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L’habitation poétique et l’activité émotionnelle du sujet

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.1. Habitation “ en intelligence ”, habitation poétique ?

2.1.2. L’habitation poétique et l’activité émotionnelle du sujet

La réflexion de Heidegger sur l’habitation apporte un autre éclairage à l’idée de Dardel sur l’intelligence de l’homme avec la Terre. D’après Heidegger, non seulement l’habitation est le trait fondamental de la condition humaine, mais “ la poésie est la puissance fondamentale de l’habitation humaine ”.159 Pour habiter en intelligence, il ne suffirait pas de reconnaître

l’existence de processus mentaux en dehors de l’espèce humaine. Il faudrait aussi concevoir l’activité humaine sans l’amputer des intuitions spéculatives et poétiques que la société contemporaine tend à exclure de sa conception fortement fonctionnaliste de l’habitation.

L’hypothèse mérite attention, même si Heidegger , à vrai dire peu poète lui-même, ne l’a pas développée, se limitant à un exercice sémantique qu’il affectionnait pour rapprocher habitation, poésie et mesure en une équation cryptique : “ mesurer toute l’étendue et la prendre comme mesure, cela s’appelle : être poète ”.160 Malgré une formulation peu heureuse, la

conjecture poétique de Heidegger suggère trois observations en rapport à la question géographique de l’habitation.

En premier lieu, Heidegger invitait à poser comme problème central de l’habitation la question de la mesure de l’homme : est-ce l’homme qui se mesure au monde ou est-ce le monde à être réduit à la mesure de l’homme ? Comme souvent chez Heidegger, on trouve dans ce questionnement l’écho d’un thème caractéristique de la culture grecque, la question tragique de la démesure (hubris) humaine et de la punition (nemesis) que l’homme encourt lorsque ses actions dépassent la dimension qui lui est propre.

Qu’est-ce que, aujourd’hui, la démesure ? Hannah Arendt a répondu à cette question en observant que “ l’homme peut faire, et faire avec succès, ce qu’il n’est pas à même de comprendre et d’exprimer dans le langage humain de tous les jours. ”161 La démesure consiste,

par exemple, en notre incapacité en tant qu’individus à estimer, même grossièrement, les quantités de matière que notre présence sur Terre met en circulation dans le métabolisme planétaire, et en ce que nous sommes mêmes incapables de concevoir de l’échelle de mesure pouvant jauger ces quantités. Heidegger anticipait ainsi la problématique de l’écologisme réformiste contemporain qui gravite implicitement autour de la question de la démesure. Son idée de l’habitation entamait aussi la question politique de la durabilité qui se devine derrière

159 Martin Heidegger, “ ... l’homme habite en poète ... ”, in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958,

pp. 226 et 230.

160 Op. cit., p. 238.

161 Between Past and Future (1954), trad. fr., La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, Gallimard,

une formulation une fois encore peu limpide : “ la mesure [aménageante] n’est pas une science ” et “ réside en ce par quoi elle dure ”.162

En deuxième lieu, la conjecture de Heidegger signale le risque d’amenuisement de notre capacité à percevoir les éléments du monde. Elle encourage à donner une importance égale à l’ensemble des nos facultés cognitives. Une hypothèse poétique de Novalis (1772-1801) éclaire ce point : “ où le monde intérieur et le monde extérieur sont en contact, là est le siège de l’âme. ”163 Selon cette cosmographie abstraite, l’homme vit et habite pleinement lorsqu’il

demeure dans le lieu où, pour ainsi dire, il “ siège ” conjointement au monde extérieur. Inversement, si l’âme est l’agrégat des activités intuitives du sujet, lorsque l’homme n’est pas en contact avec le monde, il est amputé d’une partie de lui-même.

L’analytique du retentissement et l’idée d’une poétique de l’habitation engagent une anthropologie, un modèle de l’homme, qu’une perspective purement rationaliste de l’intelligence ne saurait satisfaire. Qu’est-ce que ce modèle anthropologique ? Une version grossière devra suffire ici, puisque un traitement plus rigoureux demanderait de démêler avec soin la stratigraphie conceptuelle de notions aussi problématiques que celles d’entendement, d’imagination ou d’intuition.164 Le modèle anthropologique de l’habitation poétique consiste en

une matrice neuro-cognitive d’état de l’activité mentale du sujet distinguant les facultés rationnelles de l’esprit des facultés empathiques de l’âme. La fonction cognitive des facultés rationnelles (la sensation, l’imagination structurante, la raison) est de distinguer, de diviser, de spécifier et de classer les matériaux de la perception. La fonction cognitive des facultés “ esthésique ”165 (l’empathie, l’imagination intuitive et l’émotion) consiste à relier, à faire

résonner entre eux, à unifier les matériaux de la perception et le sujet lui-même.

En troisième lieu, la conjecture poétique de Heidegger aide à montrer que l’insistance sur l’agencement rationnel de la pensée occulte l’élan initial que la “ sympathie ” avec les phénomènes imprime sur l’activité cognitive. La pensée scientifique elle-même donne de belles illustrations du rôle de l’intuition et de l’imagination créatrice dans la découverte. Albert Einstein, par exemple, entre rêverie et clairvoyance, guidé dans un Gedankenexperiment par l’intuition d’une phénoménologie imaginaire, se voyait chevaucher des ondes de lumière. De ces explorations mentales, il tirait des indications pour rationaliser la description du comportement de l’électromagnétisme. Malgré l’irrationalité implicite à l’exercice des facultés

162 Martin Heidegger, “ ... l’homme habite en poète ... ”, in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958,

pp. 234-235.

163 Novalis “ Pollens ”, aphorisme n° 19, in Oeuvres complètes, I, Gallimard, Paris, 1975, p. 358.

164 Le schéma est en grande partie emprunté à Hannah Arendt, La vie de l’esprit, 1, La pensée (1978),

trad.. fr., PUF, Paris, 1981, p. 89, voir aussi p. 29.

165 Nous utilisons le néologisme “ esthésique ” pour éviter toute confusion que le terme “ esthétique ” pourrait

engendrer par la réduction du champ sémantique que l’usage contemporain impose à l’idée d’une esthétique restreinte à la problématique du goût et de la production artistique. “ Esthésique ” est à entendre comme généralisation incluant toutes les facultés cognitives mues par cet “ ensemble de modifications physiologiques provoquées dans les organes sensoriels du sujet ” par “ la portion de réalité qui constitue un objet ”, ensemble que Luis Prieto désignait par le terme “ aisthesis ” (Pertinence et pratique, Editions de Minuit, 1975, p. 88).

esthésiques, le modèle anthropologique de l’habitation poétique invite à ne pas leur imputer d’emblée des connotations négatives et s’inscrit à contre-courant de la tendance, fortement ancrée dans la pensée moderne, à dévaloriser l’activité émotionnelle du psychisme.166

L’étude que Jean-Paul Sartre (1905-1980) a consacrée à l’émotion montre qu’il serait erroné de négliger l’importance des facultés émotives pour rendre compte de la présence au monde du sujet.167 Entre le sujet ému et l’objet qui émeut s’établit “ une synthèse indissoluble ”.

Le sujet ému ne peut se replier totalement sur soi-même puisque “ la conscience change de corps ”.168 Sartre affirmait que la conscience “ ne se connaît que sur le monde ” et que, par

l’émotion, le sujet saisit sur l’objet “ quelque chose qui le déborde infiniment ”. Du reste, la conscience de l’objet “ ne serait pas si absorbante si elle n’appréhendait sur l’objet que l’exacte contrepartie de ce qu’elle est ”.169

L’activation des facultés émotionnelles est donc indispensable pour que le sujet s’aperçoive de l’épaisseur ontologique du monde extérieur et pour accroître les contenus de sa conscience. Sartre en conclut que l’émotion est “ un mode d’existence de la conscience, une des façons dont elle comprend son “ être-dans-le-monde ”.170

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