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Ulrich Bräker : le pauvre homme du Toggenburg

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.2. L’empreinte du pays et l’imprégnation du sujet : études de cas

2.2.2. Ulrich Bräker : le pauvre homme du Toggenburg

Ulrich Bräker, “ le pauvre homme du Toggenburg ”, comme il se désigna en titre de l’autobiographie que le pasteur de Wattwil, dans le canton Saint-Gall, parvint à lui faire publier en 1788, était un modeste paysan qui, par goût de l’écriture, consignait sur papier ses journaux intimes, ses réflexions ainsi que l’autobiographie en question.

La force des impressions que le pays du Toggenburg exerça sur son jeune esprit le marqua pour toute sa vie. Bräker relate comment, adolescent, il fut frappé par le spectacle de la mer de

197 Marcel Pagnol, La gloire de mon père (1957), Editions de Fallois, Paris, 1988, pp. 99 et 102. 198 Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, 2ème éd, PUF, Paris, 1961, p. 19.

nuages qui, à plusieurs reprises, se présentait à ses yeux lorsque son travail de berger le conduisait à parcourir les reliefs de son pays natal.

“ Ce n’est pas que la vie de berger ne vous réserve que des joies. Mille fois non.

Les désagréments ne manquent pas. Ce qui me fut longtemps le plus pénible, c’était de quitter le matin mon lit bon chaud et de m’en aller à travers la campagne, les jambes et les pieds nus, surtout lorsqu’il gelait à pierre fendre ou qu’un brouillard épais descendait des montagnes. Si d’aventure il était trop haut pour que je puisse, avec mon troupeau, le faire reculer et atteindre le soleil, alors je le vouais à tous les diables et me hâtais de sortir de ces ténèbres aussi vite que possible pour gagner quelque petit fond de vallée. Si, au contraire, je l’emportais, si j’arrivais à gagner la lumière du soleil et à voir le ciel serein au-dessus de ma tête, avec, à mes pieds, la vaste mer de nuages que trouait ça et là quelque cime, pareille à une île, quelle était alors ma fierté et ma joie ! Je ne quittais plus la montagne de toute la journée et mon œil ne pouvait se rassasier de voir les rayons du soleil jouer sur cet océan et des vagues de brouillard se déployer en mille figures plus fantastiques les unes que le autres et qui, vers le soir, menaçaient de me submerger à nouveau. ”199

Plus qu’un simple souvenir d’adolescence, merveilleux fut-il, cette expérience allait prendre dans l’esprit du “ pauvre homme du Toggenburg ” le sens d’une manifestation de l’esprit de la terre, une sorte de “ géophanie ” qui lui valut de connaître les joies les plus intenses de sa vie. Le poète romantique Novalis décrira cette expérience avec des mots plus sophistiqués, mais d’inspiration analogue, comme “ une déchirure significative dans le voile mystérieux qui tombe et de ses mille plis recouvre notre vie profonde ”200.

Peut-on rendre compte de cette imprégnation par la thèse culturaliste ? L’expérience de Bräker ne dépendait pas du conditionnement d’une éduction préalable. Paysan adolescent, isolé des idées philosophiques et esthétiques de son temps, il n’avait que son esprit et ses sentiments pour s’émerveiller du spectacle de la mer de nuages. Cette expérience géophanique résonnera durant toute sa vie pour resurgir dans les réflexions adressées à son plus jeune enfant, consignées dans le dernier chapitre de son autobiographie sous le titre révélateur “ Heureux séjour ”.

199 Ulrich Bräker, Le pauvre homme du Toggenburg (1788), trad. fr., L’Age d’Homme, Lausanne, 1985,

pp. 41-42.

Le bilan de son existence est inextricablement lié au Toggenburg, “ notre charmante vallée ” décrite, non sans détachement, en conscience des limites d’une terre qui “ n’est pas un pays de Cocagne, ni l’Arabie Heureuse ni le joli Pays de Vaud ”, contrées qui, d’après son récit, il dut ne jamais voir. Cette terre “ pourtant grossière ”, comme le sont ses habitants, “ me remplit de bonheur. ” Malgré les déboires d’une vie pénible, il vint à concevoir le Toggenburg comme la terre nourricière qui ravit le regard par ses belles prairies et qui égaie son cœur avec “ les chants pleins d’allégresse de tous les oiseaux chanteurs de nos buissons ”. Son autobiographie se conclut sur un vœu formulé à l’intention de son fils :

“ que toi aussi tu ressentes au milieu de toutes ces choses ce que j’ai déjà

ressenti moi-même, et que chaque jour encore je ressens ; que tu retrouves et que tu sentes avec la même joie et la même volupté que moi la présence du Tout- Puissant dans tout ce qui nous entoure, tout près de nous, en nous. Il nous a donné un cœur tendre et sensible pour qu’il s’ouvre à la beauté du monde. Cher enfant, les mots me manquent. Mais bien souvent il m’a semblé que j’étais ravi en extase lorsque je contemplais toutes ces merveilles, et que, perdu dans mes pensées, j’arpentais ce pré un soir de pleine lune, ou lorsque, par un beau soir d’été, j’escaladais cette colline, je voyais le soleil décliner, et s’allonger les ombres ; ma maisonnette baignait dans un crépuscule bleu, le vent d’ouest m’entourait de son léger frémissement, les oiseaux entonnaient leur doux chant du soir. Je songeais alors : “ Et tout cela a été créé pour toi, pauvre pécheur ? ” Une voix divine semblait me répondre “ Mon fils, tes péchés te sont pardonnés ”. Mon cœur se fondait alors en une douce mélancolie, tandis que je laissais libre cours à mes larmes de joie, et que j’aurais voulu tout embrasser autour de moi, le ciel et la terre ; et pendant la nuit de doux rêves venaient encore prolonger le bonheur du jour. ”201

Marque évidente de l’héritage piétiste dans lequel il fut élevé, le ton dévot et sentimental qui traverse cette conception de l’heureux séjour ne manquera pas de susciter le sourire d’un public aujourd’hui accoutumé à tenir pour douteux, sinon risible, un discours tellement porté par le sens moral et par l’édifiant. Toutefois, à suivre Ulrich Bräker au cours de sa vie - vendu par des compatriotes sans scrupules à un officier de l’armée prussienne, engagé de force dans le service mercenaire et contraint à participer à la guerre entre Prussiens et Autrichiens, gagnant avec peine sa vie au service de l’industrie textile saint-galloise, familier de la misère noire qui sévissait de manière récurrente dans le pays - gageons que la simplicité et la retenue de son écriture ne manqueraient de toucher le lecteur qui l’aurait accompagné dans son récit et qui entendrait la déclaration conclusive citée ci-dessus sans la taxer d’anachronique et ringarde.

201 Ulrich Bräker, Le pauvre homme du Toggenburg (1788), trad. fr., L’Age d’Homme, Lausanne, 1985, pp. 262-

L’expérience du pays acquiert une valeur consolatrice qui n’est pas sans rappeler celle du frère de Louis Y. – le paysan du Languedoc cité plus haut - qui plaçait son pays au plus haut rang de l’expérience du beau : “ il n’y a rien de plus beau que le Pouget ” (cf. supra, section 2.1.3). Chez Bräker, elle s’apparent carrément au religieux. Les sentiments que ces deux hommes puisent dans le pays touchent à la valeur consolatrice. Bien plus qu’affaire de beauté esthétisante, ou même d’exemple de vitalité, le spectacle du monde est ici éducation et consolation d’une âme qui se nourrit des émotions de l’immensité, de la tranquillité, de la joie et de la dévotion alimentées par le génie du lieu. Au regard de Bräker, la matière géographique du Toggenburg est devenue signifiant cosmologique. Le pays a acquis statut d’axis mundi qui articule sur le sol les liens du bien, du beau et du vrai.

Le pays-paysage, par ses dimensions géologiques, météorologiques, végétales et animales, propose une palette entière de supports symboliques, allégoriques, voire initiatiques dans lesquels se mesurer pour trouver des archétypes émotionnels, rationnels et spéculatifs. La vie psychique et physique de l’homme Bräker résonne ainsi ontologiquement avec le pays du Toggenburg. Ce qu’il nous dit ressentir chaque jour au milieu de sa terre est investi d’une dimension transcendantale qui figure le pays comme représentant du Tout. Bräker aurait-il eu accès à une traduction de Spinoza, lorsque les bons patriciens et bourgeois locaux lui eurent enfin concédé l’admission à l’honorable société de lecture de la vallée (Societas moralis Toggica) ?202 On peut en douter. Pourtant, l’identification du monde et du divin, la conception

du monde comme véhicule de la présence divine rappelle l’identité du Deus sive Natura dont la connotation panthéiste valut à Spinoza l’excommunication pour hérésie, alors qu’une intuition analogue, quelques décennies plus tôt et à des latitudes plus méridionales, conduisit Giordano Bruno sur le bûcher pour y être brûlé vif par les soins de l’Inquisition.

2.3. Psychotopie et matière géographique dans l’œuvre d’Henri Bosco

L’œuvre d’Henri Bosco (1888-1976), romancier, poète et mémorialiste, fournit des matériaux exemplaires pour l’analyse psycho-géographique de la résonance et du retentissement des éléments du paysage. Bosco était un sensitif des lieux. Plus encore qu’un narrateur au sens strict du terme, il était poète et analyste du contact épuré de l’homme et du monde, du sujet de la perception et de l’objet géographique de l’expérience.

L’œuvre de Bosco est un lieu privilégié pour l’étude du reflet du monde sur l’imagination de l’homme, étude dont Humboldt avait de son temps déjà assigné la tâche à la géographie afin de “ faire entrevoir du moins quelques-unes de ces analogies mystérieuses et de ces harmonies morales qui rattachent l’homme au monde extérieur ”.203 Ses livres dévoilent la psychotopie en

acte et comprennent une phénoménologie détaillée de l’homme mu par les éléments du monde, l’eau, l’air, la terre et le feu. Ils montrent comment, lorsque certaines conditions sont réunies, la substance géographique agit sur l’activité psychique du sujet pour le conduire vers des régions mentales rarement visitées.

L’expérience du lieu catalyse alors une dynamique psychique nourrie par de riches correspondances avec le monde. L’œuvre de Bosco déploie de fait une esthétique spéculative complète, une “ esthésique ”204 qui fait appel à la totalité de nos facultés sensitives, spéculatives

mais aussi rationnelles. Elaborée à partir de la description des sensations et des états d’âme qui animent le sujet en présence du monde, elle émane d’une expérience inaugurale, en même temps un don, par laquelle le sujet, s’identifiant à l’objet, est amené à reformuler l’hypothèse de l’unité ontologique du monde.

Contrairement aux extraits de Marcel Pagnol et d’Ulrich Bräker, les exemples tirés de l’œuvre de Bosco ne sont pas de l’ordre du souvenir. A l’évidence, ses récits ne relatent pas des faits vécus. De surcroît, le naturalisme de Bosco, qui a été professeur de lettres classiques, cohabite avec une approche raffinée de la création littéraire. Ses nouvelles sont des fictions où des personnages imaginés évoluent sur des mises en scène hautement stylisées. Il s’agit toutefois d’un culturalisme qui prend ses sources dans la confrontation de l’homme avec le monde et dans les apports du “ dehors ” non humain, un culturalisme d’échange et d’agrandissement réciproques.

Si les événements et les personnages de ses récits sont fictifs, la trame psychique qui les porte n’est que le prolongement de l’activité mentale de l’auteur. Par exemple, l’eau qui, sous de multiples formes, joue un rôle capital dans son œuvre - eaux dormantes, eau de source, eau de fleuve, eaux météoriques - est avant tout l’eau de la Durance et du Rhône qui ont donné l’âme des paysages de son enfance. “ Je suis né au milieu des inondations, j’ai vu monter les eaux à travers la terre et non pas débordant du fleuve [...] par infiltrations ” entraînant avec elles “ toutes sortes de démons, de miasmes et de bêtes étranges ”.205

Malgré les dangers qu’elle représente, l’eau “ excite la volonté, la force et l’imagination de l’homme qui l’affronte et qui lui résiste ” et constitue une puissance formatrice de premier ordre qui aide le sujet à grandir et à acquérir un véritable surplus d’être.206 Elle catalyse une

203 Alexandre Humboldt, Cosmos : essai d’une description physique du monde, Tome I, (1844), Editions Utz,

Paris, 2000, p. 346.

204 Cf. supra, note 165.

205 Ces propos de Bosco sont reproduits dans le dossier joint à l’édition Folio Plus de “ L’enfant et la rivière ”

(1953) de 1997, p. 152, et sont tirés de Robert Ytier, Bosco, L’amour de la vie, Aubanel, Lyon, 1966.

aperception, un mouvement mental qui ouvre la conscience du sujet à d’autres dimensions de la perception. Le caractère fictif de la narration littéraire n’infirme ainsi en rien la description de la réalité émotive qui, chez Bosco, reste la principale justification de l’échafaudage narratif.

Les collines provençales apportent à son œuvre un socle plus solide. La substance géographique des récits de Bosco est faite non seulement de fleuves, d’îles ou d’étangs, mais aussi de bois, de collines, de plateaux, de champs, de jardins, de vergers et de maisons – de fortes maisons - ainsi que du jour et de la nuit, des saisons et des météores, vent, pluie, orage, tempête et neige.

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