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Les coûts de l’étalement urbain

3. La disjonction mentale de l’homme et du monde : condition et défis de l’homme urbanisé

3.3. Le paradigme de la durabilité : vers une re-conjonction mentale de l’homme et du monde ?

3.3.3. L’appel du vert et la question de l’étalement urbain

3.3.3.3. Les coûts de l’étalement urbain

Les études les plus avancées en la matière ont été conduites aux Etats-Unis où l’histoire et la géographie urbaine ont interpellé de ce point de vue les experts avec plus d’urgence que de ce côté de l’Atlantique. Compte tenu des différences significatives qui distinguent les Etats-Unis de l’Europe, et tout particulièrement de la Suisse, on ne saurait tenir ces travaux pour équivalents des cas européen et suisse. Nous en ferons toutefois état pour donner des ordres grandeurs et parce que ce sont les seules mesures véritablement étayées donc nous disposons, les études en Europe n’ayant pas encore atteint un niveau suffisamment détaillé.

Deux synthèses publiées sous l’égide du National Research Council ont passé en revue les centaines d’études américaines consacrées au sujet.349 La principale conclusion de ces synthèses

a consisté à observer que si le public américain semble s’accommoder volontiers des formes du développement urbain du pays, il n’est plus en mesure d’en assumer les coûts. Pour référence, au cours des derniers lustres, la consommation de sol aux Etats-Unis a crû trois fois plus vite que le nombre de ménages, tandis que le taux de motorisation a augmenté deux fois plus rapidement que la croissance de la population, avec des déperditions corrélatives des surfaces agricoles et des habitats naturels. Quelques exemples permettent d’apprécier l’envergure du problème.

Les dépenses d’infrastructure occasionnées par la poursuite de la dispersion urbaine dans la Caroline du Sud ont été estimées à quelque 56 milliards de dollars pour la période 1995-2015, soit 750 dollars par habitant et par an durant une vingtaine d’années. Le financement de ces dépenses correspond à une augmentation de plus de 10 % des impôts sur la propriété privée, couplée d'une ponction d’environ 10 % sur les budgets de l’Etat, des comtés et des municipalités, auxquelles s’ajoutent d’autres prélèvements, notamment une augmentation de la taxe sur les carburants. La moitié des sommes en question seront consacrées à la construction de routes. Le compte routier représentera dès lors deux fois et demie les dépenses consenties pour l’éducation, 3 fois les charges liées au système de santé publique, 10 fois les dépenses de sécurité, justice et d’administration publique, 15 fois les dépenses en faveur de l’environnement, et 25 fois les sommes dévolues à la culture et aux infrastructures de loisirs. Il est estimé que si la Caroline du Sud pouvait adopter des mesures capables de contenir l’étalement et de favoriser du

349 The Costs of Sprawl - Revisited, Robert W. Burchell et al. (eds), TCRP Report 39, Transportation Research

Board, National Research Council, National Academy Press, Washington D.C., 1998, et Costs of Sprawl - 2000, Robert W. Burchell et al. (eds), TCRP Report 74, Transportation Research Board, National Research Council, National Academy Press, Washington D.C., 2002. Parmi l’importante littérature disponible, voir aussi : The Urban Institute, Urban Sprawl : Causes, Consequences and Policy Responses, Gregory D. Squires (ed.), Urban Institute Press, Washington D.C., 2002 ; Howard Furmkin, “ Urban Sprawl and Public Health ”, Public Health Reports, Vol. 117, May-June 2002, pp. 201-217 ; Matthew E. Khan, “ The Environmental Impact of Suburbanization ”, Journal of Policy Analysis and Management, Vol. 19, No. 4, 2000, pp. 569-586 ; Jan K. Brueckner, “ Urban Sprawl : Diagnosis and Remedies ”, International Regional Science Review, Vol. 23, No. 2, 2000, pp. 160-171.

développement compact, des économies de l’ordre de 10 % seraient réalisables sur les 56 milliards prévus.

Pour les Etats du Michigan, du New Jersey et pour la région de l’estuaire du Delaware, les économies potentielles pour un développement urbain plus compact sont estimées à des sommes comprises en une fourchette de 12 % à 25 % environ, pour les infrastructures routières ; entre 7 % et 14 %, pour la distribution et l’évacuation des eaux ; entre 2 % et 8 %, pour la construction de logements ; et, entre 15 % et 30 %, pour les coûts de gestion et de préservation des espaces naturels.350

Les projections pour l’ensemble du pays chiffrent à plus de 75'000 km2 la consommation de sol occasionnée par la croissance démographique américaine entre 2000 et 2025, dont 40 % environ de terres agricoles et un autre 40 % de terres en milieu écologiquement fragile. Les économies d’un modèle plus contrôlé de développement pourraient atteindre 16'000 km2, soit environ 20 % par rapport au scénario du modèle dispersé. Les coûts générés par la construction d’infrastructures routières dépasseront les 900 milliards de dollars en cas de prolongement du modèle à faible densité, alors qu’un développement mieux maîtrisé induirait des dépenses d’environ 800 milliards, soit une économie d’environ 10 % ou, en termes d’impôts, une charge fiscale d’environ 7 % inférieure à celle induite par une croissance par dispersion.351

Le principal programme de recherche conduit en Europe date de 2002 et est encore en cours d’exécution. Six villes font l’objet d’analyses : Bruxelles, Stuttgart, Bristol, Helsinki, Rennes et Milan. Les premières communications diffusées sur ce projet fournissent peu d’indications spécifiques sur les coûts de l’étalement urbain.352 Les documents disponibles proposent pour

l’heure des relectures des travaux américains et décrivent statistiquement l’étendue de la dispersion urbaine, des constats au demeurant déjà connus par les géographes.

Une information originale concerne l’analyse consacrée aux coûts d’investissement pour le traitement des eaux usées en Wallonie. Les auteurs ont mis en évidence la forte corrélation existant entre la densité de la population des 80 communes sous revue et le coût moyen par habitant. Les communes densément peuplées (1’000 habitants ou plus par km2) affichent des

350 The Costs of Sprawl - Revisited, Robert W. Burchell et al. (eds), TCRP Report 39, Transportation Research

Board, National Research Council, National Academy Press, Washington D.C., 1998, pp. 3-4 et 19.

351 Costs of Sprawl - 2000, Robert W. Burchell et al. (eds), TCRP Report 74, Transportation Research Board,

National Research Council, National Academy Press, Washington D.C., 2002, pp. 8-11. Pour donner un ordre de grandeur, l’extrapolation des estimations américaines au cas suisse chiffre à plus de 3 milliards de francs les économies potentielles liées uniquement à la construction de routes en cas de développement dense. L’extrapolation des estimations pour la Caroline du Sud (Etat peuplé par quatre millions d’habitant au recensement de l’an 2000) pour l’ensemble des coûts donne un équivalent de plus de 13 milliards de francs, soit 25 % du budget de la Confédération de 2004, ou environ 0.5 % par an, pour une période de 20 ans, des dépenses cumulées de 2004 de toutes les collectivités publiques suisses (Confédération, cantons et communes).

352 European Commission, SCATTER, Sprawling cities and transport : from Evaluation to Recommendations,

Summary Report, 21 February 2005, www.casa.ucl.ac.uk/scatter/papers.html (documents déchargés le 25 avril 2005).

coûts de l’ordre de 1'000 euros ou moins par habitant, tandis que les coûts à la charge des communes de moins de 500 habitants par km2 ne sont jamais inférieurs à 1'500 euros et peuvent dans plusieurs cas dépasser les 3'000 euros. Rappelons que, entre 1991 et 2000, la croissance de la population des 135 communes de l’aire métropolitaine de Bruxelles a été d’environ 3 % (le nombre de ménages ayant augmente de 4 %), alors que l’emprise urbaine au sol a bondi de 18 %.353

L’étude la plus aboutie sur une ville européenne est due à Camagni et al. qui ont tenté d’estimer la consommation de sol dans l’agglomération milanaise en fonction de deux catégories de coûts.354 Les auteurs ont d’abord proposé une typologie des formes de l’extension

urbaine. Ils ont identifié cinq modèles, à savoir les développements par “ colmatage ” (infill), par contiguïté (outfill), linéaire, par mitage (lotissements individuels) et par grandes interventions (lotissements collectifs). En croisant ces catégories, Camagni et al. ont déduit dix types d’extension urbaine et les ont utilisés pour leur analyse.

Sans surprise, la plus forte consommation de sol est occasionnée par les développements par mitage et par linéarité (environ 600 m2 par habitation), tandis que la densification par colmatage et par grandes interventions est plus économe (environ 400 m2 par habitation). Remarquons qu’il aurait été intéressant de compléter l’analyse en calculant le nombre de m2 par habitant, ce qui aurait donné une indication plus complète de l’intensité d’habitation.

Plus révélatrice, l’analyse des coûts pour les travaux d’équipement à la charge des communes chiffre les écarts qui séparent l’extension dense de celle peu économe en sol. La différence des coûts peut passer presque du simple au double entre le développement par colmatage (63'000 lires par habitant) et l’extension linéaire et par mitage (plus de 100'000 lires). Les résultats concernant les dépenses publiques de transport sont plus contrastés. Le développement par mitage génère les charges les plus élevées (250'000 lires par habitant), mais l’extension par grandes interventions occasionne cette fois des coûts tout aussi importants. Le développement par complètement s’avère le moins onéreux (100'000 lires par habitant), comme c’est le cas pour l’extension linéaire. Les auteurs ne commentent pas ce résultat qui appelle de notre part deux remarques.

En premier lieu, ce constat ne paraît pas invraisemblable lorsque l’on tient compte de la logique inhérente à la desserte par transport public. Il est normal que le développement par grandes interventions nécessite des investissements spécifiques, souvent de taille significative, pour équiper le prolongement d’une ligne de bus ou de tram à destination d’un complexe résidentiel nouvellement bâti. Il n’est pas davantage surprenant que le développement linaire

353 Op. cit., pp. 22-23.

354 Roberto Camagni, Maria Cristina Gibelli et Paolo Rigamonti, “ Forme urbaine et mobilité : les coûts collectifs

des différents types d’extension urbaine dans l’agglomération milanaise ”, Revue d’Economie Régionale et Urbaine, No. 1, 2002, pp. 105-140. L’analyse de la consommation de sol porte sur le comparatif entre 1981 et 1991. Les estimations des coûts sont calculées à partir des budgets de l’année 1996 des 186 communes de la Province de Milan.

occasionne des coûts modérés, en particulier s’il a lieu le long d’un axe déjà traversé par une ligne. Deuxièmement, du point de vue de la méthode, les auteurs ont eu recours aux budgets des communes d’une seule année. Si une commune a eu à assumer des dépenses d’investissement exceptionnelles durant l’année sous revue, par exemple pour équiper un prolongement de la desserte vers une zone d’habitation nouvellement édifiée, l’estimation des coûts sera significativement plus élevée. Pour éliminer cet inconvénient, il conviendrait de conduire l’analyse à partir de moyennes calculées sur les dépenses consenties par les communes sur une période, par exemple, de 5 ans ou plus. Il s’agit d’un travail pénible, où le risque est important de rencontrer des problèmes d’harmonisation et parfois d’interprétation des comptabilités publiques.

Soulignons pour terminer que nous ne disposons que de peu d’informations concernant les villes suisses. Le débat helvétique semble se limiter à la question de l’opportunité ou non de densifier faiblement le milieu urbain déjà construit, de manière à répondre à la pénurie de logement qui sévit depuis quelques temps déjà, notamment dans l’arc lémanique où les taux de vacance sont désormais proches de zéro, y compris pour les logements de petite taille traditionnellement moins demandés. La question de l’engorgement du réseau routier urbain incite également les autorités à entendre les arguments en faveur d’une densification sélective, en particulier en Suisse romande où ce problème est flagrant par comparaison aux villes de Suisse alémanique qui ont su faire preuve de plus de clairvoyance pour préserver et développer leur réseaux de transports collectifs.

Les éléments les plus significatifs ressortent d’une analyse mandatée en 2002 par l’Office fédéral du développement territorial, qui avait pour but de mettre en évidence le lien entre les formes d’urbanisation et les coûts d’infrastructure. A l’aide d’une typologie comprenant cinq types d’urbanisation (constructions isolées, zone villas individuelles, maisons mitoyennes, petits immeubles d’habitation de trois étages, bâtiments de plus de trois étages), les auteurs ont ventilé les coûts d’approvisionnement et d’élimination des eaux, de desserte routière et d’approvisionnement en électricité. Les écarts entre les formes extrêmes d’urbanisation s’avèrent importants. L’extension urbaine dispersée occasionne des coûts de plus de 2'000 francs par an et par habitant, alors que l’urbanisation dense génère des charges financières d’un millier de francs seulement.355 Il conviendrait cependant d’estimer comment ces coûts se

traduisent en charge fiscale marginale et déterminer à quelle hauteur il faut chiffrer la part du déséquilibre budgétaire de nombreuses collectivités publiques suisses imputable au développement par mitage.

Ainsi, il reste à savoir dans quelle mesure l’impératif d’assainissement des budgets publics suisses, dont les déficits paraissent désormais plus structurels que conjoncturels, deviendra un facteur déterminant pour la recherche d’économies territoriales. De surcroît, le terme de

355 Office fédéral du développement territorial, étude ECOPLAN, Siedlungsentwicklung und Infrastrukturkosten,

densification, même lorsqu’il est accompagné du qualificatif “ sélective ”, continue de susciter des réactions de réserve, aussi bien chez le public que chez de nombreux édiles. Notons pour référence que, aux endroits les plus fortement urbanisés des villes suisses, la densité maximale de la population est de quelque 400 habitants à l’hectare, soit 25 m2 par habitant,356 et que la

densité moyenne est généralement en dessous de ce seuil, alors que ces valeurs sont par endroits largement dépassées dans de nombreuses métropoles européennes.

La question des coûts collectifs et fiscaux induits par la dispersion de l’habitat urbanisé est un thème d’actualité pour une géographie des finances publiques. A défaut de justifier un programme national de recherche, le sujet donnerait sans conteste matière à occuper une petite équipe de chercheurs qui auraient à se saisir d’une analyse comparative à conduire sur quelques agglomérations du pays. La statistique fédérale de l’occupation du sol fournit sans difficulté les données nécessaires à mesurer l’emprise urbaine sur le territoire. La tâche la plus fastidieuse consiste à rassembler une base de données harmonisée sur les dépenses publiques de plusieurs dizaines, voire de quelques centaines de communes, et ceci sur une période de plusieurs années.

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