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La polycentricité de la norme juridique internationale analysée

UNE PRÉSENTATION DE L’ÉTAT DU DROIT

Section 1 La polycentricité de la norme juridique internationale analysée

La diversification des acteurs participant à l’élaboration de la norme juridique internationale n’est pas un phénomène nouveau. Il s’agit plutôt d’observer cette émergence sous un angle moins traditionnel et moins schématique, en admettant que les États ne sont pas les seuls acteurs à y participer. Notre analyse de l’émergence du droit au respect des modes de vie minoritaires ou autochtones s’inspire de recherches scientifiques déjà menées, portant sur la production de la norme en droit interne ou international114. Selon Karim Benyekhlef, par exemple :

« […] l’État n’est plus la seule instance productrice de normes juridiques […]. Certains auteurs se réfèrent à la notion de polycentricité pour désigner la production de normes qui ne relèvent pas toutes de l’État : il ne s’agit que d’une « facette du pluralisme ». Le polycentrisme s’intéresserait plus aux auteurs de la

114 Nous faisons notamment référence aux travaux de K. BENYEKHLEF, Une possible histoire de la norme. Les normativités émergentes de la mondialisation, préc, note 70 ; André-Jean ARNAUD et Maria José FARIÑAS DULCE, Introduction à l’analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 313-335 ; J. WEBBER, « Commentaires sur la nature sociale du droit et le rôle du pouvoir », préc., note 109, p. 191-197 ; Roderick A. MACDONALD, « Critical Legal Pluralism as a Construction of Normativity and the Emergence of Law », dans A. LAJOIE et alii, préc., note 80, p. 9-24 ; G. TIMSIT, Les noms de la loi, préc., note 97 ; G. TIMSIT, Les figures du jugement, préc., note 97.

norme qu’au contenu proprement dit de celle-ci. Une société polycentrique se caractériserait par une multiplicité de centres de pouvoir (l’État, le pouvoir judiciaire, les syndicats, les entreprises, les Églises, etc.) qui entrent en contact, en conflit et en collaboration les uns avec les autres dans une perspective d’équilibre systémal »115.

Gérard Timsit s’inscrit également dans cette perspective lorsqu’il complète la vision

statocentrique de la production des normes par celle qu’il qualifie de sociocentrique116. Cette étude se dissocie donc de la vision classique de l’émergence de la norme internationale, qui s’articule autour de la volonté des États117 ; cependant, elle n’a pas pour objectif de présenter une analyse de ce processus qui soit ancrée dans une perspective pure de pluralisme juridique. Le but est seulement de mettre en contexte le processus d’émergence d’une norme de droit positif, afin de démontrer que la polycentricité n’existe pas seulement lorsque nous adoptons une vision pluraliste, mais qu’elle est aussi intrinsèque aux systèmes de droit positif, dans la mesure où les États ne créent jamais de la normativité seuls. D’une part, ils agissent en étant perpétuellement encadrés et sous la pression d’autres acteurs. D’autre part, leur volonté peut être modifiée, tempérée ou contrainte par celle d’autres agents. La norme juridique est donc le produit d’un métissage de points de vue. À ce titre, Daniel Ducharme, Guy Rocher et Andrée Lajoie indiquent que :

« Le processus d’élaboration d’une loi […] monopolise l’attention d’un nombre impressionnant de groupes sociaux qui s’affrontent sur la base d’intérêts divergents. De façon à inscrire ces intérêts dans un éventuel corpus juridique formalisé, les acteurs sociaux qui participent à l’élaboration d’une telle loi multiplient les stratégies pour mettre de l’avant l’univers normatif qu’ils privilégient »118.

L’étude du droit au respect des modes de vie minoritaires ou autochtones confirme l’élargissement de l’espace accordé par les ordres juridiques supranationaux aux problématiques minoritaires et autochtones. En outre, elle révèle une certaine ouverture de la communauté internationale et des systèmes supranationaux à des conceptions autres, en termes de gouvernance et de production du droit. D’où l’intérêt de tenir compte de l’implication des communautés autochtones et minoritaires dans

115 K. BENYEKHLEF, préc. note 70, p. 45 et 46. 116 G. TIMSIT, Les noms de la loi, préc., note 97, p. 164.

117 Telle que décrite par Karim Benyekhlef dans K. BENYEKHLEF, préc., note 70, p. 19-44.

118 Daniel DUCHARME, Guy ROCHER et Andrée LAJOIE, « Les médias écrits et le processus d’émergence de la Loi 120 », (1997-98) 28 Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, p. 127.

l’élaboration du droit supranational, afin de faire valoir leur propre vision du monde. Cette implication se manifeste également à d’autres niveaux, par exemple en politique ou dans le cadre des relations internationales. Ainsi, la production du droit suppose l’implication d’acteurs multiples, dont l’impact favorise la diversification du contenu des normes.

Cette conception polycentrique a des répercussions sur la manière d’appréhender la norme elle-même, construite et non unilatéralement imposée. Partant, les minorités ou les peuples autochtones ainsi que les juges ont une marge de manœuvre plus ou moins grande sur leur émergence. Néanmoins, tous ont un pouvoir relatif et aucun n’est totalement libre. Adrian Tanner identifie le pouvoir d’intervention des acteurs sociaux en indiquant que « There is thus the need for a

theoretical account, one that, instead of trying to show a simple determinist relationship between the state and the social order, points to a relationship where the determinism can be seen as going both ways »119. Afin de mieux comprendre le rôle de ces agents, précisons maintenant comment ils participent à l’émergence du droit au respect des modes de vie minoritaires et autochtones.

Section 2 : L’implication de divers acteurs dans le processus d’émergence de la norme nouvelle

L’émergence du droit au respect des modes de vie minoritaires et autochtones dans les contentieux internationaux et régionaux des droits de l’homme implique quatre séries d’acteurs : ceux qui représentent les communautés minoritaires ou autochtones saisissant les juridictions supranationales (§ 1), les États sur le territoire desquels elles sont établies (§ 2), les juges et les experts des espaces judiciaires attachés aux systèmes juridiques analysés (§ 3), le législateur de chacun de ces systèmes, la communauté et la société civile internationale (§ 4)120.

119 A. TANNER, « Power and the Peoples of the Fourth World », préc., note 111, p. 18.

120 Nous nous concentrerons uniquement sur l’exposition de leurs implications. Par conséquent, nous n’aborderons pas d’emblée la question du pouvoir de chacun de ces acteurs, que nous traiterons dans la Partie II sur le sens de la norme examinée.

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