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L’appel du vert et l’étalement urbain

3. La disjonction mentale de l’homme et du monde : condition et défis de l’homme urbanisé

3.3. Le paradigme de la durabilité : vers une re-conjonction mentale de l’homme et du monde ?

3.3.3. L’appel du vert et la question de l’étalement urbain

3.3.3.2. L’appel du vert et l’étalement urbain

Aussi abstraites qu’elles puissent paraître, les caractérisations que nous venons de voir restent étroitement apparentées au besoin qu’éprouvent la plupart des individus d’accéder à des opportunités de contact avec les éléments naturels de la surface de la Terre. Ce besoin s’est avéré suffisamment puissant pour avoir contribué à déterminer l’évolution de la configuration des espaces urbanisés qui s’observe depuis les années ’60. S’ajoutant à l’influence d’éléments démographiques et socio-économiques - augmentation de l’immigration, de la natalité, du nombre de ménages recomposés et du revenu disponible, qui ont occasionné l’accroissement de la demande de surface habitable et, en particulier, de parcelles constructibles en zone villas -, cette impulsion à rechercher des lieux résidentiels à faible densité a engendré un mouvement centripète et une considérable augmentation de l’emprise urbaine sur l’arrière pays.

Porté par une certaine sensibilité anti-urbaine, comme il l’a été récemment signalé,347

ce phénomène d’étalement des villes est bien connu et nous ne nous n'attarderons pas à le décrire ici (pour une brève référence au cas de la Suisse, voir figure 13), si ce n’est pour noter l’aspect quelque peu paradoxal d’avoir à constater que l’élan de fuite hors des centres-ville n’a pas eu pour effet de tempérer la prédominance du phénomène urbain, mais que, au contraire, en instaurant le véhicule privé comme moyen prioritaire de transport, elle l’a de fait accentuée. La référence aux principes du développement durable incite ainsi à insister sur une importante conséquence, à savoir, la question des coûts collectifs induits par la dispersion du peuplement urbain. Relevons d’emblée que ce problème, bien qu’implicite au phénomène de l’étalement urbain, a attiré l’attention des observateurs européens seulement récemment, alors que de nombreux travaux ont déjà été consacrés à cette question par les chercheurs américains.

Rappelons aussi que l’expression étalement urbain (urban sprawl) désigne une forme d’occupation du sol caractérisée par la faible densité de la population et par la prédominance de la voiture comme moyen de transport. La littérature utilise des adjectifs pour qualifier les modalités du développement suburbain et périurbain, qui peuvent être de type dispersé (scattered ou leapfrog development), linéaire (strip development), polynucléaire, par complètement, par contiguïté, par mitage, par grandes interventions. Il s’agit de formes d’occupation du territoire qui s’apparentent par une consommation importante de sol chiffrable à plusieurs centaines de m2 par habitation. Pour référence, en Suisse romande, la surface typique des parcelles affectées en zone villas est rarement inférieure à 500 m2 et, en fonction de la date de construction, peut dépasser une taille deux fois plus importante. Par comparaison, les zones les plus fortement construites des villes suisses, avec des bâtiments d’une taille de l’ordre du rez+6+combles, connaissent des intensités d’occupation du sol de l’ordre de 20 à 40 m2 par habitant, alors qu’en zone d’habitat sub- et péri-urbain dispersé les densités peuvent atteindre 10 fois ces valeurs.

Les approches économistes soulignent que le développement urbain à faible densité est une occupation du sol peu efficiente, plus coûteuse que les configurations denses traditionnelles. L’étalement urbain occasionne en effet des coûts spécifiques d’équipement (rattachement aux réseaux des eaux propres et usées, d’électricité et de téléréseau, raccordement aux routes principales), des charges induites par la circulation routière et par la pollution qu’elle génère, ou encore des coûts écologiques mal quantifiables, mais néanmoins réels (fragmentation des biotopes avec charge conséquente sur la biodiversité). De surcroît, les dépenses d’infrastructure

347 Voir la thèse de Joëlle Salomon Cavin, Représentations anti-urbaines et aménagement du territoire en Suisse.

La ville : perpétuelle mal-aimée ?, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 2003, et “ La Suisse urbaine : entre ubiquité et absence ”, EspacesTemps. Net, Textuel, 13.09.2004 (http ://espacetemps.not/document708.html). Henri Lefebvre avait déjà élaboré en son temps une lecture du phénomène urbain animé par le double processus de l’implosion d’une forte concentration d’emplois et services sur le noyau central et de l’explosion des fonctions résidentielles satellisées vers les marges (cité par ETH Studio Basel, Institut pour la Ville Contemporaine, Roger Diener et al., La Suisse : Portrait urbain, Birkhäuser - Editions d’Architecture, Basel, 2006, pp. 165ff).

imposées par l’étalement urbain se répercutent sur les disponibilités financières collectives limitant les investissements nécessaires à la poursuite d’autres objectifs publics.

Du point de vue du prélèvement fiscal, il a également été noté que l’habitat urbain dispersé induit une répartition inéquitable de la charge fiscale. Comme la charge financière des infrastructures nécessaires pour desservir les nouveaux résidents est généralement calculée à son coût moyen et non pas à son coût marginal, ce sont les contribuables habitant les portions densément peuplées qui subventionnent, du moins en partie, la qualité de vie dont jouissent les contribuables qui ont pu s’établir dans les zones peu denses. De surcroît, lorsque l'étalement touche plusieurs communes limitrophes, un processus pernicieux de spécialisation résidentielle s’engage pour aboutir à une distribution inéquitable des habitants au potentiel contributif intéressant. Si le mot de ségrégation spatiale est assurément excessif pour décrire le cas des villes suisses, il est incontestable que nous avons à observer d’importantes disparités de la base fiscale des communes des agglomérations. Cet état des choses n’est pas sans conséquences sur la santé financière de nombreuses communes, avec l’entrave corollaire sur la capacité d’investissement qu’elles ont à gérer.

Il faut aussi noter que l’enracinement des disparités fiscales des communes d’une agglomération a des conséquences négatives sur la cohésion politique de l’entité territoriale en question. Les communes à forte capacité contributive, qui jouissent en principe d’une santé financière appréciable, rechignent en effet à s’engager dans des opérations de péréquation régionale questionnant, parfois trop facilement, la qualité de gestion des communes qui accueillent sur leur territoire une population à la fois fiscalement moins intéressante et plus demandeuse de ressources à redistribuer. Nous renvoyons à une récente étude de l’Office fédéral du développement territorial pour une appréciation plus détaillée des charges financières des centres urbains suisses. 348

348 Office fédéral du développement territorial, Etude thématique A9 : Les charges des centres urbains,

Source : A. Dozio, La mobilité quotidienne dans les cinq grandes agglomérations suisses, Recensement fédéral de la population 1990, Office fédéral de la statistique, Berne, 1995, pp. 29-31.

Figure 13. L’étalement urbain en Suisse

La loi rang-taille (loi de Zipf) décrit la relation qui existe entre la taille d’un ensemble de villes et le rang qu’elles occupent dans le classement selon leur population. La plus simple formulation de cette loi établit une relation inverse directement proportionnelle à la taille de la plus grande ville de l’ensemble. Par exemple, la ville placée au quatrième rang aura une population quatre fois moins nombreuse que celle de la ville figurant au premier rang. Cette relation s’écrit comme suit : popr = pop1 x r -β, ou r est le rang de la r-ième ville de l’échantillon, 1 est le

rang de la première, et β (l’exposant de la loi rang-taille) est le paramètre qui détermine l’intensité de la relation, autrement dit le degré de concentration du peuplement. Ainsi, pour une ville de premier rang d’un million d’habitants, la population de la ville classée au quatrième rang comptera 500'000 individus si l’exposant β vaut 0.5, alors que pour exposant de valeur 2.0 elle en aura 62'500. La figure 13 présente la valeur absolue de l’exposant β calculé à partir des effectifs de population des communes de chacune des cinq principales agglomérations suisses, d’après la définition appliquée par l’Office fédéral de la statistique lors du recensement de 1990.

Lors du recensement de la population de 2000, les exposants de la loi rang-taille pour les agglomérations de la Suisse n’ont pas été calculés. L’inclusion de nouvelles communes dans les grandes agglomérations suisse démontre toutefois que l’étalement urbain se poursuit dans notre pays (31 communes supplémentaires à Zurich, pour un total de 132, respectivement 9 et 34 à Berne, ou encore 7 et 67 à Lausanne, Werner Haug et Martin Schuler, Pendularité : Nouvelle définition de agglomérations, Recensement 2000, Neuchâtel, mai 2003). La statistique fédérale sur l’utilisation du sol montre par ailleurs que, durant les 12 ans qui séparent les derniers relevés disponibles (1979/85 et 1992/97), les surfaces d’habitat et d’infrastructure ont augmenté de 13 %, soit de plus de 300 km2, à un rythme de

croissance de l’ordre du m2 par seconde. Les surfaces agricoles utiles, en recul de 480 km2, sont converties pour

70 % en habitat et infrastructure, et pour 30 % en forêt (L'utilisation du sol : hier et aujourd'hui, Statistique suisse de la superficie, Neuchâtel 2001, et www.bfs.admin.ch, thème 02, utilisation et occupation du sol). A en juger par la vigueur actuelle du secteur de la construction, et en observant la multiplication des lotissements d’édifices de petit gabarit qui criblent les paysages, la tendance au mitage du territoire au cours du premier lustre des années 2000 n’a pas fléchi, et s’est peut-être même accélérée.

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