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Quantifier la surmortalité des jeunes adultes

3.3 Poids de la surmortalité des jeunes adultes

La mesure de la bosse de surmortalité des jeunes adultes ne saurait être com-plète sans une indication globale de la charge qu’elle représente sur le niveau de mortalité de l’ensemble de la population. Cette mesure doit capter l’ensemble de la déviation du risque de décès due à la bosse et donner une estimation de l’ef-fet de cette déviation sur l’espérance de vie totale. Pour ceci, on s’appuiera sur la différence entre la trajectoire estimée et hypothétique de la force de mortalité.

La question du poids de la surmortalité des jeunes adultes revient donc à estimer l’influence d’une différence de taux de mortalité sur la longévité moyenne d’une population.

Trois familles de méthodes ont été proposées pour estimer l’influence d’un chan-gement du taux de mortalité sur des mesures globales de mortalité. Deux d’entre elles reposent sur la différence du taux de mortalité toutes causes confondues, alors que la troisième vise à étudier l’influence de causes spécifiques de mortalité sur l’espérance de vie.

3.3.1 Compression de la mortalité et espérance de vie

La première famille de méthodes procède en estimant l’influence de la baisse du taux de mortalité sur la hausse de l’espérance de vie. Elle tire son origine notam-mant des travaux de Keyfitz et Vaupel qui ont montré que les gains d’espérance

de vie peuvent être décomposés entre, d’une part, les progrès moyens effectués sur le taux de mortalité par âge, et d’autre part, la dispersion des âges au décès.

Algébriquement, selonKeyfitz(1977),

e0(t+dt)−e0(t) = ∆e0=ρ(tH(t)

ρ(t) mesure la baisse relative de la mortalité générale etH(t) est une "mea-sure of the heterogeneity of a population with regard to age at death" (Vaupel 1986, 148) qui varie entre 1 (entropie maximale) et 0 (tous les individus décèdent simultanément).

Plus récemment, Vaupel et Canudas Romo ont montré comment cette formule est généralisable au cas, plus réaliste, où les gains de mortalité ρ(t) ne sont pas uniformes sur tous les âges, si bien que

e0= ¯ρ(t)e(t) +Cov(ρ, e0)

où ¯ρest la moyenne de la baisse des taux de mortalité à chaque âge,e(t) repré-sente l’espérance de vie perdue par ceux qui décèdent, et le dernier terme mesure l’interaction entre la localisation des progrès de mortalité et le niveau d’espérance de vie (Vaupel and Romo 2003). Bien qu’elle soit très utile, cette famille de tech-niques est cependant mieux adaptée à l’étude du changement de la mortalité au cours du temps, ce qui n’est pas notre but ici.

3.3.2 Années potentielles de vie perdues

La deuxième famille de méthodes est particulièrement populaire dans les milieux de la santé publique. Elle est au centre du concept deBurden of Diseasedéveloppé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et du concept d’années de vie perdues (Years of Potential Life Lost, YPLL). Ses origines sont liées à l’évaluation du poids respectif des causes de décès et elle consiste à pondérer le nombre de décès enregistrés au cours d’une année par le nombre d’années de vie que chaque personne décédée aurait pu encore vivre, soit

Y P LL=X

x

dx·wx

Plusieurs pondérationswx ont été proposées, comme celle de Dempsey (1947) qui consiste à utiliser les années restantes jusqu’à l’espérance de vie à la naissance, soit

Y P LL=X

x

dx·(e0x)

Cette méthode a été rapidement critiquée parGreville(1948), qui propose, lui, d’utiliser l’espérance de vie restante comme pondération, soit

Y P LL=X

x

dx·ex

D’autres méthodes de pondérations ont été défendues par la suite, incluant pour certaines le revenu potentiel "sacrifié" par les personnes décédées (Stickle 1965), se limitant pour d’autres aux âges compris entre 1 et 70 ans7(Romeder and McWhin-nie 1977). L’OMS a également introduit la notion complémentaire d’années perdues pour cause de handicap (Years Lost due to Disability, YLD), qui prend en compte l’incidence de chaque maladie, la durée du handicap jusqu’au rétablissement et une estimation de la sévérité du handicap (WHO 2013). Le choix de la pondération revient au final à la valeur plus ou moins arbitaire que l’on est prêt à accorder à chaque décès.

Un défaut important de cette famille de méthodes est qu’elle est basée sur la distribution du nombre absolu de décès dx, qui dépend fortement de la structure par âge de la population. Cela a pour conséquence que cette mesure n’est pas comparable entre différentes populations (Gardner and Sanborn 1990), ce qui n’est peut-être pas un problème lorsque l’on cherche à faire une étude d’impact, mais qui rend la comparaison impossible entre différents pays et/ou périodes pour lesquelles les structures de population sont différentes8.

Cette méthode donne pourtant des résultats directement interprétables en termes de santé publique puisqu’il s’agit de vies perdues. Il s’agit donc d’une possibilité envisageable dans le cas de la surmortalité des jeunes adultes et qui permettrait d’estimer le nombre de décès dus à la bosse de surmortalité en additionnant les dé-cès générés par chaque section de la bosse. La somme de ces dédé-cès (dh) indiquerait le nombre de vies perdues dans une certaine population à cause de la surmortalité des jeunes adultes. De manière similaire à la notion de YPLL, il est également pos-sible de calculer les années de vie (vh) perdues par ceux qui sont décédés à cause de la surmortalité des jeunes adultes. Algébriquement,

dh=P

xdhx=P

x(mxmhypxNx vh= P

dhx·ex

Pdhx

dhx représente le nombre de décès d’âge x dus à la surmortalité des jeunes adultes,mxest la force de mortalité observée, mhypx la force de mortalité hypo-thétique sans bosse de surmortalité,Nxle nombre de personnes-années vécues dans

7. L’exclusion des âges supérieurs à 70 ans répond à une logique criticable qui veut que la mortalité après un certain âge soit inévitable et donc qu’il faille l’ignorer de manière à se concentrer sur les décés "prématurés".

8. Une solution potentielle à ce problème serait de calculer les années potentielles de vie per-dues à partir des décès d’une table de mortalité, bien que ce point ne soit pas évoqué à notre connaissance dans la littérature.

l’âge x, et exl’espérance de vie restante à l’âge x.

3.3.3 Espérance de vie perdue

La troisième série de méthodes de mesure des effets d’un changement de morta-lité consiste à postuler un scénario contre-factuel dans lequel le taux de mortamorta-lité est altéré par rapport à la réalité, puis de comparer la différence entre l’espérance de vie observée et produite par ce scénario hypothétique.

La méthode d’élimination des causes de décès a été proposée afin d’estimer les gains d’espérance de vie engendrés par la suppression totale ou partielle d’une cause de décés (Tsai et al. 1978). Dans cette procédure, la "contribution of a specific cause of death to general mortality is often measured as the difference between the expectations of life before and after the complete elimination of that cause" (Tsai et al. 1978, 966). Elle permet donc de chiffrer le poids d’une cause de décès en années d’espérance de vie potentiellement atteignables.

La même idée peut être appliquée au scénario contre-factuel défini dans notre cas par les valeurs de la force de mortalité telles qu’elles auraient été observées si la bosse de mortalité n’avait pas existé. Pour cela, il suffit d’estimer l’espérance de vie sur la force de mortalité observée ˆm(x), puis sur la force de mortalité hy-pothétiquemhyp(x) et enfin de calculer la différence entre ces deux valeurs. Cette différence eh est le correspondant de la notion de "potential gains in life expec-tancy" habituellement utilisée dans la méthode d’élimination des causes de décès.

Algébriquement,

où ˆµest le taux de mortalité observé (voire lissé) etµhypest le taux de mortalité repésentant une situation hypothétique en l’absence de bosse de surmortalité des jeunes adultes. Les valeurs d’espérance de vie issues respectivement de ces deux sé-ries de taux de mortalité sont ˆeetehyp. L’écart entre ces deux valeurs, enfin, donne la quantité eh, qui peut être interprétée soit comme le gain potentiel d’espérance de vie qui pourrait être réalisé si la bosse de surmortalité des jeunes adultes était supprimée, soit comme la perte d’espérance de vie engendrée par l’existence de la bosse de surmortalité des jeunes adultes.

Cette procédure se rapproche de celle développée parPollard(1982), qui consiste à mesurer l’effet d’un changement absolu du niveau de mortalité (et non relatif

comme chez Keyfitz et Vaupel) sur l’espérance de vie9. Selon sa formule, pour une différence absolue φ= (m1xm2x) du taux de mortalité sur la tranche d’âge [x, x+ ∆x], le changement induit sur l’espérance de vie est égal à

lx·ex·φ·∆x et l’effet cumulé sur l’espérance de vie est égal à

e20e10=X

x

φ·l2xe1x+l1xe2x

2 ·∆x

Autrement dit, l’influence du changement absolu du taux de mortalité est mo-dérée par le nombre de survivants à l’âge où a lieu ce changement, l’espérance de vie restante à cet âge-là et la largeur du groupe d’âge sur lequel est appliqué le chan-gement. Dans le cas qui nous occupe, s’agissant des jeunes adultes, l’influence de la bosse de surmortalité est potentiellement importante puisqu’à cet âge le nombre de survivants est encore élevé, de même que l’espérance de vie restante. L’intervalle

xcorrespond ici à l’intervalle [xD, xF] défini dans la section précédente, soit les âges couverts par la bosse de surmortalité.

La comparaison des deux méthodes deTsai et al.(1978) etPollard(1982) amène à des résultats très proches. La figure 3.12 illustre le cas des hommes suisses en 2005 dont la force de mortalité hypothétique a été calculée par la méthode d’in-terpolation conjointe non-paramétrique. L’espérance de vie estimée est de 78.03 ans, alors que celle calculée sous l’hypothèse d’absence de bosse de surmortalité est de 78.38 ans. La différence entre les deux valeurs, résultat de la méthode de Tsai, s’élève donc à 0.345 an (soit 4 mois), ce qui représente la perte d’espérance de vie à la naissance due à la surmortalité des jeunes adultes. La formule de Pollard conclut, elle, à une perte d’espérance de vie de 0.348 an, soit à peine un jour d’écart avec la méthode de Tsai. En outre, les formules pourdh etvhnous permettent de conclure que dans le cas présent, la bosse de surmortalité a coûté la vie à environ 300 jeunes hommes, qui avaient encore en moyenne 55 années supplémentaires à vivre.

Cette mesure ne dépend pas de la structure par âge de la population, contraire-ment à YPLL, ce qui la rend directecontraire-ment comparable entre différentes populations.

De plus, elle capte uniquement l’effet de la surmortalité des jeunes adultes et non de leur mortalité absolue. Elle permet de comparer une situation observée (contenant une bosse de surmortalité) avec une situation hypothétique (sans bosse de surmor-talité), sans toutefois faire l’hypothèse d’une absence totale de mortalité des jeunes adultes.

9. La mesureehest donc fonction de la différence absolue des taux de mortalité estimés et hypothétiques ˆµ(x)µhyp(x). Cela signifie que dans un context général de mortalité basse, la bosse pourra paraitre importante en comparaison relative avec le reste de la courbe, tout en ne générant qu’une valeur relativement faible deeh. Il s’agit d’une limitation mineure qui peut éventuellement être corrigée en exprimant le rapport entre les années perdues et l’espérance de vie mesuréeehrel=ehˆe.

Figure 3.12 – Gains potentiels d’espérance de vie Hommes suisses 2005

0 20 40 60 80

−8

−6

−4

−2

âge

ln(q)

8.78 39.53

eh: 0.35 dh: 292 vh: 55.21 qhyp

q^

e^ ehyp eh (Pollard) eh (Tsai)

78.03 78.38 0.348 0.345

3.4 Comparaison des différentes méthodes de