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LA SIGNIFICATION DE LA NORME JURIDIQUE

ROMS , TRIBAUX ET AUTOCHTONES

Le concept de mode de vie et la norme qui en résulte sont initialement revendiqués par les requérants, de façon directe dans le cas des Roms et des Samis ou indirecte dans le cas des peuples autochtones et tribaux des Amériques. Ces derniers conçoivent et expriment leurs identités de façon holistique, c'est-à-dire dans leur globalité et en établissant une interrelation entre identité, culture, territoire, mode de vie et spiritualité. De ce fait, les requêtes déposées ont nécessairement un lien avec la protection des modes de vie minoritaires ou autochtones, quand bien même on ne se réfèrerait pas explicitement au concept.

Afin d’analyser le discours des requérants et de comprendre quelles sont leurs attentes, nous allons d’abord rechercher l’intérêt que représente pour eux l’utilisation du concept de mode de vie (Section 1). Ensuite, nous présenterons leurs visions du sens de la norme en résultant, ainsi que son étendue (Section 2). Les points de vue des peuples sur lesquels cette analyse se fonde ont été identifiés à partir des arguments et moyens qu’eux ou leurs avocats ont soumis à l’un des trois organes de règlement des différends dont la jurisprudence est examinée ici366.

Section 1 : L’intérêt du recours au concept de mode de vie pour les requérants roms, tribaux et autochtones

Les requérants roms ont eux-mêmes introduit le concept de mode de vie devant la Cour européenne des droits de l’homme. Un juge de la Cour participant aux entrevues le confirme : « si ce terme était employé [par les juges] dans Chapman, c’est certainement parce qu’il faisait partie des observations du requérant. C’était cela

366 Cette analyse se fonde principalement sur les points de vue des requérants et de leurs avocats, tel que ceux-ci apparaissent au sein des décisions rendues par les différentes juridictions, en particulier dans la partie de ces jugements qui rappelle les moyens des requérants. Nous avons également consulté, mais de manière accessoire et non systématique, les documents de certaines organisations non gouvernementales représentant ces peuples ou défendant leurs intérêts, via leurs sites internet.

le caractère central de la requête »367. Devant la Cour interaméricaine ou le Comité des droits de l’homme, les requérants autochtones fondent leur discours sur le territoire ou la culture, concepts qu’ils conçoivent de manière étendue, ce qui est également propre à intégrer celui de mode de vie. D’ailleurs, y recourir présente plusieurs intérêts.

Son intérêt initial repose sur son caractère englobant, provoquant une prise en compte des interconnexions entre les pratiques, la culture, l’identité, la tradition et le territoire lorsque cet élément est essentiel. Le concept de mode de vie paraît dépasser, sans les éliminer, les dimensions culturelle et traditionnelle souvent associées à l’identité pour y inclure une dimension sociale, territoriale, contemporaine et permettre l’inclusion de valeurs et de conceptions particulières et pluridimensionnelles. Dans le cas des Roms nomades ou semi-nomades, il permet d’associer, d’une part, les besoins en termes de logement adéquat – autrement dit, en matière de création d’espaces de stationnement –, d’autre part, l’expression d’une identité culturelle et d’une réalité sociale spécifiques368, mais aussi un mode de vie transformé. Dans le cas des peuples autochtones, il allie culture et territoire369.

Il en résulte une extension et une confusion possible des concepts de mode de vie, de territoire et de culture, source de réalisme. Par exemple, le concept de culture utilisé à l’article 27 du Pacte relatif aux droits civils et politiques chevauche, lorsqu’il s’applique aux autochtones, ceux de mode de vie, de territoire et de spiritualité. Selon les requérants Maoris, « la pêche est un aspect fondamental de leur culture et de leur religion »370. Elle est profondément reliée à l’identité collective de ce peuple et individuelle de chaque Maori, d’où sa quasi « sacralité » et l’importance de l’impact

367 Entrevue 2, p. 1.

368 CENTRE EUROPÉEN POUR LES DROITS DES ROMS, Commentaires écrits dans les affaires Chapman c. Royaume-Uni, Thomas and Jessica Coster c. Royaume-Uni, John and Catherine Beard c. Royaume- Uni, Jane Smith c. Royaume-Uni et Thomas Lee c. Royaume-Uni, 2001, § 5 et 6, en ligne : http://www.errc.org/Archivum_index.php (consulté le 03 février 2010) ; ORGANISATION POUR LE SÉCURITÉ ET LA COOPÉRATION EN EUROPE, Report on the situation of Roma and Sinti in the OSCE Area, 2000, en ligne : http://www.osce.org/documents/hcnm/2000/03/241_en.pdf (consulté le 03 février 2010), p. 95-127.

369 Voir l’association proposée par ces peuples et validée par les experts du Comité entre droit à sa culture propre et territoire.

que le non-respect des pratiques de pêche maories peut produire. Un requérant indique, par exemple :

« Dans l'idiome maori, le mot "taonga", lorsqu'il est employé dans le contexte de la pêche, signifie ressource, source de nourriture, occupation, et source de biens pour l'échange de présents, et s'inscrit dans la relation complexe existant entre les Maoris et leurs terres et eaux ancestrales. Dans le contexte de la pêche, le taonga dénote une vision qui s'étend au passé, englobant 1 000 ans d'histoire et de légende, et se confond du point de vue mythologique avec les concepts de dieux et de taniwha ainsi que de tipuna et de kaitiaki. Le taonga se perpétue dans le temps par-delà les changements dans l'occupation des zones tribales et dans la propriété des ressources, fondant en un tout - englobant tout ce qui est vivant et non vivant - la terre, les eaux, les cieux, les animaux, les plantes et le cosmos lui-même dans leur totalité. […] S'agissant de la pêche, le taonga crée des relations entre l'individu et la tribu, les poissons et les zones de pêche, non seulement en termes de propriété ou d'appartenance, mais aussi du point de vue de l'identité personnelle ou tribale, des liens du sang et de la généalogie, et de la vie spirituelle. Cela signifie qu'une "atteinte" à l'environnement ou aux pêches peut être ressentie personnellement par un Maori ou une tribu maorie, et c'est non seulement l'être physique, mais aussi le prestige, les émotions et le mana qui en pâtissent.

Le taonga de la pêche à l'instar d'autres taonga est une manifestation de la conception physico-spirituelle complexe que les Maoris ont de la vie et des forces de la vie. Il est non seulement une source de bienfaits économiques, mais aussi un fondement de l'identité personnelle, un symbole de stabilité sociale et un réservoir de force émotionnelle et spirituelle. »371.

Il met en évidence l’étendue des interrelations ainsi que l’importance réelle, pour les requérants, du respect de leurs conceptions propres. En outre, le concept de mode de vie est directement associé, par les requérants, à ceux de culture et de pêche, démontrant ainsi leur croisement372. Le point de vue de George Howard peut aussi

illustrer le décloisonnement à l’œuvre et permettre une meilleure compréhension des conceptions autochtones. Membre de la Première Nation de Hiawatha, qui se situe au sein de la province canadienne de l’Ontario, il déplore l’impossibilité d’exercer individuellement ou avec d’autres membres de sa communauté les droits de pêche qui sont liés à son statut d’autochtone, et ce, sur l’ensemble du territoire ancestral de la communauté, c’est-à-dire au-delà du territoire de la réserve. Selon lui, cette impossibilité met en péril la survie culturelle, spirituelle et sociale de sa communauté. Partant, il associe culture et spiritualité pour remettre en cause l’accès au territoire tel

371 Id., § 8.2. 372 Id., § 6.2.

qu’il est défini par la loi canadienne et le système de réserves établi par l’État373. De plus, outre les croyances et les activités économiques traditionnelles, il met en évidence l’importance de la forme de l’établissement qui, selon lui, est attachée à son mode de vie. Le fait d’être contraint à la sédentarité, en raison de l’établissement par le Canada d’un système de réserves fondé sur un confinement spatial limitant l’accès aux territoires ancestraux, va selon George Howard à l’encontre du mode de vie de sa communauté, fondé sur la chasse et le piégeage. Le concept se réfère alors à une définition de la vie sur le territoire et à un fonctionnement social374. Par ailleurs, afin de mettre en évidence l’enjeu que comporte la possibilité d’exprimer leurs modes de vie, les requérants autochtones vont jusqu’à manifester nettement l’existence du lien entre celui-ci et leur propre vie, si bien que dans certaines espèces, l’atteinte à la pratique du premier est assimilée à la violation du droit à la vie ou du droit à des traitements humains. Devant le Comité des droits de l’homme, le chef Bernard Ominayak de la bande du lac Lubicon, en Alberta du nord (Canada), établit deux liens intéressants. D’une part, il expose la relation entre l’exploitation, par des compagnies privées autorisées par l’État, des ressources pétrolières et gazières se situant sur le territoire de la bande et l’impossibilité pour les membres de sa communauté d’exercer leur mode de vie. D’autre part, Bernard Ominayak établit un rapport entre cette exploitation et la dégradation de la santé, voire le décès, de nombreuses personnes de la bande, dus à la destruction de l’environnement375.

La large portée de ce concept lui donne un second intérêt, qui est le vaste potentiel qu’il contient en termes d’accueil des diverses « micro-réalités ». Il dispose d’une capacité d’intégrer des réalités hétérogènes, ouverture essentielle, puisque les peuples autochtones et minoritaires du monde n’ont pas un vécu homogène. Au sein des Amériques, le concept lui-même n’est pas directement employé, mais sa signification englobante est toute aussi présente. Dans toutes les affaires tranchées par

373 George Howard c. Canada, communication n°879/1999, (04 août 2005) C.D.H., en ligne : http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/(Symbol)/a981f075b1aa655ec1257068004b2140?Opendocument (consulté le 22.09.08), § 3.2.

374 Le chef Bernard Ominayak et la bande du lac Lubicon c. Canada, préc., note 144, § 23.2

375 Id., § 16.2 et 16.4. Cette communication est similaire, dans la revendication et dans l’ampleur de l’impact des atteintes sur la vie des communautés, aux affaires Moiwana Village v. Suriname, préc., note 209 et Comunidad Indigena Yakye Axa v. Paraguay, préc., note 153.

la Commission ou par la Cour interaméricaine, les requérants autochtones démontrent qu’ils disposent de « caractéristiques sociales, culturelles et économiques différentes des autres parties de la communauté nationale, incluant une relation spécifique avec leurs territoires ancestraux »376. Cette déclaration expose à l’observateur extérieur la relation entre culture, économie, territoire et société. Les Roms, quant à eux, revendiquent souvent, devant la Cour européenne, un mode de vie qu’ils présentent en lien direct avec la tradition du voyage, mais qui est aussi adapté à la réalité contemporaine, dans la mesure où ils revendiquent le droit de s’établir sur des territoires privés tout en continuant à vivre en caravane377.

Cette ouverture comporte cependant un inconvénient, puisque certains requérants associent leur manière de faire et de concevoir la vie à celle de leur communauté d’appartenance toute entière. Il en résulte une prise en compte subjective, reposant sur la réalité d’un individu dont la perspective peut ne représenter qu’une minorité de membres. Par exemple, seuls les Roms nomades ou semi- nomades se perçoivent et sont perçus par les juges comme disposant d’un mode de vie « distinct » et susceptible d’être protégé. Aucun Rom ne revendique devant la Cour un mode de vie lié uniquement à des valeurs spécifiques ou à un ressenti. De fait, aucune décision ne s’attache à la situation de Roms sédentaires vivant au sein de logements identiques à ceux de la majorité. En droit, cette réalité semble ne pas exister. On peut alors se demander si, dans l’éventualité où elle était plaidée, les juges reconnaîtraient un droit au mode de vie rom ou non. N’associeraient-ils pas la sédentarisation à un abandon de ce mode de vie, résultant à l’impossibilité d’exercer ce droit ?

Nous constatons ainsi que la compréhension du concept de mode de vie s’arrête souvent à l’existence de signaux objectivés, tangibles et concrets, marqueurs de différences, alors qu’il comporte également des éléments invisibles ou inexprimés, appartenant à la sphère du symbolique et du « ressenti » de l’individu. Ce constat soulève les risques, pour un observateur extérieur tel que le juge, de restreindre un

376 Moiwana village v. Suriname, préc., note 209 ; Comunidad Indigena Yakye Axa v. Paraguay, préc., note 153 ; Sawhoyamaxa Indigenous Community v. Paraguay, préc., note 196 ; Saramaka People v. Suriname, préc., note 152, § 78-84 et 86.

mode de vie à ces signaux tangibles – tels que le nomadisme ou la pratique d’une activité traditionnelle – et de consacrer une protection juridique adaptée au cas d’espèce en présence, mais décalée par rapport à la réalité d’autres membres de la même communauté378. Par exemple, certains autochtones adhèrent à une vision plus traditionnaliste de leur mode de vie379. Bien que leur objectif soit souvent stratégique, sachant qu’en droit, la différence est un fondement essentiel de la reconnaissance d’un traitement spécifique, l’image authentique qu’ils mettent alors en exergue peut avoir tendance à renforcer le caractère « distinct » et, en cela, figer ou essentialiser l’identité de l’ensemble du groupe. D’autres autochtones ont, au contraire, un point de vue différent. Ils affichent simultanément le profil de leur mode de vie transformé par le temps380 et la vivacité du caractère spécifique de celui-ci. Les requérants ont une

maîtrise de l’image qu’ils veulent donner de leur propre identité et insistent parfois volontairement sur une facette de celle-ci plutôt que sur une autre.

Nous observons ainsi dans leurs discours le caractère englobant de revendications initialement fondées sur le droit à sa propre vie culturelle, à son territoire, à sa vie privée et familiale ou à son domicile, mais élargies pour inclure le concept de mode de vie381. Aussi, bien que celui-ci ne soit pas toujours directement exprimé, il n’est pas pour autant absent du discours des requérants. La question qui se pose à cet égard consiste à savoir comment il est possible de se saisir juridiquement des questions identitaires de manière appropriée, c’est-à-dire en respectant la réalité hétérogène. Comment le droit peut-il élaborer un régime juridique fondé sur la mise en œuvre d’un traitement spécifique, mais uniforme pour tous les membres d’une même communauté, sans que celui-ci soit inapproprié à l’égard d’un certain nombre ?

378 Concernant le peuple Rom, par exemple, l’accent est mis sur le nomadisme ou le semi-nomadisme – voir à ce titre le rapport de l’O.S.C.E. et celui du Comité européen pour les droits des Roms – alors que cette pratique ne touche qu’une minorité de membres. En France, seul 10% des Roms sont nomades.

379 Voir Le chef Bernard Ominayak et la bande du lac Lubicon c. Canada, préc., note 144.

380 Ilmari Länsman et consorts c. Finlande, préc., note 200 ; Jouni E. Länsman et consorts c. Finlande, préc., note 200 ; Jouni Länsman, Eino Länsman et le Muotkatunturi Herdsmen’s Committee c. Finlande, préc., note 200 ; Apirana Mahuika et consorts c. Nouvelle Zélande, préc., note 200.

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