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Phénoménologique

1. La géographie humaine et la question de l’habitation du monde

1.6. Comment penser l’habitation : une logique ou des logiques ?

1.6.1. Phénoménologique

Gaston Bachelard a défini la phénoménologie comme démarche cognitive visant “ à mettre en pleine lumière la prise de conscience d’un sujet ”.81 Cet effort de clarté présuppose

l’activation de notre attention envers tout ce qui se présente aux sens, à la prise de conscience du contact qui s’établit entre l’homme et le monde, des chaînes qui relient la vie aux sources qui la rendent possible, qui donnent le nécessaire, le confortable et même le superflu. Nous entendrons ainsi la logique phénoménale comme disposition sensible et mentale d’un sujet ouvert à l’aperception géographique.

Bachelard, comptait sur la méthode phénoménologique pour “ explorer l’être de l’homme comme l’être d’une surface, de la surface qui sépare la région du même et la région de l’autre ”.82 Chez un penseur aussi attentif aux images que les mots convient, les emprunts au

vocabulaire géographique ne sont probablement pas accidentels. Si Bachelard entend ici l’homme en tant qu’individu, son propos ne semble pas incompatible avec une interprétation

77 Claude Raffestin et Mercedes Bresso, “ Tradition, Modernité, Territorialité ”, Cahiers de Géographie du

Québec, vol. 26, n° 68, p. 187 ; Ruggero Crivelli, “ Territorialité et montagnes ”, in Le Globe, Revue genevoise de géographie, Tome 141, 2001, pp. 9-22.

78 “ Théorie du réel et géographicité ”, Espace-Temps, 40/41, p. 28.

79 Correspondance citée par B. Giblin dans son introduction à L’homme et la Terre (1908), La Découverte, Paris,

1998, p. 54.

80 M. Heidegger, “ ... l’homme habite en poète ... ”, in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958, p. 226. 81 Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, 2ème éd, PUF, Paris, 1961, pp. 1 et 3.

collective, où la région du même est celle de la société des hommes (Mitwelt), l’autre étant le monde, le pays, le milieu habité (Umwelt), tandis que la surface qui les sépare les met également en contact, à savoir l’habitation (cf. infra, section 2.4.2).

L’idée d’une phénoménologie géographique n’est pas étrangère à la discipline. Le deuxième tome du Cosmos d’Alexandre Humboldt (1769-1859) comprenait trois chapitres regroupés sous le titre “ Reflet du monde extérieur sur l’imagination de l’homme ”. Il y était question de l’étude de l’action de la nature sur la pensée et l’imagination ainsi que du “ progrès des esprits ” qui conduit à ce que “ la science et la poésie s’unissent ”. Impossible, pour le géographe, de s’en tenir uniquement “ aux phénomènes du dehors ”. “ Il faut faire entrevoir du moins quelques-unes de ces analogies mystérieuses et de ces harmonies morales qui rattachent l’homme au monde extérieur ; montrer comment la nature, en se reflétant dans l’homme, a été tantôt enveloppée d’un voile symbolique qui laissait entrevoir de gracieuses images, tantôt a fait éclore en lui le noble germe des arts. ”83 Dans l’introduction du troisième tome du Cosmos,

Humboldt notera que le reproche le plus fondé encouru par son œuvre porte sur l’insuffisance de la partie consacrée au reflet de la nature dans le sentiment des hommes.84

Eric Dardel (1899-1967) invitait à son tour à prendre en compte cette dimension. “ C’est un des drames du monde contemporain que la Terre ait été proprement “ dénaturée ”, que l’homme ne puisse plus la “ voir ” qu’à travers ses mesures et ses calculs, au lieu de laisser se déchiffrer à lui son écriture sobre et vivante. Notre civilisation et une science souvent livrée à la vulgarité ont multiplié le nombre des êtres privés de toute sève provinciale, de la sagesse prudente et forte que donne le contact journalier avec la plaine, le coteau ou la houle, du rythme naturel de la vie au milieu des choses. ”85

Les ironiques ne manqueront pas de reprocher à ces lignes un ton suranné. Certains y verront même, apprenant l’influence de Heidegger sur Dardel, de quoi soupçonner un éventuel apparentement, inconscient peut-être, à des thèses non sans rapport à un national populisme du terroir dont on connaît par ailleurs les dérives. Nous n’avons pas qualité pour commenter les sentiments de Dardel à cet égard. Il nous paraît en revanche important d’accueillir son appel à prêter attention à la palette de sensations, émotions, imaginations et rationalisations qui s’unissent dans la discipline et dans l’expérience du “ voir ”, et qui sont indicatives de l’ouverture du sujet à la présence de l’autre, soit-il humain ou non. Car, c’est bien la vie du monde qui s’anime chez le sujet pour lui proposer le déchiffrement de “ son écriture sobre et vivante ”.

83 Alexandre Humboldt, Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions Utz, Paris,

2000, p. 346. De ces pages transparaît la familiarité de Humboldt avec la production littéraire mondiale, son érudition englobant l’héritage classique, grec, romain et chrétien, les richesses de l’hindouisme, sans oublier l’islam, le Moyen Age et les périodes plus récentes de la culture européenne.

84 Op. cit., Tome II, p. 710.

85 Eric Dardel, L’homme et la terre : nature de la réalité géographique, 1952, Editions du CTHS, Paris, 1990,

La revalorisation de la sensation et du lien au pays n’est pas fortuite. Elle découle d’une tâche épistémologique confiée à la géographie humaine. Jean-Marc Besse a argumenté pour une lecture de Dardel en ce sens, invitant à prendre à la lettre le mot géographie. Ecriture de la présence humaine sur la Terre, “ inscription de l’humain sur le sol ”, la géographie est un système de traces significatives qui engagent une capacité de lecture, un savoir déchiffrer, une “ expérience herméneutique ” des signes inscrits dans les paysages.86 Dans le sillage de Dardel,

Besse appelle ainsi à “ ouvrir à la géographie la perspective d’une “ analytique ” ou d’une herméneutique des éléments de la surface de la Terre [...] en les envisageant dans le retentissement de leurs significations pour la pensée et la sensibilité humaines ”.87

Les énoncés de Besse ne se recoupent toutefois que partiellement. Car, à défaut d’ouvrir la géographie au-delà d’une herméneutique des traces humaines inscrites sur le sol, l’analytique du retentissement des éléments de la surface de la Terre resterait incomplète. Le statut d’existence du monde non humain s’en trouverait réduit à extériorité88 amorphe façonnable en conformité

aux états d’âme inspirés par les figures de l’homme constructeur et de l’homme destructeur, auxquelles s’ajoute aujourd’hui celle, d’inspiration victimaire, de l’homme protecteur venu au secours des oursons orphelins et autres veuves d’une gentille nature sortie de l’imaginaire de Disneyland.89 Ce serait alors la radicalisation complète d’un rapport déjà dissymétrique entre un

homme tenu pour unique entité active et dominante, et un monde perçu comme figure de la passivité et de l’asservissement total. Tout ce n’étant ni apparenté, ni utile à l’humain, risquerait l’oblitération pure et simple. Le monde ne serait que par et pour l’homme. La géographie humaine ne saurait se réduire à l’étude de “ l’inscription de l’humain sur le sol ” sans cautionner implicitement le puissant régime anthropocentriste advenu avec la modernité.

Il n’y pas de raison de croire que Besse prône une géographie phénoménologique réduite aux inscriptions humaines sur le sol, car le retentissement des éléments de la surface de la Terre prend souvent naissance dans la confrontation avec ce qui n’est pas de l’homme, avec le monde sauvage non encore marqué par sa présence. En témoigne, si besoin, souvent sur le registre des pires caractères de la société de consommation, la soif de loisirs de l’extrême, la demande d’espaces alpins et de ces “ ailleurs ” où, conviés par le charme publicitaire, nous recherchons un arôme de liberté et de nature que l’environnement urbanisé nous refuse. Voilà alors les packs canalisés “ d’aventure ” et “ d’exploration ” des antarctiques d’élite, des patagonies vierges, des annapurnas randonnantes, dont la séduction pique à vif n’importe quel excursionniste un peu baroudeur dans l’âme.

86 Selon l’expression que Jean-Marc Besse utilise en résumant sa lecture de l’œuvre d’Eric Dardel (“ Entre

géographie et paysage, la phénoménologie ”, dans Voir la terre : six essais sur le paysage et la géographie, Actes Sud / ENSP / Centre du paysage, Arles/Versailles, 2000, p. 143).

87 Op. cit., p. 135.

88 Selon l’usage établi par Claude Raffestin, l'extériorité est l'environnement physique organique et inorganique,

par distinction à l'altérité qui représente le semblable, à savoir l’environnement humain et social (communication personnelle).

En dépit des injonctions de l’humanisme radical (cf. infra, section 1.7), l’idée de liberté retrouve ici son une expression dans l’idée de nature - encore que, à en sonder la surface, il faut souvent constater la mince épaisseur du sens que revêtent ici tant l’idée de nature que celle de liberté. L’envoûtement du non touché est d’ailleurs si fort que d’aucuns, et pas si rares, parviennent même à brouiller les genres et prendre pour du naturel le résultat d’une interaction entre l’homme et son milieu inscrite dans la durée historique, par exemple, là où reste l’empreinte de ces jardiniers des Alpes qu’ont été les Walsers.

Envisager l’ouverture au retentissement phénoménologique exige donc que l’on tienne pour matière géographique non seulement l’inscription humaine sur le sol mais, aussi l’inscription du monde sur le “ sol mental ” du sujet. Le lien imaginé ne se limite pas au monde écouménisé, car il convie à l’imagination “ anthropocosmique ” d’un habiter qui ne se limite pas aux marques humaines sur le sol. Par cette ouverture, nous accédons au réservoir imaginaire des éléments du paysage préalables à l’existence humaine - l’arbre, la racine, le cours d’eau, les crêtes des montagnes, … - supports physiques symboliques qui permettent de nous orienter dans un schéma et dans une hiérarchie de liens qui nous dépassent.

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