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Qu’est-ce qui est habité ?

1. La géographie humaine et la question de l’habitation du monde

1.4. Qu’est-ce qui est habité ?

1.4.1. Le lieu

La réponse spontanée à la question “ qu’est-ce qui est habité ? ” est simplement “ des lieux ”. Nous habitons des lieux physiques. Par l’entremise d’artefacts dont la principale fonction est l’extension de l’appareil moteur et sensoriel du primate homo sapiens, nous occupons des portions du monde où nous inscrivons des rapports de domination entre groupe sociaux et entre espèces biologiques. Mais nous habitons également un monde de nature mentale. L’idée de lieu devient alors plus subtile. Le souvenir, par exemple, sert à se situer en se rappelant d’une position dans le temps : nous habitons des lieux du temps. Gaston Bachelard (1884-1962) notait que non seulement nos souvenirs, mais aussi “ nos oublis sont “ logés ”. Notre inconscient est “ logé ” ”.51

Une variante d’un test classique de la psychologie sociale suggère la variété des connotations que nous attachons à l’idée de lieu.52 Le test consiste à soumettre aux participants

la question : “ où suis je ? ”, en leur demandant de fournir un nombre donné de réponses différentes. L’endroit où le test se déroule et les circonstances qui le président influent manifestement sur l’ordre des réponses. D’autres catégories de lieux apparaissent toutefois. Des lieux géographiques, bien sûr : être dans une ville, dans un pays, dans un quartier, dans un continent. Mais aussi des lieux cosmographiques : être sur terre, être au monde. Des lieux micro-topographiques : être à table, dans un salon, sur une terrasse. Des lieux “ proxémiques ” : être à côté, en face, de quelqu’un, avec d’autres. Des lieux temporels, encore : être à la fin de la semaine. Des lieux sociaux : être parmi les nantis, les pauvres. Mais aussi des lieux tout à fait abstraits, des lieux “ existentiels ” : être dans des états d’âme, dans la difficulté. Et encore des lieux imaginaires : être ailleurs, dans le rêve, dans des couleurs, dans d’autres mondes.

Claude Lévi-Strauss, se confiant au sujet de sa manière de travailler et d’écrire, s’exprimait en ces termes : “ je suis le lieu où pendant quelques mois ou années, des choses s’élaborent et se

50 Friedrich Ratzel, Géographie politique (1897), trad. fr., Economica, Paris, 1988, pp. 231-2, italique de l’auteur. 51 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, p. 19.

52 En psychologie, on utilise ce test pour appréhender l’identité sociale et personnelle des individus. La question

soumise est “ qui suis-je ? ” et il est demandé de répondre 20 fois différemment à la question, d’où le terme TST (Twenty Statements Test) qui désigne ce type d’expérience. Voir, Willem Doise, Jean-Claude Deschamps et Gabriel Mugny, Psychologie sociale expérimentale, 2 éd., Armand Colin, Paris, 1991, pp. 38ff.

mettent en place ”.53 Les poètes Jean Lescure et Jean-Paul Jouve ont donné des aperçus

surprenants de l’idée du lieu : “ j’habite la tranquillité des feuilles ” et, aux limites du paradoxe de la phénoménologie de l’habiter, “ nous sommes où nous ne sommes pas ”.54 Où commence la

réalité ? Où termine la métaphore ? On se souvient du mot de Bachelard : “ notre âme est une demeure ”55 et de son invitation à “ dire ses routes, ses carrefours, ses bancs ’’ pour “ dresser le

cadastre de ses campagnes perdues ”.56 Voilà “ l’homme-lieu ” qui vient se loger à la charnière

de ces inversions du sujet et de l’objet qui font la substance bifaciale de l’habitation.

1.4.2. Le monde

Un lieu occupe une place privilégiée dans l’histoire des idées humaines : le monde. Idée compréhensive de l’habitation humaine et mot clé de la géographie, le monde est une réalité étrange. Le mot “ monde ” recouvre une sémantique complexe où convergent des conceptions issues des sciences naturelles, de la philosophie et du parler commun. Rémi Brague a noté que ce mot n’est jamais libre de la métaphore et qu’il porte une optique déterminée sur la réalité qu’il indique.57 Bachelard relevait pour sa part que : “ le monde n’est pas de l’ordre du

substantif mais bien de l’ordre de l’adjectif ”. L’adjectif “ signe un univers. [...] C’est plus qu’une coloration qui s’étend sur les choses, ce sont les choses elles-mêmes qui se cristallisent ” selon la modalité de l’adjectif.58 Buckminster Fuller, l’inventeur des dômes géodésiques,

affirmait que l’univers n’est pas un nom mais qu’il est un verbe, soulignant l’aspect dynamique du monde en devenir et en permanente transformation.

La définition peut-être la plus évocatrice de l’idée de monde est de type phénoménologique. A condition d’entendre le mot “ sens ” de manière élargie, en y incluant ce qui relève des sensations aussi bien que de l’entendement et de l’imagination, le monde est alors “ horizon de sens pour la conscience ”.59 Le monde comme horizon perçu et conçu à l’aide de ces trois

facultés cognitives englobe non seulement la dimension physique, la matérialité du monde perçu à travers les sensations, mais aussi la dimension mentale qui cherche dans le monde le lieu où se manifeste un ordre (littéralement, un cosmos).

53 Claude Lévi-Strauss et Didier Eribon, De près et de loin, Odile Jacob, Paris, 1988, p. 129.

54 J. Lescure et P.-J. Jouve, cités par Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, 1964, pp. 190 et 191. 55 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, 1964, p. 19.

56 Op. cit., p. 30.

57 Rémi Brague, La sagesse du monde : histoire de l’expérience humaine de l’univers, Fayard, 1999, p. 16. 58 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, p. 136. Bachelard dit : “ pour trouver

l’essence d’une philosophie du monde, cherchez-en l’adjectif ”.

Malgré l’imprécision conceptuelle que la démarche positive peut légitimement reprocher à l’utilisation du mot “ monde ”, l’étendue de son champ sémantique en fait un terme adéquat à l’idée d’habitation entendue comme phénomène total. Globalité de ce qui est présent dans l’enveloppe sensorielle, conceptuelle et imaginaire du sujet, le monde est le lieu par excellence de l’habitation humaine. Parler de région, de milieu, de territoire ou d’environnement, termes qui n’offrent pas davantage de précision pour désigner l’horizon où l’homme habite, revient à amputer cet horizon de l’épaisseur que le mot monde lui confère.

Notons encore que la dimension physique ne suffit pas à l’idée de monde comme horizon de sens pour la conscience. Car le contact entre l’homme et le monde est aussi mental et, dans ce cas, a pour lieu l’appareil sensoriel du sujet percevant, la représentation et l’imagination du monde que notre grille neuro-cognitive élabore. La représentation se dédouble. Elle porte sur les objets extérieurs. Mais, le sujet peut soumettre à un examen critique la représentation du monde extérieur que ses sens lui présentent. Il peut alors tenter de prendre conscience des biais “ constitutionnels ” que son appareil cognitif, sensoriel et culturel impose à ses perceptions.

L’habitation de la sphère mentale du monde obéit-elle aux mêmes pulsions qui conditionnent notre présence dans le monde physique ? Une enquête spécifique serait nécessaire pour avancer des éléments de réponse. Mais il est peu probable que les réflexes d’appropriation perdent de leur effectivité dans le monde des abstractions. Les matériaux existent pour envisager une géographie métaphysique dont la tâche est la déconstruction des “ anthropo-, ethno- ou socio-centrismes ” des cosmographies qui légitiment les modalités de notre appropriation du monde.

1.4.3. L’homme

La société occidentale baigne dans le courant culturel qui veut que l’homme soit le seul être doté de raison. Il en découle une habitude diffuse de penser qui s’enorgueillit de voir en l’homme l’agent agissant sur la matière inerte du monde. La confrontation avec la réalité se charge de nuancer la naïveté de ce schéma d’intentionnalité. L’idée de la primauté humaine demeure cependant suffisamment forte pour accueillir avec réticence tout démenti imposé à l’enchaînement causal qui place le sujet individuel et collectif comme primum mobile. De son temps déjà, un cartographe anonyme du XVIe siècle renvoyait en ce sens et de manière frappante l’homme à lui-même (figure 4).

Figure 4. La Carte du Bouffon

La parution de la Carte du Bouffon (The Fool’s Cap World Map) est estimée dater de la dernière décennie du XVIe siècle, le globe représenté paraissant très proche d’une carte publiée vers 1580 par Abraham Ortelius

(1527-1598), l’auteur flamand d’un des premiers atlas modernes, le Theatrum Orbis Terrarum de 1570. Œuvre d’un artiste inconnu, elle porte en tête l’injonction de l’oracle de Delphes Nosce te ipsum (connais toi-même). Dans le volet représenté sur la gauche, il est écrit que Démocrite d’Abdère rit [du monde], que Héraclite d’Ephèse le pleure et que Epichtonius Cosmopolites (le citoyen du monde qui habite la surface de la Terre) le contrefait. Les deux hémisphères du bonnet portent le mot O caput ellebore dignam (tête digne de l’ellébore, de la renonculacée qu’utilisait la pharmacopée traditionnelle pour soigner la folie). Sur les oreilles du bonnet est écrit Auricolas asini quis non habet (qui n’a pas des oreilles d’âne ?). Le disque doré porte la sentence de l’Ecclésiaste 1:2 Vanitas vanitatum et omnia vanitas (vanité des vanités et tout est vanité). Les médaillons sur l’épaule sont gravés avec les mots O quantum est in rebus in ane et Stultus factus est omnis homo (tout homme a été rendu sot). En bas de la carte, on trouve la maxime de roi Salomon Stultorum infinitus est numerus (infini est le nombre des sots) et, en haut l’inscription Hic est mundis punctus et materia gloria nostra, hic sedes, hic honores gorimus, hic excercemus imperia, hic opes cupimus, hic tumultuatur humanum genus, hic instauramus bella, etiam civilia (Voici notre monde et la matière de notre gloire, voici le siège, ici nous jouissons des honneurs, ici nous exerçons nos pouvoirs, ici nous convoitons les richesses, ici s’agite le genre humain, ici nous engageons les conflits et les guerres civiles).

La psychologie sociale expérimentale a donné des démonstrations saisissantes des inversions qui se produisent dans ce schéma, les effets Asch et Milgram, par exemple.60

La thèse du désir mimétique formulée par René Girard relève du même ordre d’idée. Nous ne désirons pas de manière autonome, nous désirons ce que les autres nous indiquent.61 Notre

action n’est pas autonome : elle est déterminée par l’imitation du comportement d’autrui. Gaston Bachelard allait jusqu'à affirmer que “ l’objet nous désigne plus que nous le désignons ”, soulignant le renversement des rôles entre le sujet et l’objet que, en bons légataires de l’héritage cartésien, nous concevons avec difficulté.62

En ce sens, l’homme est lui même un lieu où le monde s’imprime. L’homme est habité. Il est habité par le processus d’adaptation physique qui vient lentement s’inscrire dans son patrimoine phylogénétique et dans les structures a priori de son appareil cognitif, comme l’enseigne la biologie.63 Il est habité mentalement par le commerce quotidien qu’il entretient

avec son milieu, par un processus d’adaptation éthologique qui forme ses habitudes, son ethos, la modalité de son être au monde - ethos signifiant selon Heidegger “ séjour, lieu d’habitation ”, et le terme éthique indiquant que “ cette discipline pense le séjour de l’homme ”.64

Affirmer que l’homme est un lieu d’habitation ne signifie pas vouloir redonner cours à un déterminisme étroit qui camouflerait des visées idéologiques sous couvert d’une quelconque matrice causales (climatique, ethnique, ...). Il serait cependant erroné de sous-estimer les impressions que les lieux peuvent avoir sur notre esprit, comme en témoigne le malaise provoqué par la disruption des liens au lieu décrit par l’expression ’“ angoisse territoriale ”.65

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