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Qualités psychotopiques des lieux

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.2. L’empreinte du pays et l’imprégnation du sujet : études de cas

2.3.2. Qualités psychotopiques des lieux

Henri Bosco attache une grande importance aux qualités psychotopiques des lieux. D’un plateau “ chargé de bois et d’étangs, comme une grande table que la poussée d’en bas avait jadis, aux premiers âges de la terre, inclinée vers l’Ouest ”, Bosco nous dit les bienfaits psychologiques qu’il procure au protagoniste de l’un de ses récits.

211 Henri Bosco, Malicroix (1948), Gallimard, Folio, Paris, p. 28. 212 Henri Bosco, Hyacinthe (1945), Gallimard, Folio, Paris, p. 222. 213 Op. cit., p. 126.

214 Henri Bosco, Le jardin de Hyacinthe, 1946, Gallimard, Paris, pp. 194 et 193.

215 Eric Dardel, L’homme et la terre : nature de la réalité géographique (1952), CTHS, Paris, 1990, p. 133. 216 Henri Bosco, Hyacinthe (1945), Gallimard, Folio, Paris, p. 53.

“ Là je pouvais brancher mon être à quelques-uns de ces courants qui

traversent le sol sur lequel nous vivons. J’en recevais un surcroît provisoire de vie qui me permettait, hors toute raison, de me penser moi-même, comme si j’avais été l’esprit des étangs.

Cette transfiguration illusoire m’était d’un grand allégement. Car le monde sur lequel je m’épandais, riche, vivant, liquide et de naturelle innocence, me communiquait une fraîcheur dont j’avais depuis longtemps perdu le goût. ”218

La conscience du caractère illusoire de l’identification à “ l’esprit des étangs ” n’empêche pas au protagoniste de recevoir du lieu un surplus de vitalité et un apaisement bénéfique. Et, lorsque l’orage vient s’abattre sur ce “ quartier farouche ”, ce surcroît vital s’épaissit encore davantage pour ouvrir la conscience à l’idée de l’être météorique : “ on ne voyait plus la nuée, matière de l’orage, mais on sentait l’orage comme un être ”.219

“ La proximité de l’orage dégageait de moi une énergie inattendue, non pas

volonté dominante, mais puissance vitale. [...] Entre moi, les nuées, l’eau, la vase tiède et cette immense étendue des roseaux phosphorescents, circulaient des courants, s’échangeaient des forces latentes. ” 220

La valeur psychotopique d’un lieu se reconnaît ainsi par l’aperçu supplémentaire qu’il donne au sujet sur sa propre vie mentale. Le lieu devient belvédère de la conscience, opportunité privilégiée pour observer soi-même : “ l’hiver me donnait un pur paysage moral détaché de la terre. La moindre branche s’y dessinait, grêle et précise ; et j’avais un plan de candeur où tracer les figures de l’âme. [...] Mon esprit pénétrait partout, et je m’y voyais ”.221 Si la

géographie est l’écriture physique que les hommes gravent sur le monde, voici un bel exemple d’une géographie humaine qui dessine nos esquisses psychiques sur les éléments du paysage.

Une qualité du territoire moral de Bosco est la présence d’un lieu d’abri capable de valoriser le sentiment du refuge. Le bonheur du refuge est déterminé par l’intensité de la confrontation que les éléments extra-humains engagent avec le sujet. Ainsi, “ quand l’abri est sûr, la tempête est bonne ”. Bosco “ mondialise ” la sensation subjective de protection lorsqu’il caractérise “ d’abri moral ” la puissance de refuge d’un mas provençal qui fait le sujet d’un de ses grands romans. Dans ces lieux, on ne s’abrite pas seulement des “ fureurs de l’hiver ”, on se met

218 Henri Bosco, Hyacinthe (1945), Gallimard, Folio, Paris, pp. 28 et 30. 219 Op. cit., p. 63.

220 Op. cit., pp. 69 et 63-64. 221 Op. cit., p. 78.

“ à couvert des mauvaises saisons de l’âme ” pour retrouver “ cette vue large et calme du monde, naturelle aux gens de la terre, d’où vient toute tranquillité ”.222

Chez Bosco, le génie du lieu s’apparente à l’humain, écho d’une puissante présence qui a habité, au sens le plus fort, un lieu, en particulier ces maisons qui prennent valeur “ d’abri tutélaire ”.223 La présence du feu et de la lumière symbolisent le génie du lieu : le foyer et la

lampe témoignent de la vie humaine tout en conservant l’être propre du feu. Ainsi le foyer, qui héberge les langues vives de la flamme animée “ comme l’âme même du feu ”, est une “ créature ” qui “ vit avec patience ”. “ Ces feux [...] ont sur notre mémoire une puissance telle que les vies immémoriales sommeillant au-delà des plus vieux souvenirs s’éveillent en nous à leur flamme, et nous révèlent les pays les plus profonds de notre âme secrète ”.224 Bosco

consacre des pages admirables à la lampe que l’on voit au loin animer l’œil d’une fenêtre, telle un phare qui oriente les mouvements de la conscience.

La valeur psychotopique des lieux se mesure par la qualité des états d’âme qu’ils génèrent, par la pureté et par l’intensité des émotions qu’ils évoquent. Il est des lieux qui dynamisent notre psychisme et l’instruisent sur des états d’âme autrement inexprimés, d’habitude confinés dans les régions chthoniennes de notre vie mentale. Les phénomènes qui animent les paysages ont des correspondances étroites avec les mouvements psychiques du sujet : ils les “ tonalisent ”. Ces tonalités sont des colorations (Stimmungen) mentales du sujet qui résonne avec le lieu. De quelles émotions s’agit-il ? Voici un exemple qui évoque le sentiment de la tranquillité.

“ C’était une sorte de paix végétale qui flottait à hauteur des arbres, sur des

lieues et de lieues de bois, de nappes d’eau, de ravins, de combes, d’antres sauvages [...] J’éprouvais les effets de sa force. [...] Elle imposait un lent plaisir de tranquillité animale, pris peut-être de la grandeur de la terre et de la simplicité de la nuit [...]. ”225

Une des meilleures illustrations de la phénoménologie des éléments du paysage que l’on doit à Bosco se trouve dans un récit que nous citerons longuement pour son exemplarité. Tous les thèmes de cette phénoménologie y figurent, jusqu’à l’expression d’une véritable ontologie. Bosco condense dans ces pages une théorie détaillée du sujet résonant.

L’action se déroule dans une région que Bosco nous dit suggérée par le nom d’un fleuve, le Rhône, et celui d’une terre, la Camargue. Il s’agit en particulier d’une île au milieu d’un fleuve littéraire dont les traits puissants résonnent de l’imprégnation de l’enfant Bosco par la grandeur

222 Henri Bosco, Le Mas Théotime, Gallimard, Paris, 1952, p. 54. 223 Henri Bosco, Malicroix (1948), Gallimard, Folio, Paris, p. 27. 224 Op. cit., p. 38.

de la Durance et du Rhône. Le protagoniste, un homme des collines provençales, botaniste, agronome, herboriste, horticulteur et jardinier de son état, y est confiné durant plusieurs semaines. Une fois seul sur l’île, le lieu manifeste toute sa présence :

“ je fus aussitôt pris par le sentiment de la grandeur. [...] Peut-être eus-je

soudain la vive sensation, au sein de ce monde colossal, de ma petitesse. J’y pris la mesure des choses qui m’écrasaient et je m’y confondis jusqu’à participer à leur puissance surhumaine.

L’immensité des eaux, la majesté du fleuve en marche vers la mer, la montée des nuages, la hauteur, l’abondance et la force des arbres, le désert de la rive et mon sauvage isolement, toute une onde démesurée s’enfonça dans mon âme, dont il dilata les limites étroites, et il créa soudain, pour vivre en moi, des espaces immenses. Sur ces étendues infinies, des hauteurs s’élevaient, et, par dessous, des profondeurs inventaient un nouvel espace et s’y abîmaient irréellement. Je ne perdais point conscience, et tant le sol boueux que l’eau m’étaient présents ; mais j’étais soudain devenu plus sensible à ce sentiment de l’amplitude inspiré du dehors par la nature et qui m’arrivait du dedans avec toutes les voix de la solitude nouvelle. Cette rencontre du spectacle naturel et des voix intérieures créait, en un lieu indéfinissable, qui n’était ni en moi, ni hors de moi, cet état d’âme étrange, où l’eau, le ciel, les bois, exaltés jusqu’à l’émotion, s’abolissaient en elle et dans lequel ces ébranlements de mon être prenaient une ampleur retentissante, du fait de la grandeur du fleuve, de la sauvagerie du ciel et du silence spacieux des arbres. Une puissance inattendue construisait sous mes yeux cette abstraction vivante et la substituait aux visions, aux odeurs, aux bruits, aux émotions et aux pensées.

Du fleuve, des limons, du sol, des bois, la matière énorme fondait en ce sentiment de grandeur pur de toute substance. Affranchi, je ne sais comment, des servitudes ordinaires, je venais de passer, à l’improviste [...] à la connaissance ineffable de la majesté elle-même. Je respirais dans la grandeur ; mon cœur y battait ; ma pensée, immobile sur elle même, n’était plus qu’un grand corps sonore à la mesure des hauteurs et des profondeurs solennelles de ce monde. ”226

Le sujet boscien est saisi par la sensation physique de la grandeur du monde. La puissance du spectacle naturel le renvoie à sa dimension humaine. L’envergure des phénomènes du paysage produit une dilatation de sa conscience. A cheval entre son résonner interne et la sensation l’alimentant du dehors, le sujet vit l’expérience d’une puissance inattendue et conçoit le sentiment de l’amplitude. Dans sa conscience, la grandeur de la matière du fleuve et du paysage s’épure de leur substance. Par l’ampleur du sentiment, l’objet de la perception et le sujet de la conscience se fondent en une mystérieuse rencontre. “ J’avais, de ce qui m’entourait

[...] non pas une vision banale, mais une étrange conscience où se composaient les sensations qui pouvaient cependant m’atteindre et quelques souvenirs à demi éveillés. Je restais suspendu entre moi et le monde. ”227 L’état d’âme de la majesté ressoude en quelques instants prégnants la

fracture qui dissocie le sujet et l’objet. La pensée s’immobilise et devient “ comme un grand corps sonore ”. Mais la résonance est aussi physique. Le sujet respire littéralement la grandeur et, dans l’amplitude d’une respiration portée par la mesure énorme des éléments, il s’identifie au monde.

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