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La vulnérabilité des jeunes adultes : concepts et théories

1.2 Perspective inter-individuelle

1.2.1 Un concept historico- et ethno-centré

Une critique récurente formulé à l’encontre de l’approche intra-individuelle est son ethno-centrisme (Berry 2002). En effet, la représentation de l’adolescence domi-nante aujourd’hui s’est cristallisée autour de la forme originelle proposée par Hall.

Pourtant cette représentation, voire le concept d’adolescence lui-même, sont des constructions historiques et culturelles qui ont été façonnées par les circonstances d’entrée dans l’âge adulte imposées par chaque société.

Critique ethnologique

L’approche ethnologique de l’adolescence remonte à un autre ouvrage fonda-teur, celui de l’anthropologue américaine Margaret Mead, qui remet en question l’universalité du concept d’adolescence en l’appliquant à la culture des îles Samoa (Mead 1928). Sur la base de ses recherches, elle affirme que la transition entre l’enfance et l’âge adulte s’y fait de manière souple, sans les turbulences supposées naturelles exposées par Hall. Ce passage paisible serait rendu possible par la culture samoenne qui imprime moins de pression sur les jeunes hommes et jeunes femmes, notamment dans leur pratique de la sexualité (Choudhury 2010, 162). Les deux ar-guments centraux de Mead concernent le fait que, d’une part, la culture samoenne serait homogène et les choix et rôles des individus y seraient rares et bien identifiés, et d’autre part qu’elle serait détendue (casual) (Côté 1992, 501).

3. Certains remettent même en question la fiabilité des observations neurologiques basées sur l’imagerie magnétique (Bessant and Watts 2012;Bennett et al. 2009).

L’étude de Mead s’est construite explicitement en réaction aux thèses de Hall.

En effet, c’est à l’instigation de son professeur Franz Boas qu’elle partit étudier la culture samoenne dans l’intention de tester "on the one hand, the extent to which the troubles of adolescence, called in GermanSturm und Drang andWeltschmerz, depended upon the attitudes of a particular culture and, on the other hand, the extent to which they were inherent in the adolescent stage of psychobiological deve-lopment" (Mead 1972, 127). Le succès de son ouvrage fut énorme et, selon certains, a même contribué à ouvrir la voie à l’évolution des morales sexuelles dans les so-ciétés occidentales (Dasen 2000, 21).

L’ouvrage de Mead a contribué à nuancer la perception de l’adolescence en tant que phase de vie universelle et naturellement tourmentée. Elle a servi de base sur laquelle s’est construit un discours critique sur l’adolescence en tant que concept ethno-centré et a donné naissance à une riche littérature sur le sujet. Son étude a cependant également reçu des critiques, parfois virulentes, notamment de Derek Freeman qui, après la mort de Mead, l’a accusée de faiblesses méthodologiques et d’une interprétation tendancieuse de son matériel (Freeman 1983,1999). Cette controverse a été décrite comme la plus importante de l’histoire des sciences sociales (Crocombe 1989, 39) et s’est conclue par la reconnaissance de certaines généralisa-tions abusives de la part de Mead mais également d’une argumentation "faible et facilement réfutable" de la part de Freeman (Côté 1992).

Le "débat"4 entre Mead et Freeman illustre l’épineuse question de l’équilibre entre le biologique et le culturel (social), entre l’inné et l’acquis, entre nature et nurture. Travaillant souvent en réaction aux théories biologiques ou psychologiques dans le cas qui nous occupe, les ethnologues et les sociologues s’attribuent souvent la tâche de souligner le poids respectivement de la culture et de la société dans les comportements humains. Ils sont parfois inteprétés de manière plus catégorique qu’ils ne le voudraient, ce qui explique qu’à leur tour les tenants du biologique puissent se sentir obligés de justifier leur position.

C’est à travers ce mouvement de balancier que doit se comprendre la littérature ethnographique sur l’adolescence, et peut-être d’ailleurs toute la littérature sur le sujet, toutes disciplines confondues. En tout état de cause, la controverse Mead-Freeman a relancé l’intérêt pour le sujet et les années 1980 ont vu l’émergence de plusieurs études transculturelles ayant pour but de comparer le concept d’adoles-cence dans différents contextes ethnologiques. Une des plus connues est celle de Schlegel et Barry, qui comparent 175 sociétés dites "préindustrielles" ou "tradition-nelles" en les caractérisant selon la présence de certains attributs de l’adolescence (Schlegel and Barry 1991).

Les auteurs concluent à l’existence plus ou moins universelle d’une étape sociale propre à l’adolescence et impliquant certaines activités, comportements, attentes,

4. La critique de Freeman étant postérieure au décès de Mead, cette dernière n’a pu se défendre elle-même. Par contre, de nombreux chercheurs ont pris sa défense et critiqué les attaques de Free-man, parfois qualifées de non-scientifiques (Ember 1985;Marshall 1993;Reyman and Hammond 1985).

récompenses et rites de passage spécifiques (Schlegel and Barry 1991, 2), répondant alors à d’autres chercheurs qui prétendent que "l’adolescence n’existe pas" (Huerre et al. 1990). Selon Dasen, ces divergences d’opinion sont plus apparentes que réelles (Dasen 2000, 24) et tiennent davantage à la définition utilisée de l’adolescence. Si Barry et Schlegel identifient une étape sociale dans la quasi-totalité de leur échan-tillon, il s’agit parfois de périodes brèves que d’autres considéreraient plus comme des transitions que comme des états. De plus, il n’est pas nécessaire de supposer l’existence de processus propres à l’adolescence pour expliquer l’existence de situa-tions inconfortables, voire oppressantes, due à la simple cohabitation d’adultes en devenir avec leurs parents. Quel adulte supporterait de se voir dicter des compor-tements aussi importants que son activité sexuelle ou ses relations sociales ?

Pourtant, l’étude de Barry et Schlegel montre que moins de la moitié des so-ciétés étudiées s’attendent à des comportements antisociaux de la part des jeunes hommes, proportion qui tombe même à 20% pour les jeunes filles. Quant à la vio-lence, elle n’est reconnue comme un trait de la jeunesse que dans 13% des sociétés pour les hommes et 3% pour les femmes. Par conséquent, les auteurs en déduisent que "severe antisocial behavior (...) is clearly not a common feature in traditional societies" (Dasen 2000, 25).

De plus, d’autres traits présentés par Hall et ses disciples comme propres à l’adolescence ne sont pas universels. C’est le cas de l’influence des congénères (peer pressure), qui apparait comme moins importante que celle de la famille dans la plupart des sociétés étudiées. Puisque la famille joue souvent un rôle important, on peut en déduire que "gaining independence is not a primary task in adolescence"

(Dasen 2000, 25). En outre, dans bien des cultures, une longue phase d’instabilité professionnelle et maritale est tolérée, rappelant par là l’évolution actuelle des so-ciétés occidentales (Dasen 2000, 26).

Nous pouvons donc conclure que l’approche ethologique de l’adolescence a intro-duit une vision plus contextualisée de cette phase de vie. L’universalité de l’ado-lescence est encore débattue, mais il n’y a aujourd’hui guère de doutes que son caractère tourmenté n’est pas partagé par tous, partout. Le contexte sociétal dans lequel s’opère la transition à la vie adulte semble essentiel et les facteurs de stress seraient essentiellement liés aux changements rapides dans l’organisation sociale (urbanisation, industrialisation, occidentalisation), le système de valeurs (indivi-dualisme, concurrence, consumérisme), les structures sociales (familles nucléaires et "désorganisées"), la place de la violence dans la société générale et la frustration économique (marché du travail, exclusion, pression démographique) (Dasen 2000, 40). Au contraire, une attitude incluante, collective et tolérante de la société envers les jeunes constituerait un facteur de facilitation de leur transition à l’âge adulte (Dasen 2000, 40).

Le poids du contexte historique

Une autre critique récurente de la conception endogène de l’adolescence telle qu’elle a été développée par Hall, la psychanalyse et le courant du Cerveau Ado-lescent est son ahistoricité. Nous venons de voir comment l’ethnologie souligne pertinemment cette faille en adoptant une perspective comparative entre sociétés très différentes. Néanmoins, il est aussi possible d’approcher la question sous un angle diachronique, c’est-à-dire en observant comment les conditions historiques ont donné naissance au concept d’adolescence. On ne parle plus ici d’histoire des idées - ces dernières ont déjà été exposées plus haut lors de la contextualisation des théories de Hall - mais d’histoire économique et sociale, des conditions d’existence même des individus, qui ont façonné leur rapport à la jeunesse.

Jusqu’au XIXe siècle, l’Europe de l’Ouest est dominée par ce que les historiens démographes connaissent sous le terme de système du mariage tardif et du fort cé-libat définitif (Hajnal 1965). Comme son nom l’indique, il est caractérisé par un âge au mariage des femmes plutôt élevé, environ 25 ans contre moins de 20 ans à l’est de l’Europe et en Asie (2 à 3 ans de plus pour les hommes), et par un nombre rela-tivement important de célibaraires définitifs, 10 à 20% contre 1 à 3% (Dribe et al.

2014). Ce système est l’expression macrosociologique de phénomènes microécono-miques liés à l’organisation économique de l’Europe pré-industrielle dans laquelle, suite à l’abolition du servage, chaque ménage forme une unité économique plus ou moins autonome. Ainsi, "productive economic activities (farming, fishing, crafts) were mainly carried on in and by households and not in enterprises or work- places specialized for the purpose (plantations, factories, offices, and the like)" (Hajnal 1982, 450). Cela explique que, contrairement aux régions du monde qui connais-saient une confiscation des terres par l’élite économique, couplée à une domination du servage et du métayage, l’indépendance économique des jeunes Européens pas-sait par une longue phase d’attente jusqu’à la reprise de la ferme familiale.

Cette attente prolongée se matérialisait par un âge au mariage relativement élevé. Pendant ce temps d’attente, les jeunes gens étaient poussés à s’engager dans le service domestique. Les deux phénomènes sont intimements liés, puisque "it seems highly probable that the circulation of servants made possible the late age at marriage, for service provided a function for young unmarried adults. Because of the institution of service, young men and women were able to move away from farms and villages where their labor could not be effectively used" (Hajnal 1982, 453). Ce type de travail domestique temporaire a été révélé et baptisé par Peter Laslett sous le nom delife cycle service(Laslett 1977).

Le système dulife cycle servicea certes rencontré un succès variable en Europe, mais il y a globalement fortement imprimé l’organisation sociale. Au Danemark, par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, les ménages étaient composés pour moi-tié de domestiques (Hajnal 1982, 456), et ceux-ci étaient essentiellement recrutés parmi les jeunes de 12 à 30 ans. Ainsi, si 50% des 15-24 ans étaient en service, cette proportion tombait à moins de 20% après 30 ans. L’Europe de l’Ouest a donc très tôt mis en place des conditions socioéconomiques pour le développement d’une phase de la vie sociale distincte entre l’enfance caractérisée par le travail au

sein du ménage parental, la jeunesse marquée par le célibat et le départ du foyer parental, et l’âge adulte défini par l’accession à une niche économique et au mariage.

Pourtant, si le système du mariage tardif et fort célibat définitif permettait une forme de distinction entre la jeunesse et l’âge adulte, le contrôle social sur les com-portements des jeunes était encore puissant. Ainsi, la sexualité prémaritale était pour ainsi dit inexistante, comme le montrent les faibles taux de fécondité "illégi-time" (Coale and Watkins 1986). En réalité, la conception prémaritale était passa-blement répandue, mais elle était le plus souvent suivie du mariage qui intervenait avant la naissance de l’enfant. Les normes religieuses restaient donc dominantes, bien que le niveau de tolérance variât en fonction des groupes sociaux et des régions (Segalen 1975).

Ce contrôle social de la jeunesse n’a sensiblement diminué qu’après la diffu-sion massive du salariat. Conséquence directe de l’industrialisation, la salarisation de l’économie a eu pour effet de permettre aux jeunes de trouver rapidement une autonomie financière par rapport à l’unité de production familiale et donc de court-circuiter la phase d’attente jusque là nécessaire avant l’accession à l’indépendance économique. En relâchant progressivement les liens entre les jeunes adultes et leurs communautés d’origine, cet exode rural des jeunes paysans vers la ville, phéno-mène réel mais dont l’importance sur l’urbanisation est probablement surestimée (Remund 2013), a posé un jalon supplémentaire dans la construction d’une période de la vie distincte de l’âge adulte. Certains y voient également la source d’une pre-mière "révolution sexuelle" marquée par l’augmentation de la sexualité prémaritale (Shorter 1971). Selon cette thèse, les femmes se seraient émancipées en quittant leurs communautés rurales et en s’affranchissant par là des valeurs conservatrices dont le contrôle social était le garant.

Cette thèse a été depuis fortement critiquée, notamment en argumentant que l’augmentation des naissances hors mariage n’était pas forcément un signe d’une émancipation sexuelle des femmes. Une interprétation alternative voudrait qu’elles ont de tout temps eu des relations prémaritales, mais que par le passé elles dé-bouchaient plus facilement sur un mariage avant la naissance (une pratique connue parfois sous le nom de fertility test) alors que les nouvelles opportunités ouvertes par la révolution industrielle auraient permis aux hommes de fuir plus facilement leurs responsabilités (Tilly 1976).

Ce débat met en outre en évidence un creusement des inégalités de genre entre d’une part des hommes qui gagnent en autonomie et profitent en effet de la baisse du contrôle social dans les villes, et d’autre part les femmes qui subissent un mar-ché du travail de plus en plus inégalitaire. Un double standard s’installe dans les normes de sexualité entre les hommes qui sont encouragés à faire leurs expériences sexuelles avant et hors mariage, et les femmes dont la virginité est une exigence (Guerrand 1992, 169). Cette inégalité s’étend à, et s’explique en partie par, la sphère économique, car les salaires masculins sont bien supérieurs aux salaires féminins, qui sont considérés comme des revenus d’appoint par les patrons bourgeois (Schu-macher et al. 2007). Si autonomisation et/ou émancipation il y a, elle ne concerne

donc au XIXe siècle que les jeunes hommes et non les jeunes femmes.

Ce double standard se renforce et s’étend progressivement à la majorité de la population. Par capillarité sociale, les classes populaires adoptent peu à peu la di-vision genrée entre d’une part une sphère publique masculine et d’autre part une sphère privée féminine. Cette évolution va de pair avec une diminution de l’âge au mariage, qui passe d’environ 25 ans à 22 ans pour les femmes (quelques années plus tard pour les hommes) à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale5. Ensemble, ces deux évolutions marquent le triomphe de l’idéal bourgeois de la famille et du male breadwinner model dans lesquels, grâce à la croissance du pouvoir d’achat, le seul salaire du mari suffit à faire vivre une famille (Lewis 2001). Les femmes, elles, sortent presque complètement du marché du travail (Land 1980). La transi-tion à l’âge adulte est donc particulièrement genrée entre la fin du XIXe siècle et la deuxième moitié du XXe siècle.

Le dernier élément de construction historique de l’adolescence est bien entendu l’instauration de l’école obligatoire à la fin du XIXe siècle et l’extension progressive de l’âge de la fin de scolarité obligatoire. Cette évolution est liée à l’introduc-tion des lois contre le travail des enfants, qui forment ensemble les condil’introduc-tions à la création d’une classe d’âge aux activités particulières. Les jeunes en formation ne contribuent plus à l’économie du ménage, mais ne sont pas pour autant autonomes financièrement, ni légalement. S’ajoute à cela le développement des internats, qui forment des bulles sociales où les jeunes se retrouvent isolés des adultes. Ainsi,

"c’est au point de convergence du retard dans l’accès à la société adulte et de l’ins-titutionnalisation d’une formation cloisonnée de longue durée que va naître l’idée d’une adolescence" (Huerre 2001, 7).

Ce voyage, certes rapide, dans l’histoire occidentale de ces trois derniers siècles montre comment se sont progressivement créées les conditions propices à la nais-sance de l’adolescence, à la fois dans les pratiques des jeunes eux-mêmes et dans les représentations que la société se fait d’eux. De la pratique dulife cycle service, à la démocratisation des études universitaires, en passant par la salarisation et le développement du double standard, l’histoire occidentale a construit peu à peu le contexte socioéconomique favorable à l’apparition d’une période de vie distincte et genrée entre l’enfance et l’âge adulte.