• Aucun résultat trouvé

Failles de l’esthétisme radical du paysage

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.1. Habitation “ en intelligence ”, habitation poétique ?

2.1.3. Pays et paysages : promenade à cheval entre naturalisme et culturalisme

2.1.3.3. Failles de l’esthétisme radical du paysage

Que faut-il retenir, d’abord, de l’anecdote concernant la perception paysanne du paysage, ou plutôt de son absence ? Dans la réponse de l’occitan Louis, Roger épingle ce qu’il appelle le “ déficit esthétique ” caractéristique d’une perception paysanne qui demeure avant tout celle d’un lieu de labeur et de rentabilité. L’émergence de la catégorie esthétique, la transformation du pays en paysage, requièrt en effet une mise à distance de la vision quotidienne de l’espace. L’absence du mot paysage dans la réponse du paysan Louis démontrerait de manière décisive que c’est l’absence de culture esthétique à l’empêcher de concevoir un paysage dans le donné objectif qu’est le pays. Et le théoricien de l’esthétique d’appeler à témoin l’autorité de Kant qui, de son temps déjà, soulignait comment “ ce que, préparés par la culture, nous nommons sublime, apparaîtra à l’homme grossier, sans éducation morale, simplement comme effrayant ”.179

Roger s’accommode pourtant trop rapidement de cette anecdote. La réponse de l’occitan Louis - paysan de son état et donc, à s’en référer à Roger et à Kant, d’emblée suspect de vulgarité morale, de grossièreté esthétique et, de surcroît, poltron en présence du sublime - soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout. Le paysan dit en effet quelque chose d’encore plus surprenant au sujet de ce qu’il regarde. Il ne dit pas que ce qu’il a devant les yeux est beau. Il ne lui attribue pas un qualificatif esthétique, mais lui reconnaît une qualité dirons-nous morale. Le pays est “ brave ”, il est courageux, fort, vaillant, bon. Pour hasarder un jeu de mot, c’est un pays sage. Sa réponse n’est donc pas moins portée par l’admiration, marque incontestable de l’émotion esthétique.

Le texte d’Henri Cueco mentionne d’ailleurs un complément révélateur que Roger omet de mentionner. Si le peintre dit bien ne pas se rappeler avoir entendu le paysan Louis qualifier de beau le pays du Pouget, il se souvient toutefois d’une exception :

“ son frère était à l’hôpital, et s’il souffrait après son opération, c’était aussi d’être

loin de chez lui. Il disait, et c’est Louis qui le rapportait : “ Le Pouget, y a rien de si beau ” et il le redisait aussitôt comme on le fait souvent à la campagne pour inscrire plus solidement la parole par la répétition : “ y a rien de plus beau que le Pouget ” ”.180

179 Op. cit., p. 25.

180 Henri Cueco, “ Approches du concept du paysage ”, in La théorie du paysage en France (1974-1994), sous la

Ainsi, non seulement la beauté en rapport au pays n’est pas inconnue de l’esprit paysan, mais, surgissant à un moment pénible, elle se charge d’une valeur consolatrice qui confère une densité supplémentaire à la jouissance visuelle d’un regard qui ne verrait que selon les codes d’une esthétique pure. Ce mésocosmos qu’est le pays-paysage représente pour ceux qui l’habitent une réalité plus complexe qu’un simple enjeu esthétique. Si la composante esthétique ne prime pas dans la représentation paysanne de la terre, rien n’autorise à affirmer qu’elle est inexistante. Simplement, elle est un des éléments constitutifs d’une notion du lieu habité, parmi un faisceau de significations utilitaristes, émotionnelles et même consolatrices.

L’injonction de Roger à séparer de manière étanche les valeurs écologiques (environnement) et les valeurs esthétiques (paysage) peut ainsi conduire à une esthétique anesthésique qui présuppose et à la fois aggrave une certaine insensibilité auditive, olfactive, tactile et imaginative du sujet.181 Les paysages qu’elle invente deviennent des produits

conceptuels élaborés au seuil de l’hémiplégie phénoménologique et ontologique, à laquelle contribue la puissance de l’outil technique dont la société contemporaine dispose. Le paysagiste Michel Corajoud a exprimé cet état de faits, notant que la violence de notre outillage “ n’a plus à négocier son effort avec le site ”. C’est bien cette rupture de “ l’avec ” le site qui devient signe emblématique de la disjonction de l’homme et du monde prônée par l’humanisme radical. Reste alors “ l’extériorité sédimentaire ”, “ l’image sans profondeur qui n’est plus le monde mais sa représentation ”, “ cet air “ posé sur ” ” qui atteste la fracture souvent consommée entre le paysage contemporain et la réalité sensible.182

En deuxième lieu, la réduction du pays à pur signifiant ne résout pas la question de la base objective qui donne l’assise du paysage. Dans quelle mesure, en effet, l’objectivité du pays est-elle véritablement … objective ? Dans quelle mesure l’apparence naturelle du pays n’est-elle pas le résultat d’une patiente négociation entre l’homme et le milieu ? Dans quelle mesure les composantes du pays, cours d’eau, champs, forêts, ne témoignent-elles pas de la présence historique de l’homme ? Autrement dit, dans quelle mesure le pays n’est pas lui-même une idée, un signifié aussi bien qu’un signifiant des rapport entre l’homme et la nature, résultat d’une interaction de long terme fondée sur une confrontation entre culture et nature placée sous le signe de la continuité des deux termes, au cours d’un dialogue historique, souvent rude, engagé avec un milieu perçu tantôt comme extériorité ennemie, tantôt comme altérité amie ? En ce sens, le pays, à l’instar du paysage, n’est pas moins une élaboration culturelle, bien que la culture dont il est question est, dans ce cas, celle de l’habitation plus que la culture esthétique d’une manière particulière de voir.

Il n’est pas davantage clair de savoir ce qu’il faut comprendre de l’expression “ droits du paysage ”, alors que Roger insiste lourdement sur le caractère purement subjectif de la

181 Esthétique anesthésique qu’il faut mettre en rapport avec la “ nature anesthétique ” que A. Roger veut

“ artialiser ” (Alain Roger, Court traité du paysage, Gallimard, Paris, 1997, p. 16, note 1).

182 Michel Corajoud, “ Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent ”, in La théorie du paysage en

construction du paysage. Etrange revendication des droits d’une entité que l’on nous dit inexistante en soi, et qui semble ainsi vouloir esquiver la question de la prise de conscience des devoirs incombant aux seules entités bien réelles, d’après la même théorie, à savoir les hommes qui façonnent les pays où s’objectiveraient les paysages.

Qui, d’ailleurs, est censé définir la charte de ces droits du paysage ? L’exercice pourrait s’avérer piquant de confronter sur ce cahier des charges une délégation constituée par des écologistes de ville qui, pour des raisons probablement plus anthropocentriques qu’ils ne le soupçonnent, réclament la libre circulation du loup et de l’ours dans des terres qu’ils n’habitent pas ; par des défenseurs des chasses, pêches et autres traditions locales, mus moins souvent qu’ils ne le voudraient par la fidélité affichée envers des coutumes traditionnelles dont ils peineraient à en observer la pratique à la lettre ; par des défenseurs de l’esthétique figurative qui, en guise de miroir social ou sociétal, c’est selon, réclament pour la laideur une place à part entière parmi les catégories de la beauté ; par des habitants captifs de cités déprimantes, prisonniers d’avilissantes machines pour habiter, faute de revenus suffisants pour déménager ailleurs ; et, ainsi de suite, par toute une série de représentants plus ou moins légitimes ou légitimés, urbanistes et administrateurs, agriculteurs et éleveurs, sportifs et contemplatifs - à vrai dire tout le monde - qui auraient le droit de dire leurs point de vue au sujet de la configuration esthétique des lieux qu’ils habitent.

Documents relatifs