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La continuité de l’homme et de la nature dans la pensée géographique du XIX e

1. La géographie humaine et la question de l’habitation du monde

1.7. L’habitation contemporaine, l’urbanisation et le paradoxe de l’humanisme radical

1.7.4. La continuité de l’homme et de la nature dans la pensée géographique du XIX e

Faute de goût pour le débat idéologique et philosophique, comme l’a fait remarquer Claude Raffestin, la géographie contemporaine ne paraît pas avoir considéré de son ressort une prise position par rapport aux revendications de l’humanisme radical. La problématique de la continuité de l’homme et de la nature se trouvait pourtant au cœur de la pensée des géographes du XIXe siècle. Encore imprégnés de l’épistémologie romantique, les pères de la géographie moderne ne semblaient guère souscrire au postulat central de l’humanisme radical actuel.103

C’est peut-être grâce au couplage de l’esprit romantique avec l’héritage des Lumières que les géographes du XIXe siècle purent entrevoir avec tant d’avance des thématiques qui s’imposent aujourd’hui avec une actualité proche de l’urgence. Elisée Reclus (1830-1905), par exemple, donnait comme centre de la méditation géographique “ l’accord des Hommes et de la

102 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Seuil,

Paris, 1985, p. 221 (italiques de l’auteur).

103 Une longue digression serait indispensable pour préciser dans quel sens l’idée controversée de romantisme est

ici invoquée. On retiendra la brève mais éclairante caractérisation d’Alfred Whitehead qui a vu dans la révolte romantique l’affirmation d’un état d’esprit d’après lequel la méthode scientifique ne saurait épuiser le témoignage des phénomènes ni négliger, pour concevoir pleinement la présence de l’homme au monde, d’avoir recours à une idée plus complète des facultés cognitives humaines et du monde auquel elles donnent accès (Science and the Modern World, Cambridge University Press, 1933, chapitre 5). Pour une discussion approfondie de l’idée du romantisme, on peut se référer, par exemple, à la récente anthologie de Charles Le Blanc, Laurent Margantin et Olivier Schefer, La forme poétique du monde : Anthologie du romantisme allemand, José Corti, Paris, 2003.

Terre ”.104 On se souvient aussi de l’injonction reclusienne à penser la présence de l’homme sur

Terre comme soumise à l’impératif d’embellissement du globe105 - naturaliser la culture et

“ cultiver ” la nature, on est tenté de dire. Pour sa part, Karl Ritter (1779-1859), dont Reclus avait suivi l’enseignement, pensait “ la connaissance de la Terre [...] dans son rapport essentiel avec l’humanité ”, la Terre étant “ un grand, autonome individu planétaire ”, des propos qui traduisent une intuition singulièrement proche de la récente hypothèse Gaïa.106

La relecture du Cosmos de Humboldt est éclairante. Elle montre que, malgré ses profondes connaissances de la science de son époque, la conception qu’entretenait Humboldt de la pensée géographique comme discipline générale de l’esprit n’était pas confinée au sein de l’héritage positiviste des Lumières.107 Outre la dimension scientifique de la pensée humboldtienne, Franco

Farinelli a mis en exergue comment l’érudition du géographe républicain allemand était placée au service d’un projet politique porté par l’idéal du progrès de la condition humaine.108 Farinelli

a montré que l’ambition de Humboldt de transformer les rapports de pouvoir au sein de la société prussienne en faveur de la bourgeoise émergeante s’appuyait sur un pari stratégique (“ la ruse du pittoresque ”) consistant à exploiter l’esthétique bourgeoise du paysage figuratif pour lui inculquer, à l’aide d’une conception cette fois scientifique du paysage, les rudiments du puissant outil de pouvoir qu’est la raison instrumentale.109

Humboldt poursuivait également un chemin gnoséologique plus personnel, de nature cette fois philosophique, pleinement marqué par l’ascendant romantique. Ce projet était celui de l’idéal goethéen de l’homme complet qui doit s’accomplir dans tous les départements d’un savoir débordant la science (épistémé) pour viser la connaissance du sage (gnosis). Malgré la démarche documentée et prudente de Humboldt qui évalue attentivement la qualité des documents, des témoignages et des observations à mobiliser pour dresser rigoureusement ses “ Tableaux de la nature ”, sa plume laisse surgir par endroits les “ analogies mystérieuses ”, les

104 Elisée Reclus, L’homme et la Terre (1908), La Découverte, Paris, 1998, p. 103.

105 Voir op. cit., p. 65, le chapitre “ L’art et la nature ” du Tome VI du même ouvrage (reproduit sous

http://raforum.apinc.org/article.php3?id_article=3003), le texte de 1866, “ Du Sentiment de la nature dans les sociétés modernes ” (reproduit sous http://raforum.apinc.org/article.php3?id_article=542), ainsi que Histoire d’un ruisseau (1869), Actes Sud, Arles, 1995, p. 17.

106 Cité par Alexandre Humboldt, Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions

Utz, Paris, 2000, pp. 122-123.

107 Adalberto Vallega, entre autres, s’en référant à Cl. Raffestin et A. Turco, relève ce qu’il appelle “ le

scientisme ” de Humboldt, de Ritter et de Ratzel, à savoir la conviction que la seule voie de la connaissance est celle des sciences exactes (Geografia umana, Mursia, Milano, 1989, p. 40).

108 Géographe de terrain, Humboldt, contrairement au géographe de bibliothèque qu’était Kant, avait connu

de visu les habitants d’autres portions du globe que leur terre allemande. A l’opposé des convictions kantiennes au sujet de la supériorité de la race blanche (cf. supra, note 97), Humboldt souscrivait pleinement à la réfutation, proposée par son frère Guillaume, de la “ distinction désolante de races supérieures et de races inférieures ” (Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions Utz, Paris, 2000, p. 343).

109 Franco Farinelli, “ Una question di misura : la natura politica della geografia borghese ”, in I segni del mondo.

Immagine cartografica e discorso geografico in età moderna, La Nuova Italia, 1992 ; et, Geografia. Un’introduzione ai modelli del mondo, Einaudi, Torino, 2003, pp. 42-47.

“ harmonies morales ”, les “ secrets rapports ”, les “ connexions génératrices ” qui trament les liens unissant les hommes et le monde.110

Derrière les apparences des phénomènes géographiques, il invitait à rechercher “ la trace mystérieuse sur laquelle la même image du Cosmos est révélée primitivement au sens intérieur comme un vague pressentiment de l’harmonie de l’ordre dans l’univers ”, un Cosmos identifié à la Nature en tant que “ Tout (to pan) pénétré d’un souffle de vie ”.111 D’où la référence à la

nature non pas comme physis mais comme totalité et, partant, la volonté de sceller à nouveau l’ancienne alliance qui réunissait en une œuvre commune la philosophie, la physique et la poésie (cf. infra, section 1.8.3.1). D’où aussi le fait que pour Humboldt, comme pour Ritter, la géographie n’est pas connaissance (Kenntniss) mais reconnaissance (Er-Kenntniss) de la Terre. D’où, aussi, l’idée audacieuse des deux géographes d’apparenter en une surprenante identité le sujet et l’objet de la connaissance géographique, la Terre étant “ le plus grand des individus vivants ”. D’où, encore, une conception de la planète non pas comme objet de propriété des hommes - comme en est convaincu même l’écologisme contemporain (cf. infra, section 3.3.4.1) - mais comme “ maison de l’éducation de l’humanité ”.112

La pensée géographique humboldtienne porte explicitement les marques romantiques de la Weltseele de Friedrich Wilhelm Schelling (1775-1854), catalyseur d’une résurgence moniste qui visait à concevoir la continuité de l’homme et de la nature et à rapprocher la matérialité et la spiritualité. Deux siècle en avance sur les points de vue formulés par Gregory Bateson dans son dernier ouvrage Mind and Nature, Schelling allait jusqu'à reconnaître la présence de l’esprit dans la nature.113 Dans son Cosmos, Humboldt reprendra nommément à son compte le concept

de nature de Schelling : “ La nature - dit Schelling dans son poétique Discours sur les arts - n’est pas une masse inerte ; elle est, pour celui qui sait se pénétrer de sa sublime grandeur, la force créatrice de l’univers, force sans cesse agissante, primitive, éternelle, qui fait naître dans son propre sein tout ce qui existe, périt et renaît tour à tour ”.114

C’est aussi avec Schelling, compagnon de la première heure, que Humboldt partagera l’idée de l’identité de la nature et de la liberté, rejetant par principe la réduction de la liberté au seul territoire de l’homme. Si Raffestin a justement signalé les contenus humanistes du propos humboldtien - du reste en ligne avec le courant de l’idéalisme allemand qui attachait à l’intelligence humaine la plus haute valeur d’exemplarité pour la constitution de l’idée même du

110 Alexandre Humboldt Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions Utz, Paris,

2000, pp. 336 et 346 ; et Tome II, p. 707.

111 Alexandre Humboldt Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions Utz, Paris,

2000, p. 38.

112 Franco Farinelli, Geografia. Un’introduzione ai modelli del mondo, Einaudi, Torino, 2003, pp. 82-83 et p. 6. 113 Schelling parlait “ d’une union absolue de la nature et de la liberté dans un seul et même être, l’organisation

animée étant bien un produit de la nature, mais ce produit étant dominé par un esprit qui la coordonne et la synthétise ” (Idées pour une philosophie de la nature (1797), trad. fr. de S. Jankélevitch, in Essais, Aubier Montaigne, Paris, 1946, p. 80).

114 Alexandre Humboldt, Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions Utz,

monde - il faut se souvenir que l’auteur du Cosmos n’hésitait pas à écrire que “ la nature est le règne de la liberté ”, une affirmation à l’opposé du postulat humaniste radical qui attribue à l’homme seul l’exercice de la liberté.115 En ce sens, une trentaine d’années avant la parution du

Cosmos, Schelling écrivait déjà que “ l’homme, nonobstant la liberté, et précisément à cause de celle-ci, est une nature ”.116

Nombre de fourvoiements sentimentalistes ont entaché l’héritage romantique. De surcroît, aux yeux des humanistes radicaux contemporains, toute tentative de réactualiser ce legs s’expose aux dangers d’un paganisme indissociable de l’inspiration vitaliste qui l’anime, avec son corollaire de tentations inégalitaires et de dérives implicites à l’irrationalisme qui le caractérisent, comme le dénonce, parfois à juste titre, Luc Ferry dans son analyse de l’écologisme contemporain.117 On peut néanmoins s’interroger au sujet de l’oblitération, dans les

approches contemporaines, de cet élément fondateur de l’esprit géographique des “ pères ” du XIXe siècle et de supputer que cette amputation dans notre manière de concevoir la présence de l’homme au monde n’est pas étrangère à l’apparition de quelques symptômes qui affectent nos comportements d’hommes urbanisés (cf. infra, section 3.2).

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