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LA SIGNIFICATION DE LA NORME JURIDIQUE

Paragraphe 2 L’action du groupe et de ses membres

« La somme et l’interaction de toutes les réinterprétations individuelles font évoluer la culture. […] la culture n’est pas un « donné » que l’individu recevrait comme un tout, une fois pour toutes, au cours de l’éducation. La culture ne se transmet pas comme les gènes. L’individu « s’approprie » sa culture progressivement tout au long de sa vie […] »320.

Ne concevoir le mode de vie qu’en tant que structure serait incomplet. Le comprendre dans une perspective « naturaliste », en tant que donnée naturelle issue du milieu, serait également indûment limité. Ces approches ne laissent que peu d’espace à l’action humaine et ne reconnaissent que de façon très limitée le pouvoir dont dispose l’individu sur son vécu. Elles éliminent également la diversité des vécus. Selon de nombreux auteurs, l’action permanente du groupe et de ses membres définit et modifie les modes de vie. Ces derniers sont remodelés en permanence par eux, du fait de leurs interventions et de leurs choix321. Ils peuvent également décider d’abandonner le mode de vie qu’ils ont reçu, bien que cela soit peu courant, en raison de l’impossibilité pour un individu de faire table rase de ses racines.

Conséquemment, cette définition constructiviste ou interactionniste attribue aux individus une certaine maîtrise sur le type de mode de vie qu’ils recherchent et qu’ils perpétuent.

Le renouvellement des modes de vie, du fait de l’action des individus, est vecteur de transformation et de métissage. En effet, la multiplicité des appartenances individuelles, produite par l’adhésion des membres d’un groupe à plusieurs autres communautés ou par l’adoption de choix différents, est intrinsèque à la réalité des collectivités322. Les valeurs et les normes que partagent les individus sont, dans ces

conditions, plurielles et varient d’un groupe d’appartenance à un autre. Ceci signifie

320 D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, préc., note 313, p. 40.

321 Notamment, G. ROCHER, Introduction à la sociologie générale, préc., note 314, p. 9-47 ; D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, préc., note 313, 123 p. ; K. GENTELET, A. BISSONNETTE et G. ROCHER, La sédentarisation : effets et suites chez des Innus et des Atikamekw, préc., note 307 ; H. MENDRAS, Éléments de sociologie, préc., note 315, 248 p. ; D. MAYALL, Gypsy Identities 1500-2000. From Egipcyans and Moon-men to the Ethnic Romany, préc., note 307, p. 276- 278.

322 Jeremy Webber soutient cette approche. Voir J. WEBBER, « Rapports de force, rapports de justice : la genèse d’une communauté normative entre colonisateurs et colonisés », préc., note 85, p. 116 et 117.

que les individus, par leurs actions et leurs vécus, peuvent nuancer les normes et les valeurs préexistantes, y agencer des éléments nouveaux et, de fait, produire un métissage constant, qui transforme le mode de vie de la communauté. La sinuosité et la « transformabilité » des modes de vie, mais aussi leur « décollectivisation » sont ainsi mises en évidence. Ce constat de diversité est souligné par Damian Le Bas quant aux implications de la diaspora sur la manière de vivre l’identité rom. L’auteur indique : « This is possibly to be viewed as a side effect of diaspora, which for all

peoples results in diversity of appearance where we presume things had once been clearer ». Il ajoute ensuite, « This is why care must be taken over the nature and the extent of emphases on homogeneity, purity, and deep-qua-Indic language, as important as these may be to Romani communities themselves as persistent signifiers of identity » 323.

Le caractère interactionniste repositionne l’individu au cœur de la construction des modes de vie, en tant qu’agent relativement autonome324. D’où l’importance en droit d’intégrer la protection des modes de vie à travers la recherche de la volonté des requérants. En ce sens, il ne peut ignorer certains « faits désagréables » que peuvent parfois constituer les choix de ces derniers.

Paragraphe 3 : Contextes collectifs et « décollectivisation » des modes de vie Le concept de mode de vie peut tout autant être analysé comme une dynamique de groupe – c’est-à-dire un vécu collectif – qu’en tant que dynamique(s) individuelle(s) – soit des vécus individuels. Appréhendé selon la seconde approche, il ne doit pas être détaché du ou des contextes collectifs d’appartenance de l’individu325

323 Damian LE BAS, « The possible implications of diasporic consciousness for Romani indentity », dans D. LE BAS et T. ACTON (dir.), All Change ! Romani Studies through Romani Eyes, préc., note 307, p. 67 et 68.

324 Sur l’autonomie de l’individu ou sa liberté relative au sein de la collectivité, voir Joseph YACOUB, « À l’épreuve des civilisations et des cultures, repenser les Droits de l’homme. Une approche critique », dans J. FERRAND et H. PETIT, Enjeux et perspectives des droits de l’homme, L’Odyssée des droits de l’homme III, Paris, l’Harmattan, 2003, p. 197 et 198.

325 G. ROCHER, Introduction à la sociologie générale, préc., note 314, p. 40 ; Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1992, p. 69-127 ; A. SHACHAR, Multicultural Jurisdictions : Cultural Differences and Women’s Rights, préc.,

- le pluriel étant utilisé en raison de cette multiplicité. Chaque membre de la collectivité de référence peut avoir des appartenances multiples et distinctes. Celles-ci varient selon les membres, impliquant une individualisation contraire à l’image homogène des modes de vie et des communautés326.

La tension existant entre l’individuel et le collectif conduit elle-même à évoquer celle qui perdure entre « démarches discursives » et réalité du vécu. Cette dernière est bien synthétisée par le concept des « imaginaires collectifs ». Selon Gérard Bouchard, les imaginaires collectifs se construisent sur trois sources différentes, qui sont la raison, le mythe et l’imagination. Cet historien et sociologue définit ainsi le concept :

« Si l’on s’en remet à la première acceptation du terme, celle qui renvoie au produit du discours plutôt qu’à l’acte de production lui-même, l’imaginaire collectif se présente comme une construction symbolique à trois dimensions, dans la mesure où il comporte : 1) des représentations de l’environnement physique en vertu de laquelle l’espace, réalité neutre et froide, devient territoire, c'est-à-dire un lieu parcouru, habité, aménagé, investi de sens, de conscience, d’appartenance ; autrement dit : approprié ; 2) des représentations de soi au singulier (individu) et au pluriel (collectivité), à la fois au passé (mémoire), au présent (identité) et au futur (utopie) ; 3) des représentations de l’autre, celui dont la propriété – et parfois la faute – est d’être différent de soi »327.

Ce concept expose clairement l’hétérogénéité des mythes au sein d’une même communauté, qui influe sur les vécus individuels, et qui nous confronte également à des constructions discursives symboliques, collectives et individuelles, non exemptes de contradictions. Il fait ainsi référence à l’invention des identités ou à leur construction328.

note 102, p. 117 ; J. LAJCAKOVA, Ethnocultural Justice for the Roma in Slovakia, préc., note 102, 293 p.

326 Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart expliquent cette réalité sous le concept de Saillance. Voir P. POUTIGNAT et J. STREIFF-FENART, Théorie de l’ethnicité, préc., note 34, p. 182. Voir aussi D. LE BAS, « The possible implications of diasporic consciousness for Romani indentity », préc., note 323, p. 67 et 68.

327 G. BOUCHARD, Raison et contradiction. Le mythe au secours de la pensée, préc., note 230, p. 18. 328 D’autres auteurs adoptent cette approche. Voir P. POUTIGNAT et J. STREIFF-FENART, Théorie de l’ethnicité, préc., note 34, p. 181 ; D. MAYALL, Gypsy Identities 1500-2000. From Egipcyans and Moon-men to the Ethnic Romany, préc., note 307, p. 1-22.

La prise en compte de la pluralité des contextes collectifs, de la décollectivisation du vécu des identités et de la multiplication des sources de mythes déconstruisent ainsi l’image harmonieuse et homogène des collectivités et de leur sentiment d’appartenance. Une représentation désuète laisse place à une réalité plus complexe, dans laquelle l’hétérogénéité n’est plus un tabou. Cela n’empêche pas, pour autant, l’instauration d’une cohésion sociale garantissant la structure même et la pérennité des communautés. Dans ce contexte, la tradition cohabite avec la novation.

Section 2 : Entre « tradition » et « novation » : le processus d’acculturation comme variable inhérente à la constitution des modes de vie

« Outre la religion et la langue, la notion de culture inclut également des pratiques, des coutumes, héritées du passé, propres à un groupe donné et dotés pour celui-ci d’une valeur symbolique, qu’on peut rassembler sous le terme de traditions. La tradition, c’est « ce qui d’un passé persiste dans le présent où elle est transmise et

demeure agissante et acceptée par ceux qui la reçoivent et qui, à leur tour, au fil des générations, la transmettent »329.

Le processus d’acculturation330, à distinguer de l’assimilation qui comporte un élément de contrainte, est inhérent à toutes les sociétés humaines. Il représente un phénomène spontané et incontournable qui dépolarise l’identité du seul élément traditionnel. Ce processus permet donc l’intégration d’éléments nouveaux331 aux modes de vie, que les membres d’un groupe imposent ou s’approprient332.

329 J. RINGELHEIM, Diversité culturelle et droits de l’homme. La protection des minorités par la Convention européenne des droits de l’homme, préc., note 29, p. 221.

330 Le processus d’acculturation est employé ici comme synonyme de métissage et comme antonyme de fixité. Il va de pair avec une description non figée de la réalité. L’acception que nous retenons de cette notion n’est donc pas péjorative, comme cela peut parfois être le cas. Au contraire, cette étude postule que la réalité contemporaine sous-tend l’acculturation et en produit nécessairement. Pour autant, cela ne justifie pas les processus d’acculturation lorsqu’ils procèdent de l’assimilation forcée d’où qu’elle provienne – des États, de populations numériquement ou politiquement dominantes ou autre -, puisqu’elle est contraire aux droits et libertés fondamentaux. Pour une définition du métissage, voir, D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, préc., note 313, p. 66.

331 La nouveauté peut être le résultat de l’histoire, des actions et interactions individuelles, de l’adaptation d’éléments traditionnels à des circonstances nouvelles ou de choix divers. Elle peut aussi provenir du contact avec d’autres communautés d’appartenance, même si celui-ci n’entraine pas automatiquement métissage et peut aller de pair avec « le maintien des frontières sociales » entre

Ainsi, le mode de vie se compose-t-il d’éléments traditionnels, c'est-à-dire transmis de génération en génération, ainsi que d’éléments nouveaux, qui permettent d’abord l’adaptation constante du groupe à son milieu, à des perspectives nouvelles et aux réalités changeantes propres à la vie en société333 et qui autorisent ensuite l’expression de la créativité des membres de la communauté.

Ce processus d’acculturation n’anéantit pas automatiquement les particularismes. Il ne fait jamais non plus table rase de l’ensemble des valeurs et des traditions préexistantes334, mais permet néanmoins le renouveau et la flexibilité. Tout comme le phénomène de décollectivisation des identités, il garantit la diversité des référents. Sur ce point et en contexte rom, Udo Mischek explique qu’il existe « three

levels of identity construction : level one is the intra – community identification, level two the recognition of other communities, as related, and level three refers to the nationhood hence, describing oneself as a member of a certain nation state »335. Brian Belton soutient un point de vue identique lorsqu’il souligne que

« The knowledge of self and identity cannot be an exception to this standard

and, as such, whatever you might conceive or believe Gypsy identity to be, the only sure thing that can be said about it is, like everything else, it is ever-changing as ideas and people themselves adapt to, develop and incorporate their environment. The notion of a permanent and unchanging Gypsy identity is, as such, related much more to the thinking of the ‘dark ages’ than it is to post-enlightened thought; it is in fact regressive »336.

À travers les pages qui précèdent, le caractère complexe et pluridimensionnel du concept de mode de vie vient d’être mis en exergue de manière théorique. La combinaison de tensions, classiquement conçues comme contradictoires, mais qui

communautés, voir sur ce point Frederick BARTH (dir.), Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference, Bergen, Oslo, Universitetsforlaget, 1969.

332 P. POUTIGNAT et J. STREIFF-FENART, Théorie de l’ethnicité, préc., note 34, p. 173. 333 D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, préc., note 313, p. 52-54.

334 Michel DELSOUC, « Approche socio-ethnologique de l’identité tsigane », dans Bernard DROBENKO (dir.), Territoires et minorités : la situation des gens du voyage, préc., note 307, p. 50 et 51.

335 Udo MISCHEK, « Mahalle Identity Roman (Gypsy) Identity under Urban Conditions », dans Adrian MARSH et Elin STRAND (dir.), Gypsies and the problem of identities. Contextual, Constructed and Contested, Swedish Research Institute in Istanbul Transactions vol. 17, I. B., London and New-York, Tauris and Co Ltd., 2006, p. 158 et 159.

sont complémentaires, permet de le concevoir de manière plus réaliste. La conception nuancée qui en résulte entraine la conciliation des notions de « novation » et de « tradition » ou des contextes individuels et collectifs. Elle dissocie également le concept d’acculturation de celui d’assimilation. Enfin, le décloisonnement du concept de mode de vie par rapport aux seules notions de tradition et de culture et par rapport au contexte collectif auquel il est souvent malencontreusement restreint, renforce l’intérêt de cette définition. C’est dans ce cadre que les rapports au temps, à l’espace et aux autres seront conçus, à savoir, dans la diversité intrinsèque à chaque groupe.

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