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UNE PRÉSENTATION DE L’ÉTAT DU DROIT

Section 3 Un mécanisme implicite d’objectivation de la norme

L’objectivation de la norme procède d’un processus différent lorsqu’elle est implicite. Dans ce cas, la poursuite par le requérant d’un mode de vie rom, autochtone ou tribal n’est pas qualifiée de « droit » ou « d’obligation », mais représente l’objectif

148 Convention européenne des droits de l’homme, article 8 préc., note 136. 149 C.D.H., Observation générale no23, préc., note 143, § 3(2).

des mesures spéciales adoptées par l’organe juridictionnel. La référence à une protection des modes de vie minoritaires ou autochtones est alors indirecte.

La Cour interaméricaine des droits de l’homme utilise un tel mécanisme. Par exemple, elle reconnaît aux communautés autochtones un droit collectif de propriété sur leurs territoires ancestraux151 ou sur les ressources naturelles présentes sur celui-ci et « essentielles à la poursuite de leurs modes de vie »152, un droit à une vie digne153 ou un droit au consentement préalable, libre et éclairé154. Ces différents droits affectent favorablement la poursuite du mode de vie de la communauté autochtone ou tribale requérante, cette préservation représentant un objectif juridique sous-jacent et recherché par la Cour.

Par exemple, en complément du droit collectif de propriété des territoires ancestraux, la Cour reconnait, dans l’affaire Saramaka people v. Suriname, du 28 novembre 2007, le droit de jouir et d’utiliser les ressources naturelles qui se situent sur ce territoire et qui sont essentielles au mode de vie de la communauté. L’objectif de ces mesures spéciales est de garantir au peuple Saramaka la possibilité de maintenir son mode de vie, son identité, sa structure sociale, son système économique, ses coutumes, croyances et traditions. La Cour l’indique clairement:

« […] the right to use and enjoy their territory would be meaningless in the

context of indigenous and tribal communities if said right were not connected to the natural resources that lie on and within the land. That is, the demand for collective land ownership by members of indigenous and tribal peoples derives from the need to ensure the security and permanence of their control and use of the natural resources,

151 The Mayagna (sumo) Awas Tingni community v. Nicaragua, requête n°11577, arrêt, (31 août 2001) Cour I.D.H., en ligne : http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_79_ing.pdf.

152 Saramaka People v. Suriname, requête n°12338, arrêt, (28 novembre 2007) Cour I.D.H., en ligne : http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_172_ing.pdf.

153 Comunidad Indigena Yakye Axa v. Paraguay, requête n°12313, arrêt, (17 juin 2005) Cour I.D.H., en ligne : http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_125_ing.pdf, § 168.

154 « […] members of tribal and indigenous communities have the right to own the natural resources they have traditionally used within their territory for the same reasons that they have a right to own the land they have traditionally used and occupied for centuries. Without them, the very physical and cultural survival of such peoples is at stake. Hence the need to protect the lands and resources they have traditionally used to prevent their extinction as a people. That is, the aim and purpose of the special measures required on behalf of the members of indigenous and tribal communities is to guarantee that they may continue living their traditional way of life, and that their distinct cultural identity, social structure, economic system, customs, beliefs and traditions are respected, guaranteed and protected by States », Saramaka People v. Suriname, préc., note 152, § 121 [c’est nous qui soulignons].

which in turn maintains their very way of life. This connectedness between the territory and the natural resources necessary for their physical and cultural survival is precisely what needs to be protected under Article 21 of the Convention in order to guarantee the members of indigenous and tribal communities’ right to the use and enjoyment of their property. From this analysis, it follows that the natural resources found on and within indigenous and tribal people’s territories that are protected under Article 21 are those natural resources traditionally used and necessary for the very survival, development and continuation of such people’s way of life »155.

La protection juridique d’un mode de vie autochtone est un objectif à atteindre pour la jurisprudence de la Cour, même si elle ne l’affiche pas d’emblée. Avoir recours à la reconnaissance de la propriété collective des territoires ancestraux pour protéger un mode de vie autochtone ou tribal est une garantie supplémentaire, gage de sécurité juridique, puisque l’accès à la terre est un élément majeur de la poursuite des modes de vie autochtones, en raison de la relation particulière que ces peuples entretiennent avec elle. A contrario, protéger les modes de vie autochtones et tribaux, sans donner d’assise juridique solide à l’accès à la terre peut avoir des effets très limités. En contexte autochtone, l’absence d’accès à la terre peut fragiliser le mode de vie, bien qu’il puisse en partie se perpétuer sans cet élément, celui-ci ne se réduisant pas à la relation au territoire. Corrélativement, les mesures imposées par la Cour se fondent sur l’existence d’un mode de vie dit « distinct ». La relation entre ce concept et les mesures adoptées est donc évidente. Par conséquent, l’approche de la Cour interaméricaine a le mérite de créer une protection renforcée.

Le recours à un mécanisme implicite d’objectivation obscurcit cependant l’émergence de la norme, dans le sens où celle-ci n’est pas d’emblée discernable. Néanmoins, la volonté de trancher en faveur de son existence est tout aussi forte. La mise en œuvre de la protection peut être autant, voire plus efficace, que dans le cas où l’émergence est explicite.

Trois raisons justifient le recours à un tel mécanisme implicite : le pragmatisme des juges, la préservation de leur légitimité et le conditionnement de la requête par les requérants eux-mêmes. En effet, le raisonnement de la Cour interaméricaine est un peu différent de celui de son homologue européenne ou de celui du Comité. La protection des modes de vie autochtones et tribaux ne passe pas

par la reconnaissance d’un droit, mais par la consécration d’éléments essentiels et concrets, comme le droit de propriété collectif, autant d’outils efficaces pour que ces modes de vie puissent s’épanouir. Ainsi, à la différence des deux autres organes, qui ont davantage tendance à considérer les normes déjà établies pour résoudre le problème qui se présente à eux, la Cour interaméricaine privilégie la réalité du requérant et développe ensuite un raisonnement juridique, qui apporte une réponse en droit à cette réalité, à travers les droits consacrés. En outre, les enjeux sont grands en Amérique, dans la mesure où des communautés autochtones actives sont présentes au sein de chaque État et sont en processus d’affirmation de leurs revendications. Leur attribuer directement un droit au respect des modes de vie comporte donc le risque, pour les juges, de perdre leur légitimité auprès des États. Enfin, les requérants ne revendiquent pas directement un droit à leur propre mode de vie au sein de leurs requêtes, mais recherchent en premier lieu des droits au territoire et aux ressources naturelles, ce qui oriente la marge de manœuvre dont dispose les juges pour statuer.

Par conséquent, le choix du mécanisme d’objectivation de cette norme dépend, a priori, du contexte politique dans lequel s’inscrivent les questions minoritaires ou autochtones et au sein duquel se situe la juridiction. Il est aussi fonction de la philosophie juridique privilégiée par celle-ci, à savoir positiviste ou plus dogmatique. Il en résulte une manière différente, pour les organes juridictionnels, de signifier l’émergence de normes nouvelles – explicite pour la Cour européenne et le Comité des droits de l’homme et implicite pour la Cour interaméricaine.

En somme, les indicateurs de l’émergence du droit au respect des modes de vie minoritaires ou autochtones sont de quatre ordres. Le premier se manifeste par l’expression ou l’affirmation de revendications, qui s’extériorisent par le dépôt de requêtes, la production de mémoires et de moyens par des requérants minoritaires ou autochtones, sur la scène judiciaire156. Le second indicateur porte sur la réceptivité

156 Par exemple, lorsque la communauté Awas Tingni du Nicaragua revendique, devant la Cour interaméricaine, la reconnaissance de son droit collectif de propriété sur ses terres ancestrales ou lorsqu’un membre de la communauté rom revendique l’autorisation d’aménager le terrain dont il est propriétaire pour s’y installer et y vivre selon sa tradition.

des juges et des experts. L’expression de revendications est toutefois insuffisante pour générer à elle seule une norme juridique positive. Encore faut-il qu’elle soit accueillie favorablement par une autorité juridique ayant la capacité de produire du droit. En l’espèce, cette autorité est représentée par les juges des systèmes régionaux de protection des droits de l’homme et par les experts du Comité des droits de l’homme. Le troisième indicateur consiste en l’adaptation du droit aux problématiques minoritaires ou autochtones, à travers la création d’obligations ou d’objectifs juridiques nouveaux pour les États. On peut remarquer à cet égard que le mécanisme d’objectivation de la norme est explicite ou implicite selon les systèmes juridiques. Enfin, le contexte législatif et politique supranational représente le dernier indicateur de l’émergence du droit au respect des modes de vie minoritaires et autochtones.

De tout cela résulte une transformation du droit qui provient de l’activisme des communautés minoritaires et autochtones dans l’objectif de faire valoir leurs intérêts et du degré d’attention portée par les professionnels de la justice, notamment les juges, aux questions identitaires. Nous avons noté que le contrôle de l’État sur cette émergence était mesuré. S’exerce-t-il de manière aussi limitée en ce qui a trait à la définition du caractère juridique de la norme ? Concentrons-nous maintenant sur cet aspect, afin d’évaluer quels sont les effets de la décentralisation de l’émergence des normes sur leur juridicité.

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E CARACTÈRE JURIDIQUE DU DROIT AU RESPECT DES MODES

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