• Aucun résultat trouvé

L’enfant Marcel Pagnol et le pays d’Aubagne

2. La conjonction mentale de l’homme et du monde : éléments pour une géopoétique de l’habitation

2.2. L’empreinte du pays et l’imprégnation du sujet : études de cas

2.2.1. L’enfant Marcel Pagnol et le pays d’Aubagne

La résonance, en revanche, est affaire de dilatation. L’instant inaugural du retentissement se déploie sur plusieurs plans de l’existence du sujet. Longtemps après l’impact originaire, l’expérience première du retentissement émouvra encore la surface “ exubérante ” de l’esprit, résonant de l’unité d’être qui, dans l’instant du retentir, s’établit entre le sujet et l’objet.190

Que peut-on répondre aux questions naïves : qu’est-ce qui retentit ? qu’est-ce qui résonne ? Deux compléments d’objet direct sont possibles. Indiscutablement, c’est le sujet qui, dans son âme et son esprit, retentit et résonne. Mais, quel est le rôle du phénomène extérieur à défaut duquel il n’y aurait ni retentissement ni résonance ? Le sujet du retentissement est-il double ? Le naturaliste et le culturaliste se renverront la question. Sans l’homme, la question même du retentissement n’a pas d’objet. Sans les éléments du monde, l’homme n’est que monologue.

A la lecture phénoménologique de la question “ qu’est-ce qui retentit ? ”, l’anthropologie apporte l’éclairage de la dimension du sacré. Mircea Eliade a bien noté la place proprement centrale que le lieu occupe dans le phénomène du sacré. A l’opposé de l’espace profane qui, selon Eliade, se caractérise par son homogénéité, l’espace sacré coïncide avec une discontinuité dans le tissu du monde : “ il présente des ruptures, il y a des portions d’espaces qualitativement différents des autres ”.191 C’est à travers ces seuils hétéronomiques ouverts dans la continuité du

réel que les lieux se chargent d’une signification hiérophanique et que, littéralement, ils manifestent le sacré. Le différentiel ontologique qui habite ces lieux en fait des points fixes, des axes fondamentaux de l’orientation cosmographique auxquels l’individu se réfère pour donner du sens à son être au monde.

Le retentissement aux éléments de la terre présuppose aussi la non homogénéité du monde. Les lieux retentissants se distinguent à cause de l’influence exceptionnelle qu’ils produisent sur l’esprit de ceux qui les habitent. Une “ plus-value ” ontologique les investit d’une épaisseur idiographique hautement significative pour le sujet retentissant. Les lieux se font alors points d’ancrages physiques et symboliques où espace et mémoire s’entremêlent, véritables centres du monde, axis mundi qui acquièrent valeur capitale d’orientation pour la vie du sujet. En voici quelques exemples.

2.2. L’empreinte du pays et l’imprégnation du sujet : études de cas

2.2.1. L’enfant Marcel Pagnol et le pays d’Aubagne

190 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 4e éd., PUF, Paris, 1964, pp. 6-7 et 173.

191 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, chapitre premier, “ L’espace sacré et la sacralisation du Monde ”,

Gallimard, Paris, 1965, pp. 26ff. L’analyse de l’espace sacré d’Eliade concerne les sociétés dites traditionnelles ou archaïques. L’historien des religions s’est toutefois empressé de souligner que, malgré la désacralisation du monde contemporain, les hommes ne vivent jamais dans des espaces totalement profanes.

Les souvenirs d’enfance que nous a livrés Marcel Pagnol font une place d’exception à l’arrière-pays de Marseille où, l’été, il passait les vacances avec les siens. Le sentiment qu’il conçut de ces lieux se confondra dans son souvenir avec l’expérience des plus beaux jours de sa vie. La force que cette matière géographique a exercée sur l’âme de l’enfant Pagnol est telle que le recours au terme d’empreinte semble justifié. Voici le cœur de son récit.

Un beau jour de juillet, après la longue attente qui précédait les vacances, le moment vint de charger la charrette du paysan venu en ville pour l’amener, avec sa famille, vers le pays d’Aubagne. Il allait passer l’été dans une maisonnette sise à l’orée de la garrigue. A la sortie du dernier hameau aux abords des collines, le pays, dans le souvenir de Pagnol, s’ouvrit à son regard et à son cœur d’enfant pour lui laisser une impression indélébile.

“ Nous sortîmes du village. Alors commença la féerie et je sentis naître un

amour qui devait durer toute ma vie.

Un immense paysage en demi-cercle montait devant moi jusqu’au ciel : de noires pinèdes séparées par des vallons allaient mourir comme des vagues au pied de trois sommets rocheux.

Autour de nous, des croupes de collines plus basses accompagnaient notre chemin, qui serpentait sur une crête entre deux vallons. Un grand oiseau noir, immobile, marquait le milieu du ciel, et de toutes parts, comme d’une mer de musique, montait la rumeur cuivrée des cigales. Elles étaient pressées de vivre, et savaient que la mort viendrait le soir. ”192

Au retentissement de l’âme, à l’élan topophile immédiat, s’ajoute le sentiment d’appartenir au pays que le jeune Pagnol découvre en apprenant son apparentement au lieu qui l’impression tant.

“ - Moi, dis-je, je suis né à Aubagne.

- Alors, dit le paysan, tu es d’ici.

Je regardai ma famille avec fierté, puis le noble paysage avec une tendresse nouvelle. ” 193

Le sentiment d’appartenance nourrit ainsi le bonheur que procure l’identification avec quelque chose de grand et d’admirable. Le pays devient socle du sens de l’identité. Le jeune Pagnol s’y retrouve, heureux de s’identifier à quelque chose de si grand et admirable. Quand,

192 Marcel Pagnol, La gloire de mon père (1957), Editions de Fallois, Paris, 1988, p. 87. 193 Op. cit., p. 88.

l’année suivante, l’enfant reviendra sur les lieux pour y passer un deuxième été, l’écrivain se souvient : “ je posais mes sandales dans les pas de l’année dernière, et le paysage me reconnaissait ”.194 Et, devant un beau figuier qui pousse à proximité d’un jas des environs, la

reconnaissance s’exprime par des marques affectives :

“ Je serrai le tronc dans mes bras, sous le bourdonnement des abeilles qui

suçaient le miel des figues ridées, et je baisai sa peau d’éléphant en murmurant des mots d’amitié. ”195

La topophilie de Pagnol trouve dans l’élément végétal ce qui matérialise, pour ainsi dire, la personnification du pays. Lorsque, pour la première fois, il parcourt les collines, alors qu’il ne connaît pas le nom des arbres qu’il rencontre, il affirme les aimer déjà. Doit-on voir dans ce “ déjà ” une hypothèse pour l’analyse des structures cognitives du retentissement ? Dans quelle mesure le sujet retentit-il parce qu’il est “ pré-empreint ” ? Bachelard parlerait d’une instance d’ontologie directe. Pour reprendre les termes de Ritter, le pays d’Aubagne ne se présente pas à la vue de l’enfant comme objet de connaissance (Kenntniss), mais se donne à lui comme entité de reconnaissance (Er-Kenntniss) (cf. supra, section 1.7.4).

Pagnol n’utilise pas le mot beau dans ces pages. Sa perception du paysage déborde la dimension du regard et ne saurait cadrer avec la réduction esthétique au visuel prônée par le culturalisme étroit. Le paysage de Pagnol résonne des sensations de l’immensité. Le sens de la force vitale qui s’en dégage élève le pays au rôle d’école de l’être au monde. Pour rehausser cette signification, on est tenté de dire cosmique, l’écrivain Pagnol recourt au vitalisme de l’image océanique des pinèdes-vagues venant s’éteindre au pied des sommets rocheux, matière géologique emblématique de l’immensité immobile. La mention de la mort qui, le soir même, emportera la vie éphémère des cigales, suggère le caractère instantané de l’imprégnation, sorte de point zéro de la vie de l’individu s’empreignant du génie du lieu.

L’enfant et l’écrivain Pagnol se mesurent aux éléments non humains du monde. Ils trouvent dans cette matière les bornes pour estimer l’immensité et l’instantanéité. Plus que d’esthétique, et plus que de phénoménologie, il est ici question d’ontologie, gain de l’épaisseur d’être qui se produit dans le cosmodrame de l’homme et du pays.196

Dans les collines d’Aubagne, l’enfant Pagnol connaît l’habitation heureuse. Le mot “ beau ” apparaît alors dans sa prose. Mais son sens est davantage lié au bonheur d’habiter qu’à la beauté du paysage, et il va bien au delà d’une connotation étroitement esthétique.

194 Marcel Pagnol, Le temps des secrets, 1960, Le livre de poche, Paris, p. 9. 195 Op. cit., p. 9.

196 Gaston Bachelard, “ La dynamique du paysage ”, in Le droit de rêver, PUF, Paris, 1970, p. 71 (cf. infra,

“ Alors commencèrent les plus beaux jours de ma vie. [...] En me couchant, à

demi conscient, je décidais chaque soir de me réveiller à l’aurore, afin de ne pas perdre une minute du miraculeux lendemain. Mais je n’ouvrais les yeux que vers sept heures, aussi furieux et grommelant que si j’avais manqué le train. ”197

A la question “ la matière géographique est-elle passive ? ’’, le culturalisme radical répond naturellement par l’affirmative. Mais la force des impressions relatées par Pagnol s’accommode mal de ce point de vue. Le sujet géophile ne peut s’empêcher de rétorquer que c’est bien cette matière géographique à permettre la dynamisation, la mise en éveil de l’enfant qui se reproche avec colère d’avoir “ manqué le train ”, de ne pas avoir eu la force de caractère et la promptitude d’esprit nécessaires pour bénéficier du surplus d’être immanent au miraculeux lendemain que le lieu lui aurait pourtant offert. Le beau se confond ici avec le bien. Et c’est cette coïncidence que la lecture purement culturaliste des paysages manque, coupant le lien du paysage et du pays, réduisant le paysage à pure catégorie de l’utilité esthétique.

Notons enfin une hypothèse psychologique formulée par Bachelard qui trouve écho dans la topophilie végétale de Pagnol : “ de l’enfance on reçoit une conscience de racine. Tout l’arbre de l’être s’en réconforte ”.198 Plus qu’une métaphore, nous avons là un témoignage de l’unité de

l’homme et du monde. Un élément du paysage devient modèle pour ressentir et imaginer une modalité de notre être au monde. Dans cette matière, l’individu trouve un support symbolique à des valeurs d’exemplarité capables de le conforter dans ses épreuves. Ainsi, la vitalité du bourgeonnement qui se renouvelle dans la terre, la force d’une substance lignée qui, avec le temps, s’épaissit. Ainsi la verticalité qui, par l’ancrage des racines, supporte l’adversité des orages de l’existence, la majesté et la sagesse de l’ancienneté, le repos et la tranquillité que dispensent l’abri des frondes et leur murmure. Dans l’image de l’être-arbre, nous reprenons contact avec le monde.

Documents relatifs