• Aucun résultat trouvé

La vulnérabilité des jeunes adultes : concepts et théories

1.3 Perspective démographique

1.4.1 Questions de recherche

Au cours de la dernière section, nous avons présenté trois hypothèses alter-natives susceptibles de fournir une explication au phénomène de surmortalité des jeunes adultes. Les deux premières, que nous avons nommées respectivement en-dogène etexogène, supposent une origine individuelle, c’est-à-dire que la bosse de surmortalité observée au niveau agrégé est nourrie par un processus de hausse tem-poraire du risque de décès de tout ou partie des individus. L’hypothèse de sélection, elle, suggère au contraire que la bosse observée est due à un changement progressif de composition au sein de la cohorte dû à un processus de sélection opérant sur une hétérogénéité non-observée.

La distinction entre ces trois hypothèses repose donc essentiellement sur le concept de risque de décès individuel, c’est-à-dire sur la probabilité pour chaque individu de décéder dans l’année à condition qu’il ait atteint un âge donné. Or, par définition, cette quantité est inobservable. Comme l’écrivait déjà Lazarus il y a près d’un siècle et demi, "it is to be observed that life, being regarded as the effect of a force, and death as its extinction, there must be a gradual transition from the one to the other. But the contrast between them is so complete that we are quite unable to measure the diminution of life, for the purpose of inferring the magni-tude of the force that supports it" (Lazarus 1874, 212). En d’autres termes, on ne peut observer directement d’un individu qu’une condition dichotomique (vivant ou mort) et non une propension latente à décéder.

Par conséquent, il n’est pas possible de tester directement la pertinence respec-tive de nos trois hypothèses car l’élément d’information décisif, la forme du risque de décès individuel, n’est pas observable. Nous devons donc changer de stratégie et trouver une méthode de validation alternative, une nouvelle heuristique. Le ma-thématicien Polya, à ce propos, enjoignait le chercheur à résoudre les problèmes trop complexes en leur cherchant un sous-problème soluble : "if you can’t solve a problem, then there is an easier problem you can solve : find it" (Polya 1957). Nous proposons donc de tester ces trois hypothèses de manière indirecte, en analysant leurs prédictions plutôt que leurs propositions. Confrontés à un problème similaire, mais touchant la mortalité des personnes âgées, Horiuchi et Wilmoth ont d’ailleurs adopté une stratégie comparable (Horiuchi and Wilmoth 1998).

Dans cette perspective, quelques corollaires de chaque hypothèse peuvent être dégagés afin de pouvoir ensuite évaluer leurs capacités à prédire la réalité. Si ces prédictions sont infirmées par nos analyses, alors nous pourrons conclure que les hypothèses concernées ne sont au mieux pas suffisantes et au pire inutiles. Si au contraire, elles sont confirmées, alors nous en concluerons que les hypothèses qui les ont générées sont plausibles, c’est-à-dire que les prédictions basées sur les prémisses de ces hypothèses sont vérifiées dans la réalité. Nous ne pourrons cependant jamais conclure à une véracité absolue de ces hypothèses puisque leurs prémisses restent hors d’atteinte.

Hypothèse endogène

L’hypothèse endogène permet de dégager plusieurs corollaires relativement fa-ciles à tester. Nous en avons identifié trois, bien que de nombreux autres soient probablement formulables.

Premièrement, si le risque de décès individuel est systématiquement marqué par une hausse temporaire au moment du passage à l’âge adulte et que cette déviation est due à des facteurs liés au développement interne de chaque individu, alors la surmortalité des jeunes adultes doit être un phénomène universel à la fois dans le temps et l’espace.

Deuxièmement, si cette hausse temporaire du risque de décès individuel est

réellement due à un changement physiologique dans la quantité et la composition de la matière grise comme le prétend le courant du Cerveau adolescent, alors nous devrions observer une relation directe entre les âges concernés par ces changements et la surmortalité des jeunes adultes. En conséquence, la bosse de surmortalité de-vrait concerner environ les âges allant de 12 à 17 ans.

Troisièmement, si ces changements neuro-psychologiques s’expriment par une incapacité à la fois à gérer la prise de risque et à contenir des vagues d’émotions comme le prétendent les théories psychologiques de l’adolescence, alors les causes de mortalité associées à la surmortalité des jeunes adultes devraient être essentiel-lement externes (accidents, suicides, homicides).

Hypothèse exogène

Concernant l’hypothèse exogène, nous avons également pu dégager trois corol-laires relativement évidents, qui sont en partie construits par opposition à ceux relatifs à l’hypothèse endogène.

Premièrement, si la hausse du risque de décès est due aux conditions écono-miques, sociales et culturelles dans lesquelles chaque cohorte effectue sa transition à l’âge adulte, alors l’évolution de ces conditions au cours de l’histoire et entre pays devrait engendrer une modification de l’amplitude de la bosse de surmortalité d’une cohorte à l’autre. En particulier, nous devrions observer un allongement de la période de la vie concernée par la surmortalité des jeunes adultes au cours des dernières décennies, en lien avec l’évolution de la transition à l’âge adulte.

Deuxièmement, si cette surmortalité est due à des facteurs exogènes, c’est-à-dire au contexte dans lequel les jeunes grandissent, alors nous devrions observer un écart entre hommes et femmes. De plus, cette différence de genre devrait être maximale lors de l’apogée du double standard et du modèle du male breadwinner, c’est-à-dire entre la fin du XIXe siècle et les années 1960.

Troisièmement, si la hausse temporaire du risque de décès individuel est liée aux conditions dans lesquelles chaque jeune devient adulte, alors de grandes dis-parités devraient être mesurables au sein de la population générale. Nous devrions être capables de mesurer des différences significatives de risque de décès suivant, par exemple, la catégorie socioprofessionnelle des parents, le niveau d’éducation des jeunes ou le degré de précarité économique.

Hypothèse de sélection

Enfin, l’hypothèse de sélection est clairement celle qui pose le plus de difficul-tés dans l’identification de prédictions testables. Deux pistes semblent néanmoins envisageables.

Premièrement, en raison de la relative nouveauté de cette interprétation et du faible développement qu’elle a reçu, un certain travail de conceptualisation supplé-mentaire semble nécessaire. Il passe notamment par la formalisation d’un modèle mathématique capable d’estimer les conditions dans lesquelles l’hypothèse de

sé-lection serait capable de générer, seule, la bosse de surmortalité telle qu’elle est observée en réalité. De cette manière, nous aurions une meilleure idée de la plausi-bilité de cette hypothèse.

Deuxièmement, un élément certain de cette hypothèse est qu’elle repose plus ou moins lourdement sur la supposition qu’il existe un petit groupe d’individus dont le risque de décès dévie fortement du reste de la population. Si nous pouvions isoler un tel groupe dans une population réelle, cela nous donnerait une indication sur la pertinence des prémisses de cette explication.