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LA SIGNIFICATION DE LA NORME JURIDIQUE

Section 1 Le rapport à l’espace

Le rapport à l’espace est le produit d’un métissage plus ou moins important selon les communautés, entre leurs visions propres et celles des majorités nationales. Par exemple, pour de nombreux Roms, le « territoire est d’abord celui de Gadjé [ceux qui ne sont pas Roms] »339. Le rapport à l’espace, la relation et les conceptions du territoire sont donc différents de celles des Autochtones, qui eux expriment un attachement au territoire et qui rappellent souvent leur statut de premiers arrivants.

Traditionnellement, en contexte autochtone, le rapport à l’espace contient le rapport au territoire, aux ressources, à la nature, aux ancêtres – donc au passé – et aux objets340. Pour nombre de ces peuples, ce rapport, avant d’être économique,

monétaire ou marchand, est psychologique et affectif341. Il est ainsi qualifié par les spécialistes de spirituel, matériel (source de subsistance), social (« un espace social habité par un réseau familial »), sacré, mythique, identitaire, collectif,

338 L’exposition de ces trois rapports se fonde sur l’ouvrage de K. GENTELET, A. BISSONNETTE et G. ROCHER, La sédentarisation : effets et suites chez des Innus et des Atikamekw, préc., note 307, p. 22-26 et p. 47-54. Voir aussi H. MENDRAS, Éléments de sociologie, préc., note 315, p. 30-32. 339 Alain REYNIERS, « Migrations, mobilité et territorialité chez les tsiganes », dans B. DROBENKO (dir.), Territoires et minorités : la situation des gens du voyage, préc., note 307, p. 68.

340 Frédéric DEROCHE, « Les peuples autochtones et leur relation à la terre et aux ressources naturelles », dans J-C. FRITZ et al. (dir.), La nouvelle question indigène, peuples autochtones et ordre mondial, préc., note 28, p. 276-280 ; Ghislain OTIS, « Territorialité, personnalité et gouvernance autochtone », (2006) 47 Les Cahiers de droit, p. 781-814, § 31-34.

341 N. BELAIDI, « Le modèle des conceptions cosmiques : apport de la vision du monde des peuples autochtones à la question environnementale sous l’angle juridique », préc., note 316, p. 405.

intergénérationnel, intime et généalogique342. Les aspects matériel et psychologique ou spirituel coexistent à des degrés divers en fonction des communautés.

Le nomadisme, pratiqué par certains Roms ou Autochtones – bien que de manière différente –, révèle encore d’autres aspects du rapport à l’espace. La mobilité peut être conçue comme une garantie de l’identité, de la survie du groupe et elle représente une barrière vis-à-vis de l’isolement. Pour les Roms sédentarisés, la mobilité n’est plus une pratique quotidienne, mais même occasionnelle – lors de réunions familiales – elle demeure un rempart à l’isolement. De plus, en contexte de valorisation de la mobilité, le rapport à l’espace est souvent provisoire et cyclique343.

Par ailleurs, le déplacement n’est pas laissé au hasard. Il est une réalité cohérente et rationnelle qui dépend d’une conception du territoire344. Ainsi, « […] en

tant que donnée identitaire, le voyage est avant tout lié à une structuration de l’espace. Il devient lié au seul déplacement dés qu’il est appréhendé à partir des référents non tsiganes, la structuration de l’espace étant dans ce cas celle utilisée par les non-Tsiganes »345. Cette structure se maintient, malgré l’existence de référents divers, provenant aussi bien de processus d’acculturation que de la multiplicité des conceptions au sein d’un peuple. La diversité des référents explique, d’une part, que le rapport à l’espace soit conçu de manière diverse. Elle justifie, d’autre part, que le nomadisme soit exercé de façon plus ou moins régulière ou soit même absent de certaines pratiques. Dès lors, l’itinéraire, la durée du voyage, la manière d’envisager le nomadisme, mais aussi le fait de l’envisager ou non changent au sein de la même

342 Erica-Irene DAES, Les peuples autochtones et leur relation à la terre, Document de travail E/CN.4/ Sub.2/2001/21, 11 juin 2001, § 20 ; F. DEROCHE, « Les peuples autochtones et leur relation à la terre et aux ressources naturelles », préc., note 340, p. 275-280.

343 « Le territoire prend l’allure d’un parcours toujours en formation, toujours renégocié au sein des communautés et avec les Gadjé (ou leurs autorités). L’insertion dans un territoire de polarisation ou dans un territoire de parcours est autant liée à des formes particulières d’exploitation des ressources […] qu’à l’extension du réseau familial et à des prédispositions psychologiques. Aussi ne peut-on distinguer ces territoires à l’étendue de l’espace qu’ils occupent. Un territoire de parcours peut se limiter à deux ou trois cantons comme il peut s’étendre à l’Europe entière. Un territoire de polarisation peut être limité à quelques grosses bourgades contiguës comme à des villes distantes de plusieurs centaines de kilomètres »,A. REYNIERS, « Migrations, mobilité et territorialité chez les tsiganes », préc., note 339, p. 68.

344 Id., p. 69.

collectivité. Autrement dit, la structuration de l’espace est susceptible de transformation346.

Enfin, une conception spécifique du territoire et de l’environnement se manifeste derrière chaque rapport à l’espace. Traditionnellement, en contexte autochtone, celle-ci privilégie une vision holiste, non bornée et étendue du territoire. La conception de l’environnement englobe l’ensemble des éléments, tels que l’eau, l’air, la terre, le feu ainsi que les ressources végétales, minérales et animales347. En revanche, la conception de l’environnement et du territoire n’a pas à se limiter à cela pour être autochtone.

De fait, ces conceptions sont plus ou moins présentes dépendant des communautés. Certaines collectivités autochtones vivent aujourd’hui au sein de réserves créées par les États, notamment au Canada. L’instauration du système de réserves porte atteinte au rapport à l’espace tel que conçu originellement, en réduisant grandement le territoire et son accès, en dépossédant et en sédentarisant les populations et en modifiant la relation au territoire ancestral. Bien que les rapports à l’espace, au temps et aux autres soient transformés en conséquence, ils ne sont pas rompus348. Là encore, la complexité de la réalité sociale – complexité qui tient à l’absence d’absolu, de pureté ou de simplicité – doit être prise en considération.

Ainsi, la reconnaissance juridique effective des conceptions diverses du territoire et de la vie implique une mise en œuvre différenciée et même, dans certains cas, une redéfinition des droits garantis, tels que les droits au logement et de l’urbanisme. Cela permettrait une saisie juridique plus adéquate des diverses manières de vivre. De même, ces conceptions spécifiques du rapport à l’espace ont des répercussions sur l’appréhension, par les peuples autochtones, de la notion de propriété et, de fait, sur celle du droit de propriété. Traditionnellement, le territoire n’étant pas borné, la propriété individuelle, définie de manière métrique et précise, ne peut exister. Chez les Roms, « [l]a notion de propriété est différente suivant les

346 Id., p. 55.

347 J-C. FRITZ et al. (dir.), La nouvelle question indigène, peuples autochtones et ordre mondial, préc., note 28, p. 276 et 277 et p. 405 et 406 ; K. GENTELET, A. BISSONNETTE et G. ROCHER, La sédentarisation : effets et suites chez des Innus et des Atikamekw, préc., note 307, p. 51.

niveaux d’acculturation, rendant certaines actions coupables dans un cas, alors qu’elles seront sinon tolérées, du moins non réprimandées dans l’autre : vol de fruits sur un arbre, en bord de route, par exemple »349. Pour de nombreuses collectivités, cette notion est conçue à l’extérieur de l’individualisation, c’est-à-dire dans un cadre collectif. C’est pourquoi, en contexte autochtone, afin de pérenniser le rapport à l’espace ainsi conçu, le principe d’exo-intransmissibilité limite l’appropriation individuelle du territoire et son aliénabilité. Il prohibe, par ailleurs, sa transmission à des membres extérieurs au groupe. Il a pour conséquence la délégitimation de la conception classique du droit de propriété, puisque la seule propriété individuelle s’oppose à la conception que la plupart de ces peuples ont du territoire et de la nature. Il en résulte une inadéquation des concepts de possession, de domination ou de cession du territoire par les individus. Ceci place le territoire et la communauté, en relation perpétuelle et au centre des préoccupations.

Néanmoins, cette reconnaissance juridique de conceptions diverses ne doit pas conduire à une prise en compte uniforme des identités, car aucune collectivité ne se forme ni ne se perpétue dans l’homogénéité – par exemple, le nomadisme n’est pas une caractéristique qui peut être généralisée à tous les Roms. La réponse formulée en droit à cette quête de reconnaissance doit, par conséquent, être flexible.

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