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La vulnérabilité des jeunes adultes : concepts et théories

1.2 Perspective inter-individuelle

1.2.3 Jeunesse et globalisation

L’évolution actuelle du passage à l’âge adulte décrite ci-dessus a été rapide-ment mise en relation, dans le monde de la démographie, avec la théorie de la

Seconde transition démographique. Cette dernière est née à la même période, au milieu des années 1980, sous la plume de Ron Lesthaeghe et Dirk van de Kaa (Les-thaeghe and van de Kaa 1986). Elle est aujourd’hui utilisée pour caractériser la période de baisse de la fécondité dans les pays du Nord, après le baby-boom des années 1945-1964, et qui se différencie en plusieurs points de la Première transition démographique qui, elle, a débuté à la fin du XIXe siècle (Coale and Watkins 1986).

Les principales caractéristiques de la Seconde transition démographique sont la baisse de la fécondité en dessous du seuil de renouvellement des populations, le repoussement de la maternité et du mariage, lorsque celui-ci intervient, une hausse des divorces, de la cohabitation et des naissances hors mariage, ainsi qu’une utili-sation massive de la contraception moderne (Van de Kaa 2002, 10). En outre, la principale différence entre la Première et la Seconde transition démographique tient dans la nature des motivations au contrôle de la fécondité. En effet, pendant la pre-mière transition, "the decline in the birth rate (...) was unleashed by an enormous sentimental and financial investment in the child" (Aries 1980, 649), évolution qui peut se résumer dans le passage de "l’enfant utile à l’enfant précieux" (Praz 2005).

Ainsi, la mortalité infantile diminuant et la salarisation avançant, il devenait plus intéressant pour les couples d’investir plus de moyens sur peu d’enfants, notamment en termes d’éducation et des coûts d’opportunité qu’ils engendrent. Par contre, la Seconde transition démogaphique est présentée comme le résultat d’une relation à la parentalité qui passe par une "adult self-realization within the role or life style as a parent or more complete and fulfilled adult" (Lesthaeghe 2010). Ainsi, l’enfant n’est plus au centre du projet familial mais n’en est qu’une composante, au même titre que la carrière des deux parents ou les loisirs.

En d’autres mots, vue selon la perspective de la Seconde transition démoga-phique, les changements observés dans la transition à l’âge adulte au cours des dernières décennies, sous la forme d’un repoussement, d’un allongement et d’une versatilisation des événements le composant, seraient le résultat d’un changement de valeurs, d’un choix conscient des jeunes adultes de faire passer leurs études, leurs carrières et leur réalisation personnelle avant la création d’un nouveau foyer.

Cette vision, qu’on pourra qualifier d’optimiste, est largement répandue dans la lit-térature. On assimile par exemple le phénomène de déstandardisation au passage d’une biographie "standard" à une biographie "choisie" (Liefbroer and Toulemon 2010, 55). La Seconde transition démographique est ainsi souvent utilisée comme substrat théorique dans l’analyse de l’évolution du passage à l’âge adulte (Billari 2001;Billari and Liefbroer 2010;Billari and Wilson 2001;Liefbroer and Toulemon 2010;Liefbroer 1999).

Néanmoins, cette vision optimiste a été partiellement remise en cause : "what some viewed in the 1970s and 1980s as a widening of life pathways due to new op-tions were reinterpreted in the 1990s as difficult adaptaop-tions to external constraints (Brückner and Mayer 2005, 30). En effet, une autre interprétation, plus pessimiste, des évolutions récentes dans la transition à l’âge adulte, consiste à l’expliquer par la globalisation en cours des économies nationales et les conséquences sociales qu’elles impliquent, particulièrement sur la jeunesse. Cette analyse est défendue notamment

par Hans-Peter Blossfeld qui étudie les effets socioéconomiques de la globalisation sur les populations du Nord. Au travers du projet Globalife, il définit la globalisa-tion6par quatre évolutions macro-économiques complémentaires.

Premièrement, les marchés s’internationalisent, notamment par le biais du poids toujours plus grand des multinationales dans l’économie mondiale. De plus en plus, les activités économiques ne sont plus contrôlées depuis le pays où elles prennent place. Deuxièmement, la globalisation s’exprime par une intensification de la concurrence entre acteurs économiques qui est rendue possible par les déré-gulations (suppressions des limitations réglementaires), les privatisations (désen-gagement de l’Etat dans l’économie) et les libéralisations (passage systématique à l’économie de marché dans la coordination des activités économiques). Cela a pour conséquence que "capital and labor is increasingly mobile and forcing firms and national economies to continuously adjust" (Blossfeld et al. 2005, 4). Troisième-ment, grâce aux progrès des technologies de la communication et de l’information, la diffusion des connaissances est accélérée et ne connait plus de barrières. Internet et les médias globalisés transmettent des messages à travers le monde entier et dans des délais toujours plus courts. Les acteurs économiques sont donc sensibles aux moindres rumeurs surgissant de l’autre côté de la terre et sont capables d’y réagir instantanément. Quatrièmement, les marchés prennent plus de place dans l’économie, la rendant plus vulnérable aux chocs aléatoires. Les décisions politiques se prennent toujours plus en fonction des acteurs privés du marché et des messages qu’ils font passer aux gouvernements.

Ces quatre évolutions, qui forment le coeur de la globalisation selon Mills et Blossfeld, ont comme conséquence de générer une incertitude à court et moyen terme qui modifie les comportements des individus. En effet, suite à cette évo-lution générale, "youth are increasingly vulnerable to labour market uncertainty, which means high concentration in more precarious and lower-quality employment such as fixed-term contracts, part-time work or lower occupational standing" (Mills and Blossfeld 2013, 8). Dans l’Union Européenne, en 2013, près de 15% des salariés occupaient un poste à durée déterminée, proportion qui dépassait 20% en Pologne, en Espagne, au Portugal et aux Pays-Bas. Même dans un pays à l’économie floris-sante comme la Suisse, près de 13% des salariés avaient un contrat à durée limitée (Eurostat 2014). Plus encore, dans ce même pays, le travail sur appel, à domicile ou temporaire, les stages et le sous-emploi concernaient en 2008 3,3% de la population active mais 9% des jeunes de 15 à 24 ans (un chiffre qui plus est en forte hausse) (Marti and Walker 2010). Malheureusement, ceci n’est que la pointe de l’iceberg en comparaison de la situation dans d’autres pays en crise économique (Barbieri and Scherer 2009;Kruppe et al. 2013;Bentolila et al. 2008;Gebel 2009).

Puisque "the changes on these markets are becoming more dynamic and less pre-dictable" (Blossfeld et al. 2005, 5), il devient plus difficile pour un jeune individu

6. Nous utilisons ici le terme deglobalisationcomme traduction directe du termeglobalization utilisé dans la littérature. Il se pourrait cependant que le terme demondialisationsoit plus adéquat en français, bien qu’aucun des deux mots n’ait une définition suffisamment précise pour que l’on puisse trancher. Dans le doute, nous nous sommes contenté de franciser le terme anglais.

de prédire sa position professionnelle à long terme. Les contrats à durée déterminée augmentent et les assurances sociales sous pression forment un filet social toujours plus perméable. Cette incertitude s’exprime au niveau micro dans trois dimensions de la prise de décision : en termes de connaissance d’options à disposition (quels sont, par exemple, les formations et métiers naissants ou au contraire appelés à dis-paraitre ?), de conséquences de ces options (est-ce que ma formation actuelle aura toujours les mêmes débouchés dans 20 ans ?) et de quantité d’information néces-saire pour effectuer ces choix (Blossfeld et al. 2005). Tout cela rend d’autant plus opaque l’entrée dans l’âge adulte, période critique constituée de nombreux choix lourds de conséquences à long terme. En effet, puisqu’il est toujours plus difficile pour les individus de procéder à des choix informés, ils repoussent des engagements à long terme tels que le mariage ou la parentalité : "youth are increasingly more exposed to the forces of globalization and become the losers of globalization, which is related to postponement of entry into partnerships and parenthood" (Mills and Blossfeld 2013, 8).

Cette théorie a trouvé de nombreux appuis factuels. En effet, en utilisant des données longitudinales, les auteurs montrent que dans 13 des 14 pays étudiés la globalisation a entrainé une augmentation de l’incertitude liée au marché du tra-vail, caractérisée par une hausse des contrats précaires et de l’activité à temps partiel, une plus grande difficulté à stabiliser sa situation professionnelle, ainsi qu’un blocage dans des positions socioéconomiques plus basses (Blossfeld et al.

2005, 423). L’effet sur la probabilité d’union et de parentalité est cependant genré.

Alors que dans la quasi-totalité des pays observés, les hommes réagissent à cette incertitude en repoussant mariage et parentalité, les femmes montrent une attitude différente selon les institutions sociales de chaque état, définies par les catégories classiques d’Esping Andersen (Esping-Andersen 1990). Elles agissent certes comme les hommes dans les deux pays sociaux-démocrates (Suède, Norvège), les deux pays post-soviétiques (Hongrie, Estonie) et les trois pays libéraux (Royaume Uni, Ca-nada, USA) observés. Par contre, elles anticipent la transition à l’âge adulte dans la plupart des régimes conservateurs (Allemagne, Pays-Bas, voire la France) et fa-miliaux (Italie et Espagne7). Cette analyse comparée montre donc que les jeunes ne sont pas égaux dans leur transition à l’âge adulte car les forces déstabilisantes de la globalisation sont filtrées par les institutions nationales que sont les relations de travail et la flexibilité du marché du travail, le système d’éducation, le régime de d’Etat Providence (welfare state) et le système familial (Blossfeld et al. 2005, 426).

En conclusion, sans entrer davantage dans le coeur de chacune de ces deux théories, il ressort que deux explications sont plausibles pour le repoussement du passage à l’âge adulte, ou du moins sa composante familiale. L’une est optimiste car elle suppose un choix volontaire issu d’une vision post-moderniste et indivi-dualiste de la réalisation personnelle. L’autre estpessimiste car elle met en cause

7. Le Mexique et l’Irlande semblent être des cas sensiblement différents des deux pays méditer-ranéens, bien qu’ils soient classés dans le même idéal-type d’Etat social. Pour l’Irlande, l’analyse porte sur une période de forte croissance économique dont les effets positifs ont contrebalancé les impacts néfastes de la globalisation.

une incertitude économique grandissante, liée au phénomène de globalisation, qui forcerait les jeunes à repousser les engagements de long terme que sont le mariage (ou la mise en couple stable) et la parentalité.

Somme toute, les deux théories semblent plus complémentaires que concurrentes et il est probable que les deux processus aient lieu simultanément ou successive-ment dans différentes couches sociales de la population. Ainsi, nous assisterions à un allongement généralisé de la transition à l’âge adulte, bien que les causes de ce processus ne soient pas homogènes au sein de la population. En ce qui nous concerne, nous retiendrons qu’au cours des dernières décennies, le passage à l’âge adulte a été profondément transformé et tend à être associé à une phase prolongée d’instabilité d’origine exogène.