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2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.2. L’empreinte du pays et l’imprégnation du sujet : études de cas

2.3.1. Le site moral

La notion de site ou de territoire moral, Bosco utilise ces mots de manière interchangeable, témoigne de l’importance qu’il reconnaissait à l’ascendance des lieux sur notre vie psychique. Le site moral est le lieu où un accord privilégié se produit entre l’individu et le monde. Bosco attribue à ces lieux un pouvoir propre qui repousse ou attire celui qui les habite.

“ Le roc, l’argile, l’eau, les arbres, l’homme et la bête ne suffisent pas à créer

un site moral. Il y faut de mystérieuses rencontres, un accord inconnu mais sensible entre ces éléments et je ne sais quel sous-sol magnétique. On dit que là souffle l’esprit. Quelquefois au contraire il y repose ; il ne se manifeste pas mais il y est. Dès lors, le moindre bouquet d’arbres, la plus humble muraille prennent une étrange importance. [...] Il semble que la vie y prenne un sens plus grave. La démarche la plus familière y tourne facilement à l’aventure. L’esprit n’y reçoit plus les seuls conseils de la raison, mais y devient sensible à d’autres messages. C’est le sol d’élection du souvenir et de l’attente. ”207

Bosco utilise le qualificatif moral pour indiquer que certains lieux grandissent l’homme qui habite en leur présence. L’homme y croît moralement parce que les éléments présents dans ces lieux s’adressent autant à l’esprit qu’à l’âme pour leur suggérer la pensée du monde :

“ ce territoire est beau aussi à l’âme qu’aux yeux par la douceur de ses pentes

et la modération de ses étendues, prises dans de grandes couleurs où pénètre

207 Henri Bosco, Hyacinthe (1945), Gallimard, Folio, Paris, pp. 12-13. Bosco semble se faire l’écho de Maurice

Barrès qui concluait l’extrait cité plus haut par les mots : “ il est des lieux où souffle l’esprit ”. De manière caractéristique, évoquant le sentiment de la tranquillité qui lui était si cher, Bosco ajoute que l’esprit vient se reposer dans certains lieux privilégiés (cf. la notion de psychotope, infra, section 3.1.1).

la pluie et que traversent d’un bout à l’autre de lents mouvements de la terre. Ces mouvements imposent au pays une beauté morale ; car ils portent l’esprit qui les contemple, depuis les glèbes agricoles jusqu’aux plateaux incultes, à l’intelligence du monde et à l’amour de la création. ” 208

Si la matière géographique n’est pas en mesure de produire à elle seule cet accord privilégié, elle demeure incontournable car c’est à travers elle que se manifestent les résonances telluriques de nos états d’âme. Il y a des lieux qui invitent à suspendre les prérogatives de la rationalité. L’esprit s’y place en retrait de l’âme pour libérer l’élan des facultés sensitives et imaginantes. La déconnexion temporaire de ce sur-moi cognitif qu’est la raison facilite l’éveil du sujet au sens du mystérieux. L’apport subjectif de l’émotion se mêle alors avec la sensation des éléments du paysage. Et les facultés rationnelles s’activent comme moteur de l’imagination spéculative, plutôt que de fonctionner comme des opérateurs de réfutation qui contestent les impressions immédiates de la saisie sensorielle pour étouffer les résonances irréelles de l’âme.

L’échange cognitif avec le monde engage alors la totalité du sujet. Le surplus de conscience qui l’anime provoque une condensation d’être où la présence de l’objet concret et le sens du mystère qui plane sur le lieu puisent leur substance. Plus que dans le retentissement immédiat, l’activité psychique se déploie dans l’univers de la résonance avec le monde. Par un jeu de mots facile, on dira que le sujet habite en intelligence lorsqu’il peut résonner avec l’objet au lieu de raisonner sur l’objet.

Quelle est la nature de “ ces mystérieuses rencontres ” ? Comment se manifeste cette émanation évanescente qui traverse les sites moraux ? Les aperçus de Bosco rappellent la “ sève provinciale ” dont parlait Dardel. Il est en effet question du “ souffle de la glèbe saine et de la force du sol ”.209 C’est la respiration majestueuse des saisons qui règle le sang et la sève, tandis

que “ le sol et l’homme ne font qu’un ” s’accordant dans ce souffle “ à la pensée du monde ”.210

Il est aussi question d’un “ accord de raison et sentiment ” qui n’est pas sans rappeler l’intelligence de l’homme avec le pays Terre de Dardel, suggérant l’insuffisance d’une idée d’habitation limitée à une conception uniquement rationaliste.

La phénoménologie géographique de Bosco repose ainsi explicitement sur une anthropologie de l’homme complet. Elle se nourrit du jeu en clair-obscur des tensions psychiques. Bosco a maintes fois souligné que la sensibilité aux “ mystérieuses rencontres ” avec les lieux se déploie à travers les brèches de la rationalité, et que la possibilité d’une communication rapprochée avec le monde demande l’activation des facultés sensitives de la

208 Op. cit., p. 148.

209 Henri Bosco, Le Mas Théotime, Gallimard, Paris, 1952, p. 150. 210 Op. cit., pp. 370 et 371.

conscience. Ainsi, “ la raison paraît absente de ces lieux où l’air et l’eau étendent leur domination et rendent la pensée instable. ”211

Si les contenus imaginaires caractéristiques de la divagation poétique abondent dans l’œuvre de Bosco, il relève avec lucidité la confusion du fictif et du réel qui risque de se produire lorsqu’on mélange “ avec une dangereuse facilité le spectacle du monde aux images mentales ” que la contemplation suggère.212 Assurément, “ les anamorphoses naissantes ” aux

abords des états de rêverie sont bien des “ formes déraisonnables ”.213 Lorsque l’on s’abandonne

“ aux plaisirs de la divagation ”, “ les chimères tiennent alors des propos raisonnables et les objets fictifs du sentiment se confondent avec les formes si concrètes de la pierre, du végétal et de l’être animé ”.214

Bosco souscrit cependant à l’invitation de Dardel à résister aux excès d’une “ raison trop rigide et impérieuse ” dont “ l’esprit de pesanteur ” risque d’étouffer notre liberté spirituelle de puiser à la source des phénomènes.215 Le monde ne s’adresse pas seulement “ à mon

intelligence, mais à mon être tout entier ”,216

“ car ma raison (qui fonctionne à peu près comme celle de tous les hommes) ne

me livre jamais que des connaissances stériles. Il me faut le contact chaud de l’âme elle-même pour me donner, à défaut d’une certitude, quelques-uns de ces doutes actifs qui vous mettent du moins en communication avec le frémissement de la vie obscure. ”217

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