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Comment habitons-nous ? Les pulsions élémentaires de l’habitation

1. La géographie humaine et la question de l’habitation du monde

1.5. Comment habitons-nous ? Les pulsions élémentaires de l’habitation

60 L’effet Asch décrit la conformation des perceptions individuelles à celle d’un groupe. “ La procédure consiste à

créer un désaccord public entre une majorité unanime incorrecte et un sujet minoritaire, ce qui produit chez celui-ci une considérable distorsion de ses jugements. Et ceci alors que les sujets interrogés en situation individuelle “ normale ” ont répondu avec une complète exactitude ” (Willem Doise, Jean-Claude Deschamps et Gabriel Mugny, Psychologie sociale expérimentale, 2 éd., Armand Colin, 1991, p. 119). L’effet Milgram est celui de la notoire obéissance à une autorité investie d’un statut d’expertise scientifique (Stanley Milgram, Obedience to Authority : an Experimental View, Harper & Row, New York, 1974).

61 Voir notamment Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris, 1961, et Shakespeare. Les feux de

l’envie, Grasset, Paris, 1990.

62 Gaston Bachelard, Psychanalyse du feu (1949), Gallimard (Folio Essais), Paris, p. 11.

63 “ Cette adaptation a donné à notre pensée une structure innée qui correspond dans une très large mesure à la

réalité du monde extérieur ”, Konrad Lorenz, “ La doctrine kantienne de l’a priori à la lumière de la biologie contemporaine ”, in L’homme dans le fleuve du vivant (1978), trad. fr., Flammarion, Paris, 1981, p. 103.

64 Martin Heidegger, “ Lettre sur l’humanisme ” (1946), Questions III et IV, Gallimard, Paris, 1966, pp. 115-118. 65 L’expression est de l’anthropologue Ernesto De Martino (1908-1965) qui l’a définie comme “ l’expérience

d’une présence qui ne se maintient pas devant le monde et l’histoire ” (“ Angoscia territoriale e riscatto culturale nel mito achilpa delle origini ” (1952), in Il mondo magico, Boringhieri, Torino, 1973, p. 271). Franco La Cecla note “ le malaise, le vertige, l’angoisse de celui qui se voit privé de ses marques indigènes de référence ”. Comme exemple de ce “ traumatisme de la menace de séparation ”, il cite la “ maladie des Suisses ” diagnostiquée par Johannes Hofer, médecin suisse du XVIIème siècle, chez les mercenaires qui souffraient de “ insomnie, anorexie, palpitations et une

L’habitation n’est pas seulement une idée à conceptualiser. Elle est aussi un comportement déterminé par des dispositions physio-, étho- et psycho-logiques. L’individu cherche à affirmer son individualité. Il désire tordre les normes de son ensemble social et s’évader de la réalité dans laquelle il vit. Pour fuir le spectre de l’identique, encore plus que changer le monde, il veut changer de monde. En même temps, il cherche à s’intégrer parmi ses congénères dans un monde qui l’abrite contre la menace de la pluralité et de la différence.

Le ménagement dont parle Heidegger résulte de la pulsion symbiotique qui anime le sujet habitant, une pulsion étant “ un processus dynamique consistant dans une poussée (charge énergétique, facteur de motricité) qui fait tendre l’organisme vers un but ”.66 Les mythes

paradisiaques symbolisent l’accomplissement de cette pulsion dans les lieux édéniques, archétypes universels du paysage-jardin-enclos sacré où règne l’interdit de profanation, demeures merveilleuses de l’homme qui habite avec soin dans le respect de ce qui permet la vie et qui manifeste une beauté suprême irréductible à l’homme lui-même. Le jardin d’Eden est le lieu de l’émerveillement et de l’habitation heureuse, le lieu habité par l’harmonie qui concilie la présence réciproque de l’homme et du monde, figure de l’Ame du Monde. L’intériorité du sujet devient monde et le monde s’intériorise dans la conscience du sujet. L’enclos édénique n’est pas utopie, mais “ eutopie ”, lieu où le bien et le beau trouvent leur conjonction.

La deuxième pulsion fondamentale de l’habitation est le désir d’emprise. L’école freudienne définit l’emprise comme “ pulsion non sexuelle dont le but est de dominer l’objet par la force ”.67 La Genèse biblique en donne un exemple frappant. Figure dominante à l’image du

Dieu tout-puissant, l’homme y est enjoint de remplir la Terre avec sa descendance, de la soumettre et de manifester sa domination sur tout ce qui se meut sur terre et dans les mers. Après le Déluge, la nouvelle alliance se scelle par des mots encore plus explicites. L’Homme- Dieu de matrice vétéro-testamentaire est appelé à inspirer la crainte et la terreur à tous les êtres du monde animal et végétal.68

Bachelard a identifié une série de complexes psychologiques aptes à caractériser ces “ attracteurs éthologiques ” que sont la pulsion symbiotique et la pulsion d’emprise. Il définit le complexe comme transformateur d’énergie psychique qui dynamise (“ tonalise ”) la vie psychique de l’individu par l’ambivalence de la joie et de la douleur.69

66 J. Laplanche et J. B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Quadrige, 2ème édition, Paris, 1998, p. 361. 67 Pour une description de ces concepts, avancés par Sigmund Freud, voir l’ouvrage de référence de J. Laplanche

et J. B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 2ème édition, 1998, pp. 359-367. 68 Genèse, 1, 26-28 et 9, 2.

69 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, José Corti, Paris, 1942 (Le livre de

poche, pp. 27 et 189). Pour comparaison, voici la définition de l’école française freudienne : “ ensemble organisée de représentations et de souvenirs à forte valeur affective, partiellement ou totalement inconscients [...], il peut structurer tous les niveaux psychologiques : émotions, attitudes, conduites adoptées ” (J. Laplanche et J. B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 2ème édition, 1998, p. 72).

Trois de ces complexes polarisent la pulsion symbiotique par le désir de communauté. Le complexe d’Atlas manifeste l’attachement aux forces énormes et inoffensives qui aident son prochain par l’élan de porter en communauté les choses lourdes et l’envie de partager par l’entraide.70 Le complexe de Novalis exprime le désir de communion par le dedans, le désir de se

mouler à l’intérieur des choses comme la chaleur qui pénètre par sympathie thermique.71 Le

complexe de Jonas traduit le désir du retour à la mère, la recherche de l’obscurité protectrice d’un lieu caché.72

D’autre part, le complexe de Xerxès témoigne du sadisme de la domination, du désir de figurer en premier dans l’ordre de la nature. Mu par le ressentiment et par le désir de vengeance, l’individu veut marquer violemment les choses.73 Le complexe de Jupiter est volonté de

puissance qui se nourrit, dit Bachelard, des hauteurs insensées de l’orgueil humain. Il éclate dans la joie de commander au monde.74 La territorialité est sans doute portée par ce complexe

qui mérite une place entière parmi les complexes de la psychologie géographique décrits par Claude Raffestin.75 Forme extrême de la pulsion d’emprise, le complexe de Méduse extériorise

le refus de participer à la vie de l’univers. Il inspire le dégoût envers le vivant et vise littéralement à pétrifier le monde. 76

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