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Le cosmodrame et la “ tonalisation ” du sujet

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.4. Le lien anthropocosmique dans la pensée de Gaston Bachelard

2.4.2. Le cosmodrame et la “ tonalisation ” du sujet

Une dialectique du contact entre l’homme et le monde s’engage dans le cosmodrame. Elle mobilise aussi bien la fonction du réel - fonction d’arrêt et de réduction qui vise la connaissance (Kenntniss) de la quantité et de la raison d’être - que la fonction de l’irréel - fonction d’élan mue par la reconnaissance (Er-Kenntniss) de la qualité et de l’émotion d’être. D’une part, le cosmodrame est expérience d’antagonismes, confrontation ambivalente de la résistance que le monde oppose contre la volonté de l’individu, et de celle que l’individu oppose contre la matière du monde. De l’autre, le cosmodrame est concordance de protagonistes apparentés dans le retentissement et dans la résonance des éléments de la Terre qui unissent le sujet et l’objet de l’expérience (cf. supra, section 2.1.3). Le défi que le cosmodrame propose à l’individu n’est autre que la tonalisation heureuse du psychisme qui accompagne le sentiment topophile. La qualité de la vie physique et psychique de l’individu est alors le fruit de l’expérience de la vigueur et de la tranquillité, résultat d’une confrontation réussie avec la résistance du monde (Umwelt). La valeur d’éveil du cosmodrame se mesure au degré de la vigueur et à l’aulne de la profondeur de la tranquillité qui auront enrichi le sujet.

La dialectique du contact entre l’homme et le monde nourrit ainsi la dynamique psychique de la vie du sujet. L’issue continuellement renouvelée du cosmodrame est la possibilité de conquérir un équilibre sans cesse perdu et sans cesse retrouvé pour l’éveil et la santé générale de

241 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, p. 17.

242 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination de la matière, José Corti,

Paris, 1947, p. 19.

243 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité, José Corti, Paris, 1948,

l’individu. Par cet exercice, la conscience se nourrit des “ plus-values ’’ phénoménologiques et ontologiques qui se dégagent à des instants privilégiés de la confrontation du sujet avec les éléments du monde extérieur. Et c’est cet élargissement de la conscience du monde imaginé comme horizon de sens qui donne à l’individu le point d’ancrage du lien significatif le rapportant à l’ordre du monde (cosmos).

En quoi consiste plus précisément ce surplus onto-phénoméno-logique ? Essentiellement, on l’a dit, en l’expérience de deux états psycho-dynamiques indissociables, antagonistes mais mutuellement actifs : celui de la vigueur et celui de la tranquillité. Ces deux états-limite polarisent tout le tonus du psychisme et le traversent de part à autre. Ils commandent chacun une série de catégories associées.

2.4.2.1. La tonalité vigoureuse

Le premier ensemble est celui de la force vitale, la vis, la virilité, la colère, l’ardeur combative, l’agressivité qui arc-boutent la volonté du sujet contre la pesanteur des éléments du monde. Tout ici est voué à l’exploration et à la confrontation active avec les éléments du monde. Et ce sont ces éléments qui se proposent à l’individu comme aulne pour mesurer la capacité de résistance de son propre dynamisme psychique : “ les objets de la terre nous rendent l’écho de notre promesse d’énergie ”, ils nous donnent “ l’être de notre énergie ”.244

Volonté et représentation confluent dans un seul élan : “ le monde est ma provocation ”, “ je le surprends avec mes forces incisives, avec mes forces dirigées, dans la juste hiérarchie de mes offenses, comme des réalisations de ma juste colère ”.245 La volonté de puissance se heurte

contre l’opposition des éléments du monde : elle en jauge la dureté et la mollesse, elle en sonde la lourdeur et la légèreté. “ Alors, tous les objets du monde reçoivent leur juste coefficient d’adversité ”246 qui mesure la hiérarchie des outils appropriés pour soutenir la confrontation du

monde, façonnés en accord avec le degré de dureté de la matière résistante.247

Si la colère en tant que “ source a priori d’énergie de l’être ” est bien “ la plus directe transaction des hommes aux choses ”, elle n’en est pas moins une connaissance, “ une connaissance première de l’imagination dynamique ”.248 Ce n’est donc pas ici le domaine

244 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination de la matière, José Corti,

Paris, 1947, pp. 9 et 19.

245 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, José Corti, Paris, 1942, édition

biblio essais, p. 181.

246 Op. cit., p. 180.

247 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination de la matière, José Corti,

de la pulsion irrationnelle d’emprise. C’est plutôt “ le règne de la force administrée ” où s’exercent aussi bien la force (puissance) que l’adresse (connaissance). Voilà donc à l’ouvre, dans cette la volonté de confrontation avec la pesanteur du monde, le complexe d’Atlas qui tempère celui de Jupiter (cf. supra, section 1.5). L’attachement aux forces énormes et inoffensives avec lesquelles nous participons à porter le monde assagit la volonté de puissance qui éclate dans la joie de commander au monde.

C’est ainsi que le cosmodrame tonalise la vigueur psychique du sujet. D’abord, il anime chez l’individu “ l’espérance d’une adversité surmontée ”249 lui apprenant, par l’expérience, les

vertus de la patience et de la persévérance.250 Dans cette confrontation, le lien anthropocosmique

se tisse en tant qu’éducation de l’intentionnalité, en tant que rapport de proportionnalité entre la hiérarchie de l’adversité du monde et le degré de maturité dont le sujet doit faire preuve pour se mesurer aux éléments du monde.251

Quels sont les éléments de la surface de la Terre qui, dans le cosmodrame, matérialisent le contact anthropocosmique ? Bachelard a consacré de nombreuses pages à l’étude des images de ces éléments. On retiendra, parmi tant d’autres, celle du rocher qui vaut comme exemple de la démarche analytique que Bachelard applique avec bonheur à toute une série d’éléments, les eaux violentes et le vent, “ schèmes de la colère universelle ”,252 l’arbre, la racine et leurs

formes, ou encore la masse de la montagne.

Le rocher, donc, ce “ mystère de la terre puissante et préhumaine, qui montre sa force ”, dont l’imagination se saisit dans une méditation qui prend valeur d’antidote contre l’absence de tonus : “ à vivre un peu dans les rochers, nous oublierons tant de faiblesses ”.253 “ Les rochers

nous apprennent le langage de la dureté ”, apprentissage imparti par les qualités de la matière qui les composent. Ainsi le granite qui, dans son impassibilité, “ dit la permanence qui défie toute pénétration, toute rayure, toute usure ”.254 Le rocher devient ancrage d’une “ morale

cosmique ”. Il est le “ maître du courage ” et nous apprend une qualité du caractère remarquée en son temps par Goethe : “ les rochers dont la puissance élève mon âme et lui donne sa solidité ”.255

248 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, José Corti, Paris, 1942, édition

biblio essais, pp. 181 et 200.

249 Op. cit., p. 182. Chez Bachelard, le souvenir d’une formule nietzschéenne semble résonner : “ qu’est-ce que le

bonheur ? Sentir que la puissance monte, qu’une résistance est vaincue ” (L’Antéchrist, §2).

250 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination de la matière, José Corti,

Paris, 1947, p. 50.

251 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, José Corti, Paris, 1942, édition

biblio essais, p. 180.

252 Op. cit., p. 200.

253 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination de la matière, José Corti,

Paris, 1947, pp. 189-190.

254 Op. cit., pp. 203-204. 255 Op. cit., pp. 199-203.

A l’imagination des qualités saisies sur les objets du monde, Bachelard apporte la correspondance des gestes - on se souvient de l’attention que Marcel Mauss portait aux techniques du corps256 - qui donnent la substance physiologique du contact anthropocosmique.

L’éducation phénoménologique de l’intentionnalité passe donc par la marche contre le vent, par la nage contre le courant, par l’ascension contre la pente, par l’élévation contre la pesanteur, gestualités qui donnent forme au cosmodrame en acte et qui, en quelque sorte, s’offrent comme surface de contact des résistances et des oppositions réciproques que l’homme et le monde se renvoient. La forme ultime, ou mieux première, de cette discipline d’éveil du sujet, dont le corps est l’interface même du contact vigoureux entre l’homme et le monde, est la respiration, échange rythmé du sujet qui aspire le monde qu’il habite et qui expire le monde qui l’habite.

2.4.2.2. La tonalité tranquille

La catégorie de la tranquillité est la deuxième polarité du dynamisme psychique engagé dans le cosmodrame. Le problème que Bachelard s’est posé dans La poétique de l’espace était d’identifier ce qui justifie la valeur primordiale des images de l’intimité protégée, autrement dit, ce qui identifie les psychotopes, les lieux habités par la tranquillité, les lieux qui apaisent l’âme humaine (cf. infra, section 3.1.1.1) : “ où et comment le repos trouve-t-il des situations privilégiés ? ”. Bachelard s’attacha à rechercher les images des lieux qui remplissent une fonction de “ fixation de bonheur ”.257 Ces lieux, d’après Bachelard, sont propices à l’intégration

de la pensée, du souvenir et de la rêverie. Ce sont des lieux pleinement investis des valeurs d’abri, de refuge, de protection et de repos, des lieux qui catalysent la dialectique du dedans et du dehors et qui, paradoxalement, libèrent l’être en le concentrant à l’intérieur des limites qui le protègent.

Le cosmodrame ne se consomme donc pas seulement dans la catégorie de la résistance et de l’opposition. La deuxième issue est bien celle de l’apaisement dans l’habitation heureuse. Le monde n’est plus ma provocation. Bachelard dit qu’il devient “ mon appétit ”, un tranquille appétit de tranquillité. Le sujet “ participe alors au monde en se nourrissant de l’une des substances du monde, substance dense ou rare, chaude ou douce, claire ou pleine de pénombre suivant le tempérament de son imagination ”.

La confrontation au monde ne se mesure plus à l’aune d’un coefficient d’adversité, mais à celle d’un paramètre d’adhésion. Le monde perd alors toutes ses fonctions du “ contre ’’. Il ne propose plus d’opposition. L’hostilité du monde se dissout dans la confiance cosmique et “ le monde devient le nid de l’homme ”. Le sujet “ se coule dans le monde, dans le bien-être d’un monde ”, il y goûte les “ puissances balsamiques du calme illimité ”. Et la respiration

256 Marcel Mauss, “ Les techniques du corps ” (1936), in Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1999. 257 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, pp. 18 et 25.

profonde devient technique du corps, exercice de syntonie sur la tranquillité du monde. C’est ainsi que l’on accède à “ la santé cosmique ”.258

L’immensité intime, la contemplation de la grandeur, la conscience d’agrandissement qui s’ouvre dans l’expérience de la tranquillité confèrent au sujet la dignité de l’être admirant. A l’instar de la dureté résistante qui éduque l’intentionnalité et consolide le caractère du sujet, l’immensité tranquille, l’immobilité qui se propage, “ le mouvement de l’homme immobile ”, se fait éducation de l’intensité d’être et école d’amplitude de la conscience.259

On n’insistera pas davantage sur ce point car les passages consacrés à Henri Bosco ont déjà fourni de belles illustrations en ce sens (cf. supra, section 2.3). Rappelons seulement quelques formules bachelardiennes caractéristiques qui font explicitement référence aux éléments de la Terre. Ainsi, “ toute tranquillité est eau dormante ” : grâce à elle le sujet “ adhère au repos du monde ”. Ou, encore, “ la plaine est le sentiment qui nous grandit ”, une impression que Bachelard transforme en un “ théorème d’anthropologie esthétique ” : “ tout sentiment qui nous grandit planifie notre situation dans le monde ”.260

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