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L’ontologie du jardin et la critique des espaces verts de Rosario Assunto

3. La disjonction mentale de l’homme et du monde : condition et défis de l’homme urbanisé

3.3. Le paradigme de la durabilité : vers une re-conjonction mentale de l’homme et du monde ?

3.3.3. L’appel du vert et la question de l’étalement urbain

3.3.3.1. L’ontologie du jardin et la critique des espaces verts de Rosario Assunto

Professeur d’esthétique et d’histoire de la philosophie aux Universités d’Urbino et de Rome, Rosario Assunto (1915-1994) s’est beaucoup occupé de la question du jardin et du paysage ainsi que de la sauvegarde du patrimoine environnemental. L’idée de jardin est au cœur de ses considérations et c’est à partir d’elle qu’Assunto a formulé une critique de la notion d’espace vert, toujours présente dans le discours et dans la pratique urbanistique courante.341

Le jardin d’Assunto est une entité qui réalise l'unité de catégories opposées. Le jardin est le lieu où l’intériorité du sujet devient monde et où le monde s’intériorise dans la conscience du sujet. La pensée et le sentiment y trouvent leur conjonction, leur unité insécable dans un lieu que nous pensons dans le sentiment et que nous sentons dans la pensée.342 Le jardin est le lieu

phénoménologique où se concrétise l’élaboration d’un art de la nature qui nous signifie la nature de l’art, et nous donne le support physique où l’unité de l’action et de la contemplation peut se réaliser. L’image du lieu devient ainsi forme de connaissance et le lieu lui-même devient acte éducatif tant pour l’aménageur que pour le visiteur.

Lieu d’éducation esthétique, bien sûr, car le jardin se donne comme topographie qui articule le rapport du paysage idéal et de la réalité phénoménologique. Lieu d’éducation à une extériorité

341 Les paragraphes suivants puisent librement dans une série d’articles que Rosario Assunto a consacrés à l’idée

de jardin (Ontologia e teleologia del giardino, Guerini e Associati, Milano, 1988).

342 On se souvient d’une question de Hannah Arendt des Gifford Lectures qu’elle livra vers la fin de sa vie. A la

demande “ où est-on quand on pense ? ”, elle avait répondu que nous sommes nulle part (La vie de l’esprit, 1, La pensée (1978), trad. fr., PUF, Paris, 1981, chapitre IV “ Où est-on quand on pense ? ”). Est-ce vraiment le cas ? A s’en référer à Assunto, lorsque nous pensons, et il ajouterait nous sentons en même temps, nous sommes dans un jardin, imaginaire peut-être, mais dans un jardin tout de même.

élevée au rang d’altérité, aussi, car le jardin ouvre l’irruption de la spontanéité de la nature dans le milieu construit, pour nous rappeler que la nature est liberté et la liberté est nature. Assunto rejoignait ici le postulat romantique de Schelling et Humboldt (cf. supra, sections 1.7.4 et 2.1.1.3) dont témoigne par ailleurs le jardin anglais de l’homme sensible qui se voulait en rupture par rapport à la configuration quadrillée du jardin français baroque et des Lumières.343

Lieu d’apprentissage du respect, ensuite, ou la beauté et la propreté de l’endroit éduquent à la retenue, à la patience, à la saine interdiction du ne pas toucher, à l’art de passer sans laisser de trace, à l’art d’être présent discrètement, avec mesure et goût. En un mot : éducation à l’observance de l’interdiction de profaner. Lieu enfin d’éducation à la tranquillité, car le jardin, pour reprendre le mot de Mitscherlich (cf. supra, section 3.1.1), est un psychotope, un lieu où l’âme “ très doucement se repose ” dans l’unité du vu et du vécu, de l’action et la contemplation, de l’homme et de la nature.

A ces définitions d'Assunto, nous ajouterons que le jardin est le lieu où le sujet peut expérimenter dans sa forme la plus épurée la manifestation de cette intelligence avec la Terre dont parlait Dardel (cf. supra, section 2.1.1). Lieu privilégié, le jardin est discontinuité significative dans le tissu autrement homogène du monde. L’interdiction de profaner ce qui se trouve en son sein sacralise l’espace et transforme le lieu en enclos édénique. Le jardin n’est pas utopie. Bien plus, il est le lieu “ eutopique ” où la conjonction du bien et de beau se réalise et se donne à la contemplation du sujet.

Jean-Marc Besse a remarqué que le jardin est un “ espace miniaturisé ”, lieu où la compression dimensionnelle opère comme équivalent de l’élévation du regard chère aux géographes.344 Et on se souvient de la formule de Bachelard qui parlait de la miniature comme

“ gîte de la grandeur ”.345 Philippe Nys a insisté pour sa part sur le jardin en tant que “ leimôn ”,

“ lieu pré-symbolique ”, art de la mémoire qui “ donne accès au monde de la nature, au cosmos ”, “ plaine de vérité ” où se trouvent les principes (logoi), les formes (eidè) et les modèles (pragmata) de la totalité de l’étant.346

A défaut d’exprimer de manière aussi sophistiquée un besoin qu’ils partagent cependant, la plupart des habitants et des aménagistes des villes aspirent eux aussi à combler comme ils le peuvent la perte d’un contact régulier avec des formes esthétiquement et phénoménologiquement privilégiées des éléments naturels de la surface de la Terre. Parler de l’appel du vert c’est faire référence à ce puissant besoin qui alimente une demande récurrente pour des espaces verts en milieu urbain, et nous verrons dans la section suivante les

343 Voir, par exemple, Michel Baridon, Les Jardins. Paysagistes, jardiniers, poètes, Robert Laffont. Paris, 1998,

pp. 697-937.

344 “ Les jardins géographiques, lieux et espaces de la mémoire ”, Vassivière-en-Limousin, Le Jardin, art et lieu de

mémoire, Monique Mosser et Philippe Nys (eds), Editions de l’Imprimeur, Besançon, 1995.

345 La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, p. 146.

346 “ La plaine de vérité ”, Vassivière-en-Limousin, Le Jardin, art et lieu de mémoire, Monique Mosser et Philippe

conséquences de l’insatisfaction de cette demande sur l’évolution de l’emprise urbaine sur le territoire.

Mais est-il possible de tenir les espaces verts pour des substituts adéquats du jardin tel qu’Assunto l’entendait ? Permettent-ils à ceux qui les fréquentent de se connecter au même réseau de significations, si l’on peut dire, anthropocosmiques qui s’ouvrent dans cet enclos privilégié qu’est le jardin ? Dans quelle mesure les espaces verts sont-ils représentatifs d’une tentative vers la re-conjonction mentale de l’homme urbanisé et du monde ?

La réponse d’Assunto était clairement négative. L’espace vert n’est pas un jardin : l’aménagement du premier obéit à la catégorie de l’utilité, alors que l’édification et l’entretien du deuxième relève de l’esthétique. L’espace vert est conçu comme ressource d’hygiène et d’utilité publique pour laquelle l’impératif de beauté n’est pas prioritaire. Le jardin, en revanche, est une valeur indépendante de l’utilité, il est présence d’ornements naturels qui donnent matière à la contemplation et qui évoquent le sentiment de l’infini, alors que l’espace vert ne permet pas de transcender la consommation d’une ressource qui n’est pas conçue comme opportunité pour cultiver le contentement de l’être. Seul le jardin, selon Assunto, permet au sujet de se projeter outre l’ici et le maintenant pour rentrer dans la sphère de la beauté où l’infinitude du monde transparaît dans la finitude de l’objet : le jardin est expérience phénoméno- et onto-logique plus que ressource, discours poétique qui signifie plus qu’il ne dit.

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