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Crise écologique ou crise de l’habitation ? L’anthropocentrisme durable

3. La disjonction mentale de l’homme et du monde : condition et défis de l’homme urbanisé

3.3. Le paradigme de la durabilité : vers une re-conjonction mentale de l’homme et du monde ?

3.3.4. Durabilité de l’habitation urbaine et raison pratique géographique

3.3.4.1. Crise écologique ou crise de l’habitation ? L’anthropocentrisme durable

Pour tenter de comprendre cet état des choses, il importe de bien cerner le positionnement idéologique des principes du développement durable tel qu’il est prôné et actuellement mis en application, et tel qu’il est véhiculé auprès du public, notamment de la jeunesse, par une vulgarisation généralement placée sous le signe du mythe de l’homme protecteur veillant sur l’état de la nature pour le bénéfice de sa propre descendance.

La problématique qui porte notre essai incite à souligner que ce que l’on pourrait qualifier de dimension géo-éthique du rapport Bruntland et de l’Agenda 21 qui en découle relève toujours d’une matrice clairement anthropocentriste, même si, pour des motifs d’utilitarisme pragmatique, ces démarches font parfois preuve d’une bienvenue modération eu égard aux thèses de l’humanisme radical. Toutefois, sous prétexte d’un altruisme irréprochable sur le plan éthique, qui justifie les interventions de protection de la planète au nom de l’héritage environnemental qu’il convient de léguer à nos descendants - conformément à une formule désormais célèbre selon laquelle nous empruntons la planète à nos enfants -, l’idéologie sous- jacente à la diffusion des principes du développement durable est en passe, de manière subreptice mais néanmoins ... durable, d’inscrire dans notre mentalité le postulat selon lequel, si la Terre n’est pas la propriété de la génération présente, elle appartient toutefois aux générations à venir de notre espèce.

Le processus est suffisamment avancé pour que presque personne ne s’étonne d’observer que, dans une forme moins abrupte et par le truchement du legs aux générations futures, la devise lévinasienne selon laquelle “ l’homme est le maître de la terre pour servir les hommes ” (cf. supra, section 1.3.2) se trouve de facto adoptée dans la foulée de la diffusion des principes du développement durable. Ainsi, dans les titres d’ouverture d’un récent film documentaire sur les milieux marins diffusé sur les grands écrans de la société occidentale – un film parrainé notamment par le WWF, et fortement plébiscité par les amoureux de la nature qui n’ont pas manqué de convier lors de sa projection des dizaines de milliers d’enfants – le public a pu lire en ouverture et en plein écran l’épigraphe : “ offrons à nos enfants une planète vivante ”.358 Rien ne semble devoir être refusé aux fils de l’homme, même le cadeau,

emballé dans du papier bien sûr convenablement recyclé, d’une planète-objet offerte sous le sapin de la Noël du nouveau millénaire.

358 Il s’agit du film The Blue Planet produit par la compagnie Greenlight Media pour le compte de la BBC et tiré

Le propos tenu par le Ministre de l’environnement de Nouvelle Zélande lors de la 57ème session de la Commission baleinière internationale (IWC) de juin 2005 n’est pas moins révélateur. Intervenant pour critiquer la demande du Japon de lever les restrictions en vigueur depuis deux décennies sur la chasse commerciale des cétacés, Chris Carter a argumenté pour le prolongement du moratoire expliquant que “ ces baleines n’appartiennent pas au Japon : ces baleines appartiennent à l’humanité entière ”.359

La base idéologique du développement durable rejoint ici, sans trop vouloir en donner l’impression, celle de l’humanisme radical évoquée dans la première partie de cet essai. Et même s’il s’agit d’un anthropocentrisme pragmatique, d’ailleurs sensible à l’idée du “ principe responsabilité ” d’Hans Jonas, il n’en demeure pas moins qu’aucune de ces démarches ne vise réellement à mettre en question le postulat humaniste moderne qui tient pour inconcevable que l’on puisse considérer que la Terre n’est pas la propriété de l’espèce humaine. La question n’est pas de passer jugement sur le bien ou le mal implicite à un tel positionnement idéologique. Elle consiste plutôt à souligner que la persistance de ce présupposé dans les principes du développement durable rend plus ardue la tâche et nous handicape sérieusement lorsqu’il s’agit de nous imposer des limites qui, pour être effectives, ne peuvent être reçues que comme l’imposition d’un renoncement à jouir, même partiellement, d’un droit de propriété dont on ne discute même plus le bien fondé.

Il n’est dès lors pas étonnant de voir que nos sociétés expriment une sensibilité grandissante à l’égard des problématiques écologiques, en manifestant en même temps de très fortes réticences lorsqu’il est question de modifier véritablement nos pratiques d’habitation. A un degré ou à un autre, partagés entre le “ penser global ” et “ l’agir local ”, nous souffrons tous d’une certaine “ schizophilie ” qui nous balance entre les pôles contradictoires de la vertu écologiste et des tentations consuméristes.

Peut-être, un tel constat témoigne aussi d’une faiblesse conceptuelle de la notion de développement durable qui ne distingue pas suffisamment, d’une part, ce qui relève de questions techniquement traitables (sphère écologique) et, de l’autre de problèmes “ pré-techniques ” de type comportemental (sphère de l’habitation). Il démontre aussi l’impuissance institutionnelle et individuelle à s’affranchir de la dépendance envers les impératifs de cette entité impersonnelle aux équilibres fragiles qu’est le marché du travail. Réorienter les jeux de l’offre et de la demande vers des circuits moins liés aux habitudes

359 Le propos de M. Carter a notamment été diffusé sur la chaîne TV Euronews et rapporté par de nombreux

correspondants de presse (voir, par exemple, “ Japan loses whaling vote ”, June 20, 2005, www.ndtv.com). Le point de vue du ministre néo-zélandais paraît même modéré si on le compare à la proposition de Michael De Alessi. Lors de la conférence consacrée au thème “ Liberté et propriété au 21e siècle ”, tenue en Islande en août 2005 sous l’égide

de la Société du Mont-Pèlerin, ce membre du Competitive Enterprise Institute, Washington D.C., a argumenté en faveur de la “ privatisation des baleines ”. La propriété privée serait la “ meilleure manière d’assurer la survie ” de ces animaux (“ Privatize the Whales ”, The Asian Wall Street Journal, 17-18 Oct. 1997).

actuelles pourrait bien s’avérer plus affaire du domaine de l’histoire que du volontarisme éco-politique des masses.

Est-il alors légitime de parler de crise de l’habitation ? La place que les médias accordent aux faits météorologiques et climatiques, mais aussi les efforts de vulgarisation consentis par les scientifiques, ont suffisamment retenu l’attention du public pour qu’il soit au moins possible de parler de l’amorce d’une crise écologique dans la conscience collective - entendu par crise une phase grave dans l'évolution des choses, des événements, des idées, accompagnée par des manifestations émotives prononcées.

Etymologiquement, cependant, crise signifie décision, du verbe grec krinein, juger. Au sens de l’idée d’habitation entendue le long du présent essai, il paraît alors prématuré de diagnostiquer une crise de l’habitation qui toucherait nos sociétés et qui nous inciterait à œuvrer plus franchement dans le sens d’une intelligence avec la planète. Comme l’a dit Jouvenel, la puissance technologique dont nous disposons dérègle notre jugement. Pour l’instant, le socle idéologique de l’humanisme moderne paraît assez puissant pour empêcher que la crise écologique soit perçue autrement que comme problème de type utilitaire que nous confions saura être résolu par le savoir technologique et par l’intelligence libre et autonome de notre espèce - surtout si ce sont les habitants d’autres continents qui auront le plus à supporter les conséquences de pratiques d’habitation qui puisent de manière fortement inégalitaire dans les ressources planétaires. Si la crise pointe donc toujours, en nous rattachant ainsi au champ du XXe siècle, théâtre privilégié des penseurs de la crise - crise des sciences européennes (Husserl), crise des fondements de la mathématique (Russell et Gödel), crise de la connaissance de soi (Cassirer), crise de la culture (Arendt) -, il s’agit bien pour l’heure d’une crise écologique diffuse plutôt éloignée de l’urgence qui doit caractériser l’éventuelle amorce d’une crise de l’habitation.

Quant à savoir dans quelle mesure le paradigme de la durabilité représente véritablement un tournant vers la re-conjonction de l’homme et du monde, la question est ouverte. Si la machine pour voyager dans le temps de H.G. Wells nous était accessible, il serait instructif de convier les géographes de l’Erdkunde pour un voyage d’exploration à notre époque. Sans doute, on verrait Humboldt écarquiller des yeux devant les innombrables merveilles que les hommes de science ont livrées depuis son temps. En revanche, il s’attristerait peut-être de voir à quel point notre temps semble peu sensible à la recherche des “ analogies mystérieuses ”, des “ harmonies morales ”, des “ secrets rapports ”, des “ connexions génératrices ” qu’il tenait pour trame des liens unissant les hommes et le monde.360 L’esprit qui anime la mise en place du paradigme de la

durabilité semble pour l’heure procéder d’une démarche clairement utilitariste, assurément nécessaire mais probablement insuffisante pour remplir les exigences gnoséologiques de l’homme complet qui était le sujet idéal de la connaissance de l’Erdkunde.

360 Alexandre Humboldt Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions Utz, Paris,

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