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La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences à court et moyen termecourt et moyen terme

surmortalité des jeunes adultes

4.4 Les deux Guerres mondiales et la grippe de 19181918

4.4.3 La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences à court et moyen termecourt et moyen terme

Le second conflit mondial a ceci de différent du premier qu’il a fait beaucoup plus de victimes civiles, bien que la distinction soit parfois difficile à opérer, et que la répartition géographique des pertes ait été plus large, notamment en Asie (Bar-det and Dupâquier 1999, 81). Cela dit, le poids de la mortalité n’a pas été réparti uniformément entre les belligérants. Les pays ayant subi les plus lourdes pertes absolues, soient la Russie (environ 26 millions), la Pologne (5.8 millions) et l’Alle-magne (4.5 à 6 millions), ne sont pas inclus dans notre échantillon entre 1939 et 1945. Il en est de même pour certains petits pays qui ont connu des pertes relatives très importantes, comme la Roumanie, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Hon-grie ou la Grèce (Bardet and Dupâquier 1999, 85). Seuls les Pays-Bas et la Finlande, dans notre base de données, font partie de ces petits pays particulièrement touchés.

Cette couverture des données explique le faible nombre de pays enregistrant une hausse de la bosse de surmortalité dans notre échantillon. Toutefois, dans les pays où elle augmente comme la Finlande, l’Italie, la France, la Belgique ou les Pays-Bas, la surmortalité des jeunes hommes explose.

Le cas de la Finlande illustre probablement par la marge la situation drama-tique du front de l’est, qui est autrement absent de nos analyses pour cette période.

Dans ce pays, la surmortalité des jeunes hommes représente une perte d’espérance de vie allant jusqu’à 20 ans en 1941 et 15 ans en 1944. En Italie, la perte atteint un maximum de 10 ans en 1943. Dans d’autres pays, la surmortalité des jeunes hommes se concentre dans une année particulière : 1940 en Belgique lors de la Campagne des 18 jours, 1944 en France lors de la Libération, 1945 aux Pays-Bas lors de la famine d’avril (Bardet and Dupâquier 1999, 84).

Afin de déterminer la part de la perte d’espérance de vie concentrée dans la surmortalité des jeunes adultes, nous pouvons comparer l’évolution de l’espérance de vie observée et le poids de la bosse de surmortalité des jeunes adultes. Pour cela, sur la période 1935-1946, il faut calculer d’une part la baisse d’espérance de vie par rapport à l’année où, durant cette période, elle était la plus élevée (δe), et d’autre part l’évolution de l’espérance de vie perdue à cause de la bosse de surmortalité par rapport à l’année où cette perte était la plus basse (δh). Algébriquement,

δej,t= max

t (ej,t)−ej,t ∀t∈[1935; 1946]

δhj,t=ehj,t−min

t (ehj,t) ∀t∈[1935; 1946]

ej,t mesure l’espérance de vie à la naissance enregistrée dans le paysj l’an-néet, etehj,test l’espérance de vie perdue à cause de la bosse de surmortalité des

jeunes adultes dans le paysj l’annéet.

Pour les hommes, puisque c’est chez eux que la mortalité a le plus augmenté pendant la guerre, la corrélation entre δe et δh est de 0.63 (p-val<1e-20) (figure 4.24), ce qui signifie qu’une part importante de la perte d’espérance de vie pendant la guerre s’explique par une hausse de la bosse de surmortalité des jeunes hommes.

Autrement dit, la guerre a proportionnellement plus touché les jeunes adultes que les autres catégories d’âge. Cependant, dans la quasi totalité des cas,δe > δh (les points se trouvent en dessous de la ligne d’égalité), ce qui signifie que seule une partie de l’espérance de vie perdue pendant la guerre est due à l’augmentation de la surmortalité des jeunes adultes. Plus précisément, lorsque la baisse de l’espé-rance de vie est faible, elle semble s’être répercutée sur l’ensemble des âges, alors que lorsqu’elle est forte ce sont essentiellement les jeunes adultes qui en portent les conséquences. Ce résultat est logique dans la mesure où les pays ayant perdu le plus d’espérance de vie sont ceux ayant été le plus impliqués dans les combats, et donc ceux où les pertes militaires, composées essentiellement de jeunes hommes, ont été particulièrement importantes.

Figure 4.24 – Effets de la Seconde Guerre mondiale sur l’espérance de vie et la surmortalité des jeunes adultes

DNKFIN SWIDNKFIN

FRAITA FRAITA

Au contraire, la surmortalité des jeunes femmes continue globalement sa baisse même pendant la guerre, poursuivant le mouvement entamé à la fin du XIXe siècle. La bosse de surmortalité atteint alors un niveau si bas qu’elle devient non-significative dans plusieurs pays au sortir de la guerre21(figure 4.12), à commencer par les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Puis, dès 1950, s’y ajoutent le Canada, le Danemark, l’Irlande et la Suisse.

Au-delà de l’effet direct de la guerre, il est pertinent de s’interroger sur ses potentiels effets à moyen et long terme. Ces impacts différés peuvent être positifs ou négatifs selon la balance entre deux forces antagonistes, les effets de sélection et de débilitation. L’effet de sélection implique que, dans une population hétérogène - c’est-à-dire dans laquelle la susceptibilité de décéder est distribuée de manière

21. En Espagne et au Portugal, la bosse de surmortalité est déjà non-significative, pour les raisons mentionnées plus haut, c’est-à-dire une variabilité trop grande sur toute la courbe, prin-cipalement due à des attractions par âge.

inégale - les plus fragiles ont plus de risque de décéder. Or, si pendant la crise de mortalité l’augmentation de la pression exercée sur les individus entraine un renforcement de cet effet de sélection, cela laissera par la suite une population en moyenne moins fragile, susceptible d’engendrer une baisse de la mortalité une fois la crise teminée (Vaupel et al. 1988). Inversement, la crise de mortalité peut af-fecter tous les individus et ainsi affaibilir même les survivants sur une période qui peut être plus ou moins longue en fonction de la nature de l’effet débilitant et de la capacité de résilience des individus22(Vaupel et al. 1988).

Il existe des exemples documentés d’effet de débilitation suite à la Première Guerre mondiale et à la grippe de 1918. Dans certains pays impliqués dans le conflit tels l’Italie, la France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Autriche, il a été montré que les hommes nés entre 1895 et 1905, soit ceux ayant été touchés de plein fouet par cette double crise de mortalité, ont connu un excès de mortalité persistant sur 10 à 15 ans après la fin de la crise (Caselli et al. 1985; Horiuchi 1983; Vallin 1973;

Beard 1951). Dans le cas anglais, cette génération a été même qualifiée de "burnt-out veterans" (Hocking 1952;Beard 1951). A l’inverse, en Suède et au Japon, pays relativement épargnés par la Première Guerre, cet effet de scarification est absent (Horiuchi 1983).

L’effet de sélection a, lui aussi, été documenté, notamment dans le cas des vétérans américains de la Seconde Guerre mondiale, dont la mortalité est significa-tivement plus basse que celle de la population générale durant les premières années après la fin de la guerre (Seltzer and Jablon 1974). Il est pourtant délicat de dis-tinguer les deux effets, de sélection et de débilitation, car ils sont interdépendants :

"debilitation that increases population heterogeneity will result in subsequent se-lection ; sese-lection, by altering the distribution of population heterogeneity, will in-fluence the impact of debilitating events" (Vaupel et al. 1988, 21). En conséquence, il est seulement possible de mesurer l’effet net résultant de l’addition des effets de sélection et de scarification, et de mettre en évidence celui des deux qui domine sur l’autre.

La Seconde Guerre mondiale, par la violence de son choc démographique et sa concentration sur les jeunes adultes relevée plus haut (figure 4.24), offre une oc-casion rare de tester ces hypothèses à grande échelle. Cela nécessite de se tourner cette fois vers les mesures de cohortes, qui sont marquées par la disparition de la surmortalité des jeunes hommes dans la totalité des pays observés. Le phénomène dure une dizaine d’années, apparait avec les générations nées au milieu des années 1920 et disparait avec celles nées au milieu des années 1930 (figure 4.25). Pour les femmes, le phénomène est également perceptible mais est moins net, étant donné le niveau de surmortalité initial bas dans les cohortes adjacentes.

Comment expliquer la singularité de cette génération née pendant les années 1930 par rapport à celles qui l’entourent ? Essayons tout d’abord d’évaluer la per-tinence dans ce cas de l’hypothèse de sélection. Dans un second temps, nous

passe-22. L’effet de débilitation est également connu dans le paradigme du parcours de vie sous le nom de "scarring effect" (effet de cicatrice ou scarification) (Chauvel 1998).

Figure4.25 – Surmortalité des générations nées autour de 1930

1910 1920 1930 1940 1950

0.0

1910 1920 1930 1940 1950

0.0

1920 1924 1928 1932 1936 1940 1944 AUS

1920 1924 1928 1932 1936 1940 1944 AUS

rons en revue d’autres explications alternatives liées aux circonstances historiques ou épidémiologiques.

Hypothèse de sélection

Concernant les hommes, le phénomène est particulièrement long en Italie (15 cohortes), en Espagne (14), en France (13) et en Norvège (12). Or, il est frappant de noter que ces pays figurent parmi ceux qui sont le plus durement touchés pendant la guerre (figure 4.24)

Ce parallélisme entre l’importance de la surmortalité des jeunes hommes pen-dant la guerre et la disparition de la bosse de surmortalité dans les générations qui ont traversé la guerre étant enfants pourrait suggérer un effet de sélection. Selon

cette hypothèse, les individus les plus susceptibles de connaitre une surmortalité au début de l’âge adulte auraient été plus lourdement frappés en tant qu’enfants, et au-raient donc été moins nombreux après la guerre. La vérification de cette hypothèse nécessiterait d’étudier la corrélation entre les facteurs de risques de surmortalité des jeunes adultes avant la guerre (soit essentiellement les populations à risque élevé de tuberculose), et les facteurs de risques de la mortalité des enfants pendant la guerre. Cette hypothèse fait notamment référence à une littérature en plein dé-veloppement sur la question des conditions de vie dans l’enfance et leurs effets à long terme (early life effects).

Hypothèse des circonstances favorables

Une manière alternative d’interpréter cette particularité des générations nées dans les années 1930 est de considérer les circonstances historiques de leur entrée dans l’âge adulte. La génération née en 1930 avait tout juste 15 ans à la sortie de la guerre et était donc trop jeune pour combattre, l’âge minimum des conscrits étant en général de 18 à 20 ans, sauf en Allemagne (Hart 2009;Dearn 2006;Wright 1982).

Les cohortes précédentes des années 1915-1925 ayant été décimées par la guerre (fi-gure 4.25), la reconstruction de l’après-guerre, au sens propre comme au sens figuré, incombait à la génération des années 1930 qui constituait les bras de l’Europe du plan Marshall. Entre 1948 et 1951, les économies de l’Europe de l’Ouest croissaient à un rythme annuel moyen compris entre 4 et 10%, et même en Allemagne le PIB a récupéré son niveau d’avant guerre dès 1950 (De Long and Eichengreen 1991).

Un raisonnement similaire a déjà été proposé pour expliquer la sous-mortalité de la cohorte des hommes italiens (et non des femmes) nés en 1910, soit celle qui est entrée dans l’âge adulte précisément entre les deux guerres (Caselli et al. 1985).

Cette position favorable de la génération 1910 semble ensuite se répercuter sur l’entier de son parcours de vie, jusqu’à près de 60 ans.

Cette hypothèse rejoint une des théories énoncées pour expliquer le baby-boom (1945-1965). Suite aux pertes enregistrées par les cohortes des années 1920, le mar-ché du travail se serait retrouvé dans une situation de pénurie de jeunes travailleurs dans les années 1950, qui aurait profité aux générations des années 1930 et favorisé une augmentation des salaires, une baisse du chômage et une augmentation de la mobilité professionnelle (Easterlin 1978). Selon Easterlin, la position favorable de cette génération relativement à celles qui l’entourent leur aurait permis d’avoir plus d’enfants et plus rapidement, expliquant la hausse temporaire de l’indice conjonc-turel de fécondité ayant provoqué le baby-boom.

Cette théorie a certes été contestée (Van Bavel and Reher 2013), mais a reçu également un réel soutien empirique (Macunovic 1998). Elle a ensuite été popu-larisée, particulièrement dans le contexte américain, par des sociologues qui ont nommé la génération née entre 1929 et 1945 celle desLucky Few, elle-même issue desGood Warriors (1909-1928) et génitrice desBaby Boomers (1946-1964) (Carl-son 2008). Carl(Carl-son décrit notamment comment cette génération a su profiter de la

démocratisation (relative) de l’éducation tertiaire, de la croissance économique et du plein-emploi pendant les Trente Glorieuses, et comment elle utilisa cet avantage pour réaliser l’idéal de la famille bourgeoise, mieux qu’aucune autre génération avant ou après elle. Ce mélange d’optimisme et de traditionnalisme leur a même valu le surnom degénération silencieuse (Strauss and Howe 1991).

De cette hypothèse nous retiendrons l’importance à long terme des circonstances dans lesquelles la génération des années 1930 est entrée à l’âge adulte. C’est là toute l’idée qui est développée par Glen ElderChildren of the Great Depression (1974), à la différence qu’il suit la cohorte 1920-21. Plus tard, ces notions de circonstance (location in time and place) et d’intersection entre âge, période et cohorte (timing) ont été érigées en principes fondammentaux du paradigme du parcours de vie (Giele and Elder 1998, 11). Cette hypothèse des circonstances favorables implique que les cohortes nées dans les années 1930 ont pu vivre la période de privations de la guerre comme une épreuve psychologique qui leur aurait donné une perception du monde plus optimiste au moment de leur entrée à l’âge adulte.

Hypothèse épidémiologique

Les deux premières hypothèses proposées font référence à l’effet à moyen terme de la guerre. Il est cependant possible de proposer une troisième hypothèse qui n’est pas liée au conflit mondial mais aux progrès épidémiologiques enregistrés à la même époque. Selon cette hypothèse, si la génération des années 1930 a échappé presque totalement à la surmortalité des jeunes adultes, c’est parce qu’elle a béné-ficié de la disparition quasi totale de ses deux causes traditionnelles : la mortalité maternelle et la tuberculose. C’est en effet à cette époque que se déploie l’arsenal médical qui va permettre de donner le coup de grâce à ces deux causes de décès qui étaient déjà en forte diminution depuis la fin du XIXe siècle.

Concernant la tuberculose, les dates clefs sont la découverte de l’acide para-aminosalycilique par Lehmann en 1943 (utilisé cliniquement dès 1948), de la thio-semicarbazone par Domagk en 1943, mais surtout de la streptomycine par Schatz, Bugie et Waksman en 1944 (dont l’utilisation s’étend progressivement à la fin des années 1940) (Daniel 2006). La génération née dans les années 1930 est donc la première a avoir bénéficié de traitements antibiotiques modernes, et ce précisément au moment où elle entrait dans les âges à risque. Ici encore, il s’agit d’un effet de circonstance particulièrement favorable pour cette génération, qui n’est pas dû cette fois à son expérience de la guerre, mais à la coincidence de son entrée dans l’âge adulte avec l’apparition de moyens radicaux de lutte contre la première cause de surmortalité des jeunes adultes de l’époque.

En Suisse, le tournant final se situe entre 1947 et 1948, lorsque le taux de mor-talité par tuberculose diminue de moitié en une seule année sur les 20-40 ans (Ott 1951). Entre 1940 et 1948, ce recul contribue à hauteur de 40% à l’augmentation de l’espérance de vie entre 15 et 39 ans chez les femmes et 25% chez les hommes. Chez ces derniers, on voit pour la première fois apparaitre la nouvelle cause de

surmor-talité des jeunes adultes : les accidents de transports. Ces derniers ne contribuent encore qu’à une baisse de 0.1 an d’espérance de vie entre 15 et 40 ans, mais ce phénomène prendra de l’ampleur pendant la seconde moitié du siècle.

Figure 4.26 – Décomposition des gains d’espérance de vie : Suisse 1940-1948

0.00 0.02 0.04 0.06 0.08

0 10 20 30 40 50 60 70 80

xi

Acc Circ Acc Autres Suicides Homicides TB Autres Hommes

0.00 0.02 0.04 0.06 0.08

0 10 20 30 40 50 60 70 80

xi

Acc Circ Acc Autres Suicides Homicides TB FP Autres Femmes

En conclusion concernant la particularité de la génération des années 1930, cette période unique voit pour la seule fois de l’histoire documentée la surmorta-lité des jeunes hommes disparaitre quasi totalement. Retenons que le phénomène tient probablement d’un mélange des trois explications proposées. Dans les pays les plus fortement touchés par la guerre, il est probable qu’un effet de sélection par une mortalité précoce des enfants les plus vulnérables ait joué un rôle dans la diminution subséquente de la mortalité par tuberculose. Dans les autres pays, un effet psychologique et/ou économique lié aux circonstances historiques particu-lières de la génération des années 1930 peut avoir joué un rôle protecteur. Il semble cependant indéniable que la révolution antibiotique ait été un facteur important en permettant de finir le combat déjà largement engagé contre la mortalité mater-nelle et la tuberculose, et ceci juste avant que n’apparaissent de nouvelles causes de mortalité spécifiques aux jeunes adultes.

4.5 Des Trente Glorieuses à l’ère de la