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L’après-guerre et l’apogée des distinctions de genre

surmortalité des jeunes adultes

4.5 Des Trente Glorieuses à l’ère de la globalisa- globalisa-tionglobalisa-tion

4.5.1 L’après-guerre et l’apogée des distinctions de genre

La fin de la guerre et la formidable croissance économique qui suivit, associées à l’introduction des antibiotiques, sont à la source d’une baisse spectaculaire des taux de mortalité des jeunes adultes pendant lesTrente Glorieuses, soit la période

de prospérité allant environ de la fin de la guerre au premier choc pétrolier de 1973.

Les taux de mortalité bruts montrent en effet une baisse sensible du risque de décès entre 15 et 29 ans sur cette période, dans tous les pays, pour les hommes comme pour les femmes. Pour les premiers, la baisse est particulièrement forte durant les dix premières années de l’après-guerre (figure 4.27). A l’exception de l’Australie, tous les pays de notre échantillon voient le risque de décès diminuer, parfois dans des proportions atteignant jusqu’à 70% du niveau de 1946 comme au Japon ou en Finlande. Il s’agit probablement de la conséquence de la diffusion des antibiotiques qui entraine la disparition rapide de la tuberculose. Par contre, après 1955, voire 1960 suivant les pays, l’évolution est quasiment plate, les taux ne bou-geant plus que dans une proportion marginale.

Pour les femmes, l’évolution est similaire si ce n’est que le coude observé entre 1955 et 1960 est moins net. L’écart entre les pays se ressert de manière plus mar-quée que chez les hommes, si bien que les taux semblent avoir atteint un niveau incompressible autour duquel l’on observe une concentration internationale. Ceci et particulièrement vrai pour certains pays d’Europe de l’Est comme les pays baltes et la Russie, où l’écart entre hommes et femmes est particulièrement élevé.

Figure 4.27 – Evolution du taux de décès de 15 à 29 ans (15m15) entre 1946 et 1970

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Ce premier tableau brosse donc un portrait d’ensemble positif concernant l’évo-lution de la mortalité des jeunes adultes durant l’après-guerre. Pourtant, l’estima-tion de l’espérance de vie perdue à cause de la surmortalité des jeunes adultes (eh) dresse une image bien moins optimiste. En effet, alors que les taux bruts baissent puis se stabilisent après 1960, la surmortalité des jeunes hommes, elle, tend à stag-ner voire progresser dans un certain nombre de pays (figure 4.28). La surmortalité des jeunes femmes, pour sa part, reflète bien la disparition généralisée soulignée plus tôt. Puisque cette évolution est homogène, concentrons-nous un instant sur le

cas des hommes qui est plus complexe.

Figure4.28 – Surmortalité des jeunes adultes de 1940 à 1970

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Sur les 32 pays qui composent notre échantillon pour cette époque, sept montrent des signes précoces d’augmentation de la surmortalité avant 1950. Il s’agit de pays anglo-saxons (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Etats-Unis), et d’Europe "fran-cophne" (France, Suisse et Belgique)23 (figure 4.29). Tous partent de valeurs rela-tivement basses (moins d’une demi-année d’espérance de vie perdue), connaissent une augmentation brusque de 1945 à 1955, une stabilisation, puis une nouvelle hausse après 1965. Cette phase particulière des années 1950 qui caractérise ce pre-mier groupe de pays est difficilement explicable sans l’apport des causes de décès, mais sa cohérence géo-culturelle est frappante. Il s’agit probablement de contrées dans lesquelles la lutte contre la tuberculose a déjà porté ses fruits, comme nos analyses sur les causes de décès en Suisse le montrent (figure 4.26), mais l’origine de ce rebond reste mystérieuse.

Un deuxième ensemble de huit pays, composé de pays du Sud (Espagne, Portu-gal, Italie) mais aussi de régions assez disparates de l’Europe (Autriche, Finlande, Irlande, Pays-Bas, Norvège) connait une évolution légèrement décalée. Nous les avons baptisés pour cette raison les pays de la seconde vague. Ces pays ont en com-mun de partir de niveaux élevés à la sortie de la guerre, de connaitre une baisse rapide, puis une hausse temporaire. Cette dernière intervient plus tard que dans le premier groupe, à la fin des années 1950, voire plus tard en Finlande ou en Espagne.

Encore une fois, cette hausse relativement isolée de la surmortalité autour de 1960 parait également difficilement explicable sans l’apport des causes de décès. S’agit-il de la même dynamique que dans les pays du premier groupe mais avec un temps de retard ou d’un tout autre phénomène ? Nous en resterons malheureusement ici

23. Le Japon connait également une phase de stabilisation dans les années 1950 mais dans un contexte plus général de baisse spectaculaire comme nous allons le voir dans les autres groupes.

aux spéculations.

Un troisième groupe composé de 11 pays connait une baisse tardive mais ré-gulière de la surmortalité des jeunes hommes entre 1945 et 1970. Il s’agit d’états d’Europe de l’Est (Bulgarie, Biélorussie, Tchéquie24, Lituanie, Pologne), d’Europe du Nord (Suède, les deux Allemagnes25, Danemark et Grande-Bretagne) et du Ja-pon. Après une baisse, marquée pour certains et probablement due à la diffusion des antibiotiques, tous connaissent une stagnation de la surmortalité des jeunes hommes, à des niveaux néanmoins relativement différents (de 0.2 pour la Biélorus-sie à 0.5 années perdues pour l’Allemagne ou la Lituanie).

Enfin, un dernier groupe de pays suit une évolution descendante et/ou à un ni-veau bas. Il s’agit du reste des pays d’Europe de l’Est (Slovaquie, Hongrie, Estonie, Lettonie, Ukraine et Russie). Bien que toutes les trajectoires ne soient pas com-plètes en raison de l’entrée tardive de certains états dans les données de la HMD, toutes montrent clairement une diminution de la surmortalité des jeunes hommes jusqu’en 1970. En Russie et en Ukraine, la bosse de surmortalité disparait quasi-ment, atteignant des valeurs inférieures à 0.1 an d’espérance de vie perdue. Cette situation relativement privilégiée des jeunes hommes de l’Europe de l’Est offre un contraste relativement saisissant avec la situation actuelle. Elle appelle également à une étude plus approfondie de l’influence du contexte soviétique sur la surmortalité des jeunes adultes.

La relative cohérence géographique de ces quatre groupes donne à cette ty-pologie des évolutions de la surmortalité des jeunes hommes une pertinence sup-plémentaire qui mérite d’être soulignée. En effet, la conclusion générale de cette comparaison est que les pays anglo-saxons (à l’exception notable de la Grande-Bretagne elle-même) ainsi que l’Europe de l’Ouest ont été les premières régions à expérimenter une augmentation de la surmortalité des jeunes hommes dès le début des années 1950. Dans le même temps, le gros de l’Europe centrale et du Nord, ainsi que l’Europe de l’Est connaissaient une stabilisation, voire une baisse, de la bosse de surmortalité côté masculin.

Comment dès lors expliquer les conclusions opposées issues de l’observation des taux bruts de mortalité et de la mesure relative de surmortalité des jeunes adultes ? Il faut pour cela s’imaginer la courbe du taux de mortalité par âge au début des années 1950 comme la coupe d’un paysage. Cette topographie est marquée par une vallée dont le point le plus bas se trouve aux alentours de 10 ans, bordée de deux versants représentant respectivement la mortalité infantile (ontogenescence) et adulte (sénescence).

En filant la métaphore, l’évolution qu’ont connue les pays touchés par le para-doxe de taux de mortalité décroissants et d’une surmortalité croissante correspond

24. Bien que le pays soit alors uni à la Slovaquie, nous disposons des données séparées pour les deux composantes de la Tchécoslovaquie, ce qui nous permet une analyse différenciée, pertinente dans ce cas puisque les deux séries se distinguent légèrement.

25. La situation est la même que pour la Tchécoslovaquie décrite plus haut. Notons que les deux Allemagne ne se différencient pas du tout à cette époque.

Figure 4.29 – Types d’évolution de la surmortalité des jeunes hommes de 1940 à 1970

1945 1950 1955 1960 1965 1970

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en termes géologiques au phénomène de l’inselberg. Cette formation géologique ap-parait lorsque, dans une plaine formée de matière facilement érodable, une masse de matériaux durs (par exemple granitiques) résiste à l’érrosion de l’eau ou du vent et finit par former une montagne isolée. De manière similaire, la formation de la bosse de surmortalité des jeunes hommes pendant l’après-guerre est due à la baisse généralisée des taux de mortalité à tous les âges, sauf autour de l’entrée dans l’âge adulte où ils résistent, ce qui finit au fil des ans par créer une bosse de surmortalité par effet de contrast.

Cette résistance de la mortalité des jeunes hommes pendant les premières décen-nies qui suivent la Guerre repose sur la prédominance des décès dus aux accidents de circulation. Comme le montre la décomposition des gains d’espérance de vie en Suisse entre 1940 et 1970 (figure 4.30), toutes les causes de décès tendent à

dimi-nuer sauf les accidents de circulation, et ceci à tous les âges mais particulièrement entre 15 et 40 ans26. Ce phénomène est particulièrement marqué chez les hommes de 15 à 39 ans, pour qui l’espérance de vie à la naissance aurait diminué d’une demi-année entre 1940 et 1970 en raison des accidents de circulation, si ce n’était pour les gains réalisés sur les autres causes de décès. Même si nous ne disposons pas de données pour les autres pays d’Europe de l’Ouest ou anglo-saxons, il fait peu de doutes que l’évolution y soit similaire. En effet, à la même période, sur 26 pays qui recoupent en grande partie les nôtres, la part des accidents de circulation passe de 14% en 1955-59, à 22% en 1970-74, chez les 15-34 ans (Heuveline 2002, 185).

Figure 4.30 – Décomposition des gains d’espérance de vie : Suisse 1940-1970

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Pour explorer cette évolution spécifique des décès dus aux accidents de cir-culation, Heuveline propose une interprétation en cinq dimensions dont il retient essentiellement deux facteurs capturant d’une part la distinction entre "intentio-nal, self-inflicted injuries and unintentional injuries or injuries inflicted by others"

(Heuveline 2002, 194), qu’il ramène à une notion de contrôle des comportements potentiellement dangereux, et d’autre part l’importance du suicide dans les causes de décès violentes, qu’il résume au concept d’intention mortifère de la victime. Les conclusions de cette analyse confirment que la notion de contrôle est prépondérante dans les années 1960, alors que celle d’intention la supplante dans les années 1970 et 1980.

Heuveline souligne que "this representation of past trends does not conform to the common perception of a continued worsening of the social conditions faced by

26. Les contributions très marquées des accidents de circulation avant 10 ans sont probable-ment un artéfact de la méthode et/ou des données. En effet, vu les faibles taux de mortalité enregistrés sur ces causes à ces âges-là, un changement absolu même marginal peut engendrer d’importantes variations relatives. Or, ces variations relatives sont ensuite utilisées pour répartir les gains d’espérance de vie entre chaque cause de décès.

adolescents and young adults [...] but the trend is more consistent with the rela-tive cohort size argument" (Heuveline 2002, 196). En effet, selon lui, la chronologie montre un effet de cohorte puisque ce sont essentiellement les enfants du baby-boom qui, en entrant à l’âge adulte, ont été les principales victimes des accidents de la route dans les années 1960 et 1970. Cet argument est intéressant mais méri-terait de plus amples analyses. Surtout, le lien entre la supposée pression exercée par une cohorte nombreuse et la hausse des accidents de circulation n’apparait pas de manière évidente.

Nous pourrions rétorquer simplement que la hausse de la mortalité sur les routes reflète simplement l’augmentation de l’utilisation des véhicules motorisés, avant que les mesures de sécurité routière les plus basiques comme le port de la ceinture de sécurité ou du casque aient été introduites. Les jeunes adultes étant ceux qui, à cette époque, découvrent la conduite et à qui s’adresse le modèle masculin du bad boy, représenté par les héros des films hollywoodiensEasy Rider,Bonnie and Clyde et surtout La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause), dans lequel James Dean joue un jeune qui se rebelle contre ses parents et le carcan éducatif, film dont l’écho sera encore multiplié par le décès de l’acteur principal dans un accident de voiture quelques semaines avant sa sortie.

De ce point de vue, les années 1950 et 1960 constituent probablement le pa-roxysme du double standard et de l’opposition des rôles masculins et féminins. Dans la littérature, cette période est en effet décrite comme le pinacle de la distinction de genre. Dans une série d’études comparatives menées entre 1965 et 1980, Ro-binson and Jedlicka (1982) montrent notamment comment les relations sexuelles multiples pour un homme sont condamnées moralement par 35% des hommes et 56% des femmes en 1965, alors que pour une femme le rejet atteint 42% des hommes et 91% des femmes27. Ces pourcentages tombent en 1980 à respectivement 26.5%

et 28.9% pour un homme et 41.8% et 49.6% pour une femme. Cette rapide compa-raison montre que l’évolution concerne donc principalement l’opinion que les jeunes femmes ont de leur propre liberté sexuelle.

Cette étude n’est qu’un exemple des différences de genre qui marquent le passage à l’âge adulte durant les Trente Glorieuses. Cette dernière se retrouve également dans une structure du parcours de vie particulièrement genrée, standardisée, nor-mative et rapide (Billari and Liefbroer 2010; Walther et al. 2002; Thomsin et al.

2004)28. En effet, la croissance économique, par l’augmentation des revenus réels, a permis l’accession massive au modèle bourgeois de division genrée du travail dans lequel l’homme est pourvoyeur économique et la femme responsable du foyer.

Cette distinction de genre se lit particulièrement bien dans la différence entre surmortalités masculine et féminine. Cette dernière progresse en effet rapidement après la seconde Guerre mondiale (figure 4.31), pour atteindre en moyenne 0.3 ans.

27. Les répondants sont des étudiants d’université et l’échantillon, bien que modeste (n=244) est considéré comme représentatif du public universitaire selon les auteurs.

28. Pour une présentation plus détaillée du concept de transition à l’âge adulte et du phénomène de standardisation, voir la section 1.2.2 du chapitre 1 de la présente thèse.

Elle stagne ensuite et diminue progressivement jusqu’à aujourd’hui. Quelques pays se distinguent notamment dans les années 1980-1990, comme l’Autriche et la Suisse, le Portugal et l’Espagne, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Depuis, un recentrage semble s’opérer et les différences de genre perdent en substance. Toutefois, il est important de souligner qu’elles n’ont pas disparu après les années 1970 et sont en-core présentes aujourd’hui.

Figure4.31 – Différence entre la surmortalité masculine et féminine entre 1946 et 2010

Les trois premières décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale apparaissent donc comme une période marquée par une diminution absolue du risque de décès chez les jeunes adultes, permise notamment par la diffusion des moyens médicaux modernes, mais à un rythme moins soutenu qu’aux autres âges, ce qui explique que la bosse de surmortalité des jeunes adultes soit de plus en plus marquée chez les hommes. Cette résistance relative de la mortalité des jeunes hommes s’explique par

une augmentation du risque de décès par accident de circulation, qu’il faut remettre dans un contexte de quasi absence de politique de sécurité routière et de modèles masculins valorisant la prise de risque. Pour les femmes, au contraire, les Trente Glorieuses sont une période de disparition quasi-totale de la bosse de surmortalité, qui s’explique probablement par la domination de la division genrée des rôles qui les pousse à quitter le monde du travail et adopter des comportements protecteurs.