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La vulnérabilité des jeunes adultes : concepts et théories

1.2 Perspective inter-individuelle

1.2.2 Transition à l’âge adulte

Après-guerre, plus ou moins au moment où se développent les théories psycha-nalytiques de l’adolescence, s’impose le modèle de la psychologie développementale défini par une succession de tâches relatives à chaque étape du passage de l’en-fance à l’âge adulte (Piaget 1956; Erikson 1950). On voit ici poindre la notion de transition à l’âge adulte, construite autour de rôles nouveaux à acquérir, mais dans

5. L’âge moyen des femmes au premier mariage le plus jeune a été atteint dans la plupart du monde occidental entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, avec des valeurs minimales situées entre 20 ans (USA) et 24 ans (Pays-Bas) (Gapminder 2014).

une conception essentiellement normative. Il faut attendre les années 1970 pour voir la littérature sociologique s’emparer de la question et proposer une vision plus contextualisée de l’adolescence. Cependant, les premières recherches se basent sou-vent sur des études de cas et ne visent pas explicitement à construire une théorie sociologique du passage à l’âge adulte.

Une de ces premières enquêtes a été menée par le sociologue américain August Hollingshead sur la petite communauté de Elmtown, dans le Midwest des années 1940, dans laquelle il habitait, lui et sa famille (Hollingshead 1949). Son objectif principal était de mettre en doute les théories de l’époque, qu’il tenait pour doc-trinaires (Myers and Straw 1989, 2), en développant l’hypothèse que "the social behavior of adolescents appears to be related functionally to the position their pa-rents occupy in the social structure of the community" (Hollingshead 1949, 9). Pour la première fois, un chercheur suggère que la manière dont les jeunes deviennent des adultes serait dépendante du contexte social dans lequel ils ont été élevés. Plus particulièrement, l’étude de Elmtown met en évidence une stratification sociale dans laquelle "the lowest-level adults have utterly lost control of their adolescent children" (Faris 1950, 95), et qui mène au final à l’exclusion des classes populaires des activités sociales.

Autre jalon encore plus connu, The Children of the Great Depression est un ouvrage de Glen Elder sur une autre communauté américaine, celle d’Oakland en Californie (Elder 1974). L’étude suit la cohorte née en 1920-21, ayant traversé la Grande Dépression des années 1930 en tant qu’enfant, et observe les séquelles à long terme de ce contexte défavorable sur le parcours de vie des individus qui la composent. A la surprise des lecteurs de l’époque, Elder montre que les individus de cette cohorte n’ont pas souffert des circonstances entourant leur enfance car ils sont au contraire rentrés dans l’âge adulte à la fin des années 1930, soit après le gros de la crise et dans une économie américaine qui bénéficiait de l’effort de guerre, puis de la croissance de l’après-guerre. Elder en déduit qu’ils ont traversé la Grande Dépression à un "âge optimum", alors que la génération née quelques années plus tôt a dû composer avec une économie en crise et le chômage de masse au moment de leur entrée sur le marché du travail. En réalité, "Elder found that adults from nondeprived family experiences in the Great Depression were in no better shape than were the adults who came out of deprived family background"

(Mechling 1976). La grande leçon de l’ouvrage d’Elder est probablement l’impor-tance de l’effet de cohorte et du contexte historique dans lequel s’opère la transition à l’âge adulte.

Aucune de ces deux études ne visaient initialement explicitement à théoriser la transition à l’âge adulte. Elles ont en effet d’abord été reconnues pour leur mise en évidence respectivement de la stratification sociale et des effets de la Grande Dépression dans l’Amérique des années 1930-1940. Pourtant, elles ont produit de manière partiellement involontaire les premières démonstrations tangibles de l’in-fluence du milieu social et du contexte historique sur la manière dont les adolescents transitent vers un statut adulte. Ces matériaux pionniers ont ensuite été réutilisés comme base pour la construction du concept sociologique et démographique de la

transition à l’âge adulte au cours des années 1980 en Europe.

Ce terme traduit de l’anglaistransition to adulthooda été défini progressivement dans les années 1980 comme un ensemble de marqueurs sociaux définissant le pas-sage au statut d’adulte. En 1986, Hogan et Astone le définissent comme "the social transitions characterizing the passage to adulthood [that] include the completion of school, labor-force entry, marriage, and parenthood" (Hogan and Astone 1986, 114). Il s’agit donc d’un concept multidimentionnel qui met en jeu au minimum quatre dimentions du parcours de vie, soit l’éducation, le travail, la conjugalité et la parentalité. Cette liste reste cependant controversée et varie de huit événements (dont la première relation sexuelle, la première relation stable, la première union et le premier mariage) (Corijn 1996) à trois (départ du foyer parental, première union et première parentalité) (Liefbroer and de Jong Gierveld 1995). La plupart des auteurs reconnaissent d’ailleurs la subjectivité inhérente au choix des variables à étudier (Billari 2001, 121). Il s’agit certes d’une faiblesse de l’approche qui gagne-rait à être définie de manière plus stricte afin de favoriser les comparaisons, mais cela permet également une souplesse d’adaptation à chaque contexte d’étude.

En effet, un élément central du concept de transition à l’âge adulte est sa dimen-sion normative car les éléments qui le composent rendent les individus reconnais-sables par leurs pairs en tant qu’adultes : "such passages, which are also associated with related events are considered to be markers for the entry into roles considered typical for adults" (Billari 2001, 119). Ce point particulier a été critiqué par Arnett, qui prétend que les jeunes ne définissent pas eux-mêmes le fait d’être adulte par des événements du parcours de vie comme quitter le foyer parental ou être parent.

Au contraire, ils auraient une perception subjective de l’âge adulte, essentiellement basée sur la notion d’indépendance (Arnett 1998). La vision majoritaire dans la littérature repose cependant essentiellement sur cinq événemements qui sont la fin de la formation "formelle", l’entrée sur le marché du travail, le départ du foyer pa-rental, la première union (mariage ou partenariat stable) et la naissance du premier enfant (Billari 2001). Ces cinq points se retrouvent dans la majorité des études ac-tuelles de la transition à l’âge adulte.

Au final, quelle que soit la définition choisie par chaque étude de la transition à l’âge adulte, celle-ci n’a souvent qu’une importance secondaire dans l’analyse.

En réalité, la majorité des études utilisent ce concept pour mettre en évidence des différences, soit entre individus (p.ex. classes socioéconomiques, le genre), soit entre cohortes, soit entre régions, principalement d’Europe. En effet, au-delà de la mesure même de la transition à l’âge adulte, l’intérêt scientifique est de démontrer les évolutions divergentes ayant eu lieu sur les dernières décennies (Lesnard et al.

2011). Dans les années 1980 et 1990, il est devenu de plus en plus évident que le processus de passage à l’âge adulte, et par là même les événements du parcours de vie qui le composent, ont connu de profondes altérations par rapport au mo-dèle dominant de l’immédiat après-guerre. Ce changement a été décrit comme le passage d’un modèle "early, contracted, and simple" à un modèle "late, protracted, and complex" (Billari and Liefbroer 2010, 60). Ce dernier repose sur "an increa-sed preference (a) to postpone demographic choices, (b) for independent living, (c)

for unmarried cohabitation, as well as (d) an increased tolerance of extra-marital childbearing" (Billari and Liefbroer 2010, 60).

Il y aurait donc trois dimensions à cette évolution. La transition serait premiè-rement plus tardive, reflétant ainsi un report des événements tels que la parentalité, ce qui est reflété par une progression continue de l’âge à la maternité. En Europe occidentale, ce dernier dépasse aujourd’hui 30 ans, contre environ 25 ans après-guerre. Deuxièmement, ce mouvement ne concernerait pas tous les événements car d’autres éléments de la transition continuent à intervenir relativement tôt, comme le départ du foyer parental, la première relation de couple ou l’entrée sur le marché du travail. Nous assisterions donc à un étalement de cette phase transitionnelle de la vie. Dans le cas de la Suisse comme de l’Allemagne, on distingue même la créa-tion de deux groupes d’événements, les premiers arrivant toujours relativement tôt et étant liés au travail (départ du foyer parental, premier emploi, premier déména-gement) et les seconds liés à la formation de la famille qui sont repoussés (premier couple, premier mariage, première parentalité) (Thomsin et al. 2004;Brückner and Mayer 2005). Troisièmement, la transition serait plus complexe car réversible. En effet, ce phénomène de transition "yoyo" rendrait plus courant des retours en arrière comme un retour au foyer parental après la fin des études ou après un divorce, une sortie du marché du travail suite à des périodes de chômage, etc. (Walther et al.

2002;Bonvalet et al. 2015).

En conséquence, ces trois évolutions ont progressivement donné naissance à l’idée d’une nouvelle phase du parcours de vie (Liberia), caractérisée par une in-dépendance vis-à-vis des parents mais sans responsabilités familiales, qui s’oppo-serait à l’adolescence (Juniora) durant laquelle les jeunes seraient dépendants de leurs parents tout en bénéficiant d’une certaine liberté dans leurs relations sociales (Cuyvers 2000).

De plus, cette évolution serait accompagnée d’une déstandardisation, qualifica-tif qui est utilisé pour décrire une augmentation de la variabilité des trajectoires possibles. Ce terme, mal défini, comprend en réalité quatre évolutions simultan-nées : une désinstitutionnalisation (poids décroissant des lois et normes sociales), une déstandardisation (les événements concernés deviennent moins universels), une différenciation (le nombre d’étapes possibles augmente) et une pluralisation (désyn-chronisation au sein d’une cohorte) (Brückner and Mayer 2005). En outre, "many of the processes referred to above are then assumed to be the result of increasing individualization" (Brückner and Mayer 2005, 33). En effet, cette évolution vers plus de variété dans les trajectoires d’entrée à l’âge adulte est souvent interprétée comme le résultat d’une perception plus individualiste de la réalisation personnelle.

Cette interprétation est toutefois contestée comme nous allons le voir.