dans le domaine de l’éthologie. Elle désigne le marquage profond que le système cognitif d’un animal subit à un moment particulier de son développement. Konrad Lorenz (1903-1989), le père de l’éthologie, en a donné un exemple célèbre. Guettant l’éclosion d’un œuf d’oie, Lorenz découvrit à ses dépens le phénomène de l’empreinte lorsqu’il s’aperçut que l’oisillon associe la première image qui se présente à son regard à la sortie de l’œuf avec l’entité qu’il reconnaît comme mère, en l’occurrence Lorenz lui-même qui, pendant quelques semaines, jour et nuit, dut s’acquitter de ses tâches de mère oie avec une patience de Salomon.

L’éthologie définit l’empreinte comme le développement, dans le jeune âge, d’une tendance à s’attacher à un objet.187 Lorenz précise que l’individu ne rencontre cette fixation irréversible

d’une réponse comportementale qu’à des moments spécifiques de son développement. L’empreinte résulte d’un processus d’apprentissage par association qui fait appel à de complexes opérations perceptives.188 Un concept fortement déterministe de l’empreinte ne

saurait s’appliquer au comportement humain. On peut néanmoins supposer qu’une version faible de l’empreinte intervienne dans le marquage affectif et cognitif du sujet humain (cf. les exemples de la section 2.2).

La notion d’empreinte se distingue de celle d’imprégnation. Si la première marque la matrice perceptive de l’individu par une impression exceptionnelle qui se produit de manière presque instantanée, la deuxième la creuse par la répétition. Si la reproduction de l’expérience initiale ne saurait retrouver la puissance de l’impact inaugural, la répétition forme cependant des habitudes, des réponses calibrées, des comportements qui s’enracinent pour devenir, à terme, inconscients et automatiques. Lorenz nomme habituation la tendance du sujet à reproduire l’expérience initiale.189

Le retentissement est à l’empreinte ce que la résonance est à l’imprégnation. C’est à Gaston Bachelard que l’on doit d’avoir précisé les termes du couple retentissement - résonance. Bachelard avait noté que la relation entre l’archétype dormant dans l’inconscient du sujet et l’image poétique n’est pas de l’ordre du causal mais bien du retentissement. De ses études consacrées à l’imagination, il avait conclu que l’image poétique n’est pas un produit direct de l’imagination mais, au contraire, qu’elle trouve son origine dans la consonance unissant “ l’immensité du monde et la profondeur de l’être intime ”. Le retentissement opère ainsi par “ ontologie directe ”.

Bachelard disait du retentissement que “ il inaugure ” et le décrivait comme “ phénomène minuscule de la conscience miroitante ”, l’état de conscience où se produisent ces inversions du

187 S. A. Barnett, Modern Ethology : The Science of Animal Behaviour, Oxford University Press, Oxford, 1981,

section 12.3., pp 395ff.

188 Konrad Lorenz, Die Rückseite des Spiegels, 1973 (trad. angl., Behind the Mirror : a Search for a Natural

History of Human Knowledge, Methuen, London, 1977, section 5.8., pp. 78ff.

sujet et de l’objet caractéristiques de l’habitation réciproque de l’homme et du monde. La résonance, en revanche, est affaire de dilatation. L’instant inaugural du retentissement se déploie sur plusieurs plans de l’existence du sujet. Longtemps après l’impact originaire, l’expérience première du retentissement émouvra encore la surface “ exubérante ” de l’esprit, résonant de l’unité d’être qui, dans l’instant du retentir, s’établit entre le sujet et l’objet.190

Que peut-on répondre aux questions naïves : qu’est-ce qui retentit ? qu’est-ce qui résonne ? Deux compléments d’objet direct sont possibles. Indiscutablement, c’est le sujet qui, dans son âme et son esprit, retentit et résonne. Mais, quel est le rôle du phénomène extérieur à défaut duquel il n’y aurait ni retentissement ni résonance ? Le sujet du retentissement est-il double ? Le naturaliste et le culturaliste se renverront la question. Sans l’homme, la question même du retentissement n’a pas d’objet. Sans les éléments du monde, l’homme n’est que monologue.

A la lecture phénoménologique de la question “ qu’est-ce qui retentit ? ”, l’anthropologie apporte l’éclairage de la dimension du sacré. Mircea Eliade a bien noté la place proprement centrale que le lieu occupe dans le phénomène du sacré. A l’opposé de l’espace profane qui, selon Eliade, se caractérise par son homogénéité, l’espace sacré coïncide avec une discontinuité dans le tissu du monde : “ il présente des ruptures, il y a des portions d’espaces qualitativement différents des autres ”.191 C’est à travers ces seuils hétéronomiques ouverts dans la continuité du

réel que les lieux se chargent d’une signification hiérophanique et que, littéralement, ils manifestent le sacré. Le différentiel ontologique qui habite ces lieux en fait des points fixes, des axes fondamentaux de l’orientation cosmographique auxquels l’individu se réfère pour donner du sens à son être au monde.

Le retentissement aux éléments de la terre présuppose aussi la non homogénéité du monde. Les lieux retentissants se distinguent à cause de l’influence exceptionnelle qu’ils produisent sur l’esprit de ceux qui les habitent. Une “ plus-value ” ontologique les investit d’une épaisseur idiographique hautement significative pour le sujet retentissant. Les lieux se font alors points d’ancrages physiques et symboliques où espace et mémoire s’entremêlent, véritables centres du monde, axis mundi qui acquièrent valeur capitale d’orientation pour la vie du sujet. En voici quelques exemples.

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